Il est un peu plus de 20 heures, jeudi, sur France Culture.
C’est un grand universitaire, un ancien ministre et ancien Premier ministre, un ex-candidat à la présidence de la République, c’est Raymond Barre, qui est à l’antenne.
Et les fidèles de l’émission « Le rendez-vous des politiques » vont entendre tout à coup, pendant quinze longues, très longues, minutes, ce que l’on n’avait, je crois, jamais entendu sur une radio.
Je cite.
Interrogé sur le cas de Maurice Papon dont il fit, de 1978 à 1981, son ministre du Budget, il répond : « je ne le regrette pas » car « c’était un grand commis de l’Etat », un « parlementaire tout à fait raisonnable », un « modéré » et un « modéré » qui, de surcroît, s’est montré « très courageux » quand, en 1961, préfet de police, la tâche lui incomba – au prix, comme chacun sait, d’un bain de sang en plein Paris – « d’assurer la remise en ordre ».
Interrogé sur le rôle que joua, vingt ans plus tôt, dans la déportation des juifs de France, cet homme « courageux et modéré », il observe qu’un « jury d’honneur réuni par M. Papon » avait conclu qu’« il n’avait rien fait de contraire à sa responsabilité de grand commis de l’Etat » ; et à la question, ensuite, de savoir « si tous les fonctionnaires qui étaient en fonction à l’époque auraient dû abandonner leurs responsabilités ou rester pour essayer (c’est toujours lui, Barre, qui parle) de limiter la casse », il répond que « quand on a des responsabilités essentielles dans un département, une région ou un pays, on ne démissionne pas » – il déclare, plus exactement, qu’» on ne démissionne que lorsqu’il s’agit vraiment d’un intérêt national majeur » et pressé de dire alors si l’ordre donné aux préfets de rafler les enfants juifs et de les charger dans les trains de la mort n’était pas, précisément, un « cas d’intérêt national majeur », il a cette réponse tranquille et, il faut bien le dire, ahurissante : « non, ce n’était pas le cas, car il fallait faire fonctionner la France ».
Pourquoi, lui demande encore l’animateur, « Papon n’a-t-il pas exprimé de regrets ? ». Réponse : « parce que Papon était un homme fier » ; parce que Papon « est un homme qui exerçait de grandes responsabilités » et qu’« il n’était pas quelqu’un à dire : je regrette ce que j’ai fait ». Et l’ancien Premier ministre, sentant bien l’énormité de ce qu’il énonce, d’ajouter : « que vous me fassiez passer pour un antisémite, pour quelqu’un qui ne reconnaît pas la Shoah, j’ai entendu cela cent fois, cela m’est totalement égal, je voudrais que cela soit clair ».
Vient une question sur Bruno Gollnisch, responsable du Front national qui fut son conseiller municipal, à Lyon, et qui vient d’être condamné, lui, justement, pour propos négationnistes : « voilà, s’emporte-t-il à nouveau, vous revenez aujourd’hui avec toutes les petites critiques sordides que j’ai entendues » ; eh bien « je vais mettre les choses au point ; Gollnisch était mon collègue à Caen » ; c’est quelqu’un qui « se conduit correctement » ; c’est « un homme bien » ; c’était « un bon conseiller municipal et que ceux qui ne sont pas satisfaits de cela pensent ce qu’ils veulent ».
Et quant au mot fameux, enfin, prononcé au moment de la rue Copernic, quant à la petite phrase sur « l’attentat odieux qui voulait frapper les juifs se trouvant dans cette synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue », quant à ce mot, donc, que ses amis de l’époque eurent la charité de tenir pour un lapsus, non seulement il l’assume, non seulement il dénonce « la campagne » orchestrée alors par « le lobby juif », mais il explicite le sens de ce qui n’est plus le moins du monde un lapsus : « ceux qui voulaient s’en prendre aux juifs auraient pu faire sauter la synagogue et les juifs ; mais pas du tout ; ils font un attentat aveugle et il y a trois Français, non juifs, c’est une réalité, non juifs » qui sont ainsi « châtiés » par erreur…
Il manque à cette recension le ton sur lequel tout cela fut prononcé.
Il manque la vulgarité haineuse de l’homme qui n’a rien à perdre et qui a choisi de se lâcher.
Compte tenu de la personnalité de cet homme, compte tenu de son passé et du respect qu’il a pu inspirer, il me semble difficile, pourtant, de tenir ce passage à l’acte méthodique, raisonné, presque glacé, pour un simple dérapage de vieillard irresponsable.
De deux choses l’une.
Ou bien on laisse passer ; on laisse dire que les fidèles d’une synagogue sont des juifs coupables et punis comme tels ; et c’est un signe terrible ; c’est un bond en arrière sans précédent ; c’est comme si le procès Papon, justement, n’avait pas existé.
Ou bien on tient ferme sur les principes sans lesquels la France républicaine, pour le coup, ne fonctionne plus ; et les propos de l’ancien Premier ministre doivent susciter un tollé national : les juges qu’il insulte en réhabilitant l’ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde, les victimes qu’il bafoue en considérant le terrorisme comme une méthode erronée au service d’un juste châtiment, le président de la République qui s’est honoré en reconnaissant la responsabilité de l’Etat dans Vichy, les candidats à la prochaine élection, les responsables de sa famille politique, tous doivent dire sans tarder, sobrement mais clairement, la nausée que leur inspirent les propos de M. Barre.
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