Il y a, en vérité, trois questions.

S’il est encore temps d’intervenir. La réponse est oui. La rage au cœur, oui. Avec l’amertume des quarante et quelques mille morts et qui, dans ce cas, seraient morts pour rien, toujours oui. Car comment ne pas voir que, si nous répondions non, si nous persistions à ne rien faire, si les avions de l’Otan s’obstinaient à rester cloués au sol et si les forces spéciales françaises et américaines stationnant en Jordanie continuaient de rester l’arme au pied dans l’attente de l’hypothétique franchissement de cette fameuse « ligne rouge » que serait l’utilisation des armes chimiques, les quarante mille deviendraient cinquante mille, soixante mille, cent mille, davantage – qui sait où le bain de sang, la spirale du pire, le siphon sanglant où tourbillonnent les cadavres peut s’arrêter ? Et comment ne pas comprendre, par ailleurs, que la vraie question n’est plus, depuis longtemps, si l’on doit aider Assad à se maintenir ou le pousser à s’en aller puisque, de toute façon, il s’en ira, un jour ou l’autre il dégagera ? En sorte que le seul débat qui vaille est de savoir s’il s’en ira grâce à nous ou contre nous, avec notre assentiment ou contre notre volonté ; le seul débat est de découvrir si l’inéluctable victoire des rebelles sera aussi, ou non, un peu notre victoire… Le premier scénario, c’est celui de la Libye et c’est le seul qui nous donne une chance, une toute petite chance, mais enfin une chance quand même, de peser dans la bataille politique qui suivra la chute de la dictature. Le second scénario serait le scénario du pire car il laisserait face à face, le moment venu, extrémistes et démocrates, fous de Dieu et musulmans modérés – et c’est celui qui, sur le terrain, a d’ores et déjà, comme il se doit, toutes les faveurs des premiers. À bon entendeur, salut.

Ce qu’il est possible de faire. Je l’ai dit, ici, à maintes reprises. Et je l’ai redit, en privé, aux responsables français et américains qui ont bien voulu m’écouter. Le principal problème, c’est les avions. Il n’y a pas que les avions, naturellement. À Damas, par exemple, ce sont les chars qui, à tir tendu, bombardent les vergers de Daraya et pilonnent les maisons de Mouadamiyat al-Cham. Et je ne parle pas de ces stocks d’armes spéciales que les Occidentaux, à tort ou à raison, soupçonnent le régime de vouloir utiliser et dont la perspective même est évidemment terrifiante. Mais commençons déjà par les avions. Commençons par faire en sorte que plus un appareil ne puisse survoler Alep, Homs, Maaret al-Noomane ou le point de passage de Rass al-Aïn. Il y a deux façons de procéder, pour cela. Une no-fly zone imposée, depuis les bases turques, par les avions de l’Otan – beaucoup plus facile à faire qu’en Libye, où l’on nous rebattait les oreilles, avant l’intervention, des défenses antiaériennes de Kadhafi prétendument imbattables. Ou livrer aux rebelles les armes nécessaires pour qu’ils reprennent eux-mêmes, comme ils l’ont fait, le 11 septembre, à Boukamal, dans la province de Deir Ezzor et comme ils sont encore en train de le faire à Menegh, dans le Nord, les vingt et quelques aéroports, militaires ou civils, d’où décollent les avions semeurs de mort. Je sais que les deux options sont à l’étude dans les états-majors. Il manque un feu vert politique. Il manque, autrement dit, un pilote dans l’avion – le bon, celui de la bonne et grande politique. Sera-t-il américain ? turc ? français ? Qui sait ?

Comment faire, enfin, face au veto chinois et surtout russe ? Réponse. En faisant ce que les Américains ont fait en Irak, c’est-à-dire en ignorant une obstruction qui, avec le temps, devient une farce macabre (le précédent n’est pas glorieux, mais au moins est-il la preuve que la chose est faisable et que l’argument du veto russe est, au mieux, une fausse excuse). En faisant ce qu’avec leurs alliés les Américains firent jadis au Kosovo (cette guerre-ci était juste ; le précédent est noble ; et il n’a aucune raison, donc, de ne pas faire clairement jurisprudence). Ou en faisant, encore, ce que Sarkozy était prêt à faire en Libye dès lors qu’il avait reconnu le Conseil national de transition comme seule autorité légitime de la nouvelle Libye (« j’es- père avoir la bénédiction des Nations unies, avait-il dit, devant moi, dans son bureau, aux trois représentants du CNT éberlués ; mais ne l’obtiendrais-je pas que l’urgence humanitaire, plus la légitimité qui est, à partir de maintenant, la vôtre m’autoriseraient à bâtir la coalition internationale ad hoc permettant de faire passer l’impératif sacré de sauver un peuple avant le respect tatillon d’une loi internationale devenue folle »). Nous en sommes là, en Syrie. Nous en sommes exactement là. Depuis la reconnaissance, par les Français, puis les Anglais et les Américains, puis, maintenant, la Ligue arabe, de l’opposition unifiée comme seule représentante d’un peuple massacré, plus rien ne s’oppose à ce que nous contournions ce veto que l’Histoire, n’en doutons pas, jugera avec sévérité.

Les Russes eux-mêmes ont de bons amis qui, à l’heure où j’écris, sont en train de leur remontrer le caractère absurde, voire diplomatiquement suicidaire, d’une obstination qui, si elle durait, les isolerait dans la région. Poutine ne mourra pas pour Tartous. Et Assad n’est pas Kadhafi. Il reste à espérer que Hollande, Cameron, Obama acceptent de le comprendre, d’en tirer les conséquences et, en secourant les Syriens survivants, de sauver aussi l’honneur.


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