C’est un livre court (à peine 100 pages). Publié par un petit éditeur (Les liens qui libèrent). Disponible (dans les bonnes librairies) depuis la fin de l’été. Et dont aucun journal ni magazine n’a, à ma connaissance, encore rendu compte.

Or ce livre, signé François Meyronnis et intitulé Proclamation sur la vraie crise mondiale, est certainement le meilleur texte disponible pour qui veut saisir les mécanismes et les rouages de ce « capitalisme intégré » qui a renvoyé dos à dos, pulvérisé et, finalement, avalé ces deux modèles longtemps présentés comme antagoniques qu’étaient les modèles « rhénan » et « anglo-saxon ».

Il développe, en vérité, cinq intuitions principales.

1. Pendant que l’Opep s’agite, que Poutine se plaint et que l’Europe pavoise, pendant que la planète entière continue de jouer à la vieille guerre où l’on feint de se demander ce qui du pétrole, du gaz, des schistes divers et variés ou du nucléaire sous drones est la bonne énergie de demain, le capitalisme intégré ne s’intéresse, depuis belle lurette, qu’à une matière première et une seule : le « data » ; la « donnée » ; toute cette part des corps et des désirs qui est, non seulement chiffrable, mais traçable et qui, faisant du parc humain un champ d’exploitation et de stockage d’informations sans limite, constitue la plus riche richesse des nations.

2. Tandis que, dans les instances régionales, nationales et mondiales de pouvoir, s’affrontent les tenants plus ou moins orthodoxes de la gestion de ladite richesse, tandis que, chez nous par exemple, en Europe, fait rage la querelle de l’austérité et que s’opposent les partisans du quantitative easing et ceux de l’ajustement de la masse monétaire au volume des autres richesses, une réalité s’impose : le règne de la dette ; la transformation du monde en un labyrinthe de dettes entrelacées ou, mieux, en une pyramide de Ponzi dont le gigantisme doit faire pâlir d’envie tous les Madoff de la terre ; et, comme on le voit, notamment, dans les relations des États-Unis et de la Chine, comme on le comprend à travers la façon qu’ont ceux-ci de ne pouvoir continuer de produire qu’en permettant à ceux-là de continuer de vivre à crédit, la conversion de la dette en moyen de paiement et, donc, en actif, en avoir – pour ne pas dire en levier.

3. Tandis que s’empoignent les acteurs des luttes à l’ancienne, tandis que gauche et droite, syndicats et patronat, font mine de disputer des moins mauvaises manières de redistribuer le patrimoine mondial de l’humanité, voici un troisième glissement dont on a vu paraître les effets au moment de l’éclatement de la bulle des subprimes : les exploités ne sont plus des exploités, mais les agents et suppôts de la Dette ; les humbles ne sont plus la part la plus fragile de la société, mais la base de la pyramide ; le labyrinthe étant sans fin ni fond, les pauvres ne sont plus des indigents mais une richesse, une denrée de choix, le capital le plus précieux, la bonne affaire du siècle, l’aubaine de maître Ponzi – insulte, non seulement à l’éthique, mais au principe de réalité et au bon sens.

4. Temps long ? Temps court ? Les patience et longueur de temps des réformateurs prudents et avisés – ou le choix de la grande politique et de ses gestes de rupture ? Ni l’un ni l’autre, dit Meyronnis. Fini le temps du temps qui décidait de son rythme et de son allure. Fini le rêve de ceux qui prétendaient, suprême luxe, donner du temps au temps. À l’âge de l’argent sans matière ou devenu antimatière, à la lumière d’un monde dont la loi n’est plus celle de l’offre et de la demande mais de la dette généralisée, dans ce capitalisme mondialisé et pour ainsi dire réticulaire où le maître est devenu, comme le disait naguère certaine « Barbarie à visage humain », un autre nom du monde, il n’y a plus qu’un temps : ce nano-temps de la nanoseconde qui suffit aux opérateurs du marché pour vendre, acheter, c’est-à-dire toujours « liquider », des biens réduits à des « positions ».

5. La crise ? La prochaine crise de ce système en proie à tous les vertiges ? Inévitable, bien entendu. Mais avec deux singularités par rapport à ce que nous avons connu. Le fait d’abord que les États, s’étant surendettés pour, en 2008, effacer l’ardoise des autres acteurs d’une économie en déroute et ayant plongé, tête la première, dans ce leurre de la dette folle, ne seront plus là, cette fois, comme prêteurs ultimes, recours, parapet face au gouffre – le fait que les États, en d’autres termes, seront peut-être les premiers à être aspirés par le cyclone et le trou noir. Et puis le fait ensuite que cette somme sans reste qu’est le capitalisme sans frontières, ce « Tout flanqué du Rien » qu’annonçait déjà le Maharal de Prague cité par Meyronnis, ne laisse plus aucune partie du monde échapper à son ravage – et que nul, donc, nulle part, ne sortira indemne de la secousse à venir.

Ce beau livre, avec ses références à Lao-tseu et à la grande pensée juive, avec sa méditation sur une Acropole où ne s’entend plus même l’écho du « peuple des poètes et des penseurs », n’est pas un manuel d’économie mais, on l’aura compris, un manifeste d’écrivain.

C’est un livre qui n’explique, par exemple, la montée des populismes en Europe qu’à travers la théorie spinoziste des passions tristes ou la décision américaine, sous Nixon, de désamarrer le dollar de toute forme de sous-jacent et d’en faire ainsi un signe créé à partir de rien et gagé sur le néant, qu’à partir de telle réflexion de Dante sur Philippe le Bel trichant sur l’aloi d’or contenu dans sa monnaie.

Raison pour laquelle il en dit, sur le désastre en cours, infiniment plus long que les prétendus savants d’une économie qui, à l’image de son objet, n’a plus depuis longtemps que la consistance des ombres.


Autres contenus sur ces thèmes