Les images du Proche-Orient ont fait le tour de la planète. Elles sont allées, ces images de la nouvelle guerre israélo-palestinienne, d’un bout à l’autre de l’Europe, aux États-Unis, en Russie, au fin fond de l’Asie, en Amérique latine, en Afrique. C’est un événement mondial, repris en boucle dans le monde entier, et c’est sur les cinq continents, sur toutes les télévisions possibles et imaginables que s’est amplifié l’écho de la visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées ou celui de la balle perdue – car il faut dire et répéter qu’il s’agit, jusqu’à nouvel ordre, d’une balle perdue – qui a tué le petit Mohamed à Gaza. Or il n’y a qu’un pays où, à ce jour, et à la notable exception près de la tentative de meurtre, mardi, à Londres, d’un jeune Juif orthodoxe par un Algérien, on a répondu à ces images en attaquant des boucheries kasher au cocktail Molotov ; il n’y a qu’un pays où, dans les quartiers difficiles et les banlieues, on a, depuis dix jours, incendié, saccagé, défoncé à la voiture-bélier des synagogues ; et ce pays, ce n’est pas l’Autriche de Haider, ce n’est pas l’Allemagne des pogroms anti-Turcs et de la résurgence des mouvements néonazis, ce n’est pas un pays arabe ou telle République ex-soviétique – c’est, malheureusement, la France. Autre exception française. Navrante, sinistre singularité nationale. Loin, sans doute, de nos débats sur l’« idéologie française » ou la « France moisie ». Encore que… Sommes-nous si sûrs, vraiment, que cela soit sans rapport avec ceci ? Jurerions-nous qu’il n’y a pas de lien, d’aucune sorte, entre la page tournée d’Auschwitz, la fin du tabou quant à l’expression de l’antisémitisme à la française – et le passage à l’acte de ceux qui, sans savoir ce qu’ils font, ni même ce qu’ils disent, crient « Mort aux Juifs » dans les manifs ?

Entendons-nous. Que de tels incidents, si nombreux, odieux, spectaculaires soient-ils, ne fassent pas une Nuit de cristal, c’est évident. Et tout aussi remarquables furent, presque au même moment, la réaction vigoureuse de Chirac et Jospin, la protestation des autorités morales et religieuses du pays, la condamnation sans équivoque de ces gestes de barbarie par les imams des mosquées de Paris ou de Marseille – tout aussi remarquable est le fait que, dans les quartiers eux-mêmes, une immense majorité de jeunes, beurs ou non, aient su garder leur sang-froid et, quelles que fussent leurs opinions ou positions dans le conflit israélo-palestinien, se soient tenus à l’écart de cet effroyable vent de folie. Mais peut-on, pour autant, minimiser ce qui s’est produit ? Doit-on, comme l’a fait le ministre de l’Intérieur, réduire l’attaque contre des magasins juifs ou supposés juifs à des actes de menue délinquance ou de vandalisme commis par des gamins qui regardent trop la télé ? Je ne le crois pas. Car les choses, hélas, portent un nom. Et ces noms, parfois, portent une histoire. Quand, dans un pays comme la France, on s’attaque aux Juifs en tant que Juifs, quand, sans plus s’embarrasser de précautions idéologiques ou oratoires, on vise leurs lieux de culte et leurs personnes, quand on ne prend même plus la peine de dire « sionistes » ou « pro-israéliens », c’est comme un masque qui tombe ; c’est une machinerie infernale et bien connue qui se met en branle ; et cette machinerie n’est ni plus ni moins que celle d’un antisémitisme que nous sommes quelques-uns à voir venir depuis des années et qui, adossé à la double image du Palestinien martyr et du soldat de Tsahal assassin, retournant contre les survivants de la Shoah le dispositif victimaire qui est le fond commun d’une certaine pensée contemporaine, a le visage de l’antisionisme.

On verra très vite si les appels à la raison lancés par les uns et les autres sont entendus et si tout cela n’était, en effet, qu’un feu de paille. On verra l’impact qu’aura l’appel lancé, jeudi, par les parrains historiques et les responsables d’une des rares associations à avoir gardé le contact avec les banlieues, SOS-Racisme. Peut-être faudra-t-il d’ailleurs aller sur le terrain, au contact de la bêtise, tenter d’expliquer à des adolescents en perdition qu’ils parlent comme Le Pen, qu’ils pensent comme Le Pen, qu’ils font le boulot que Le Pen, en son temps, n’a pas pu faire et qu’il y en a un, Le Pen donc, qui aujourd’hui se frotte les mains : « ah ! les bons petits gars ! les chers petits vandales brûleurs de synagogues ! » Et il ne faudra pas se lasser enfin de faire et refaire de la pédagogie – il ne faudra pas se lasser de répondre aux salopards qui tentent de ressusciter l’image du Juif tueur d’enfants que ce ne sont pas les soldats de Tsahal qui vont chercher les adolescents lanceurs de pierres pour les buter ou encore que, parmi les responsables du désespoir palestinien, au premier rang de ceux qui s’emploient, jusqu’aujourd’hui, à ce que les enfants de Gaza et Ramallah ne voient surtout pas naître l’État auquel ils aspirent et ont droit, il y a aussi, sinon d’abord, les grands États arabes. Ou bien nous y parvenons et le débat reprendra, comme nous l’espérons tous, le tour qu’il doit avoir dans un grand pays comme le nôtre. Ou bien le délire perdure, la France continue d’être ce lieu où, je le répète, on croit protester contre Sharon en menaçant les écoles juives – et c’est qu’il se sera produit un événement navrant et de grande portée : nous aurons, ce qu’à Dieu ne plaise, participé au pire.


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