GILLES HERTZOG : Vous avez écrit deux monographies, sur Piero della Francesca et Mondrian, publié nombre d’articles sur des artistes aussi divers que Warhol, Frank Stella, César. Pourquoi, écrivain-philosophe, vous égaillez-vous à l’occasion dans le champ de la peinture ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Je ne m’y égaille pas, quelle drôle d’idée ! Je m’y retrouve. Et j’y retrouve, en tout cas, les préoccupations qui sont les miennes dans mes autres champs d’écriture. Prenez les deux textes sur Piero della Francesca et Stella. J’ai le sentiment, vraiment, d’y poursuivre par d’autres moyens la même vieille guerre que toujours, les mêmes obsessions fondamentales.
Lesquelles ?
La guerre contre mes trois « ismes », ceux que je n’ai cessé de dénoncer et de combattre dans mon travail philosophique comme dans mes engagements politiques : naturalisme, organicisme, optimisme.
Disons, alors, la chose autrement. Pourquoi ce passage par la peinture ? Est- ce qu’un écrivain a besoin, pour mener sa partie, d’en passer aussi par là ?
Voyez vous-même. C’est toute l’histoire de la littérature (et de la peinture) qui est là pour témoigner que oui. Diderot et ses Salons… Stendhal sur la peinture italienne… Le Frenhofer de Balzac… Baudelaire et ses « Phares »… Les surréalistes… Apollinaire… Proust et Vermeer… Sartre sur le Tintoret et Deleuze sur Bacon… Ou encore l’admirable leçon de Foucault dans son commentaire des Ménines de Vélasquez au début des Mots et les choses ou enfin, du même Foucault, ce que nous savons de son commentaire de L’Exécution de Maximilien de Manet dans sa conférence de 1971 à Tunis… De quoi il s’agit chaque fois ? Évidemment pas de « faire parler » les peintres. Moins encore de révéler, comme le prônait Chesterton, « des vérités à l’artiste qui l’auraient fait sauter en l’air ». Mais la poursuite, chaque fois, de la guerre par d’autres moyens.
Ce qui veut dire…
Ce qui veut dire qu’il faut se débarrasser de la vision trop explicative, commentatrice, des rapports de la littérature et de la peinture. Quand un écrivain (ou un philosophe) rencontre un peintre, cela n’a rien à voir avec un travail d’« élucidation » travaillant sur une peinture supposée muette et ignorante d’elle-même – une manière de dire des peintres, comme pour les bêtes, « il ne leur manque que la parole ». Il s’agit de tout autre chose. Il s’agit de se servir de la peinture pour avancer dans la pensée. L’enjeu est, comme toujours, quoiqu’au prétexte d’une toile, de produire un discours spécifique et qui n’aurait pas eu lieu sans cela.
Commençons par Piero della Francesca, dont l’impassibilité des figures, la disposition géométrique des corps, l’axe des regards, l’architecture de ses fresques vous fascine et vous pousse à en faire un quasi-précurseur des cubistes, leur grand contemporain par-delà les siècles ! C’est assez audacieux comme thèse…
Je dis surtout qu’il est invisible avant les cubistes. Proprement invisible. Ce que vous constaterez d’ailleurs en voyant comment son nom a été occulté, presque effacé, du discours pictural et des histoires de la peinture pendant tout le XIXe siècle. Voyez l’Histoire de la peinture en Italie de Stendhal : deux lignes sur Piero. Les trente-neuf volumes de Ruskin : une demi-ligne. Comme s’il y avait, en effet, dans son goût des lignes et de la géométrie, dans l’inexpressivité de ses visages, dans les cubes, cercles et trapèzes qui structurent son Invention et preuve de la vraie Croix ou la Conversation sacrée du retable de Brera, quelque chose qui ne pouvait être lu, entendu, vu, qu’avec les modernes en général et les cubistes en particulier.
Vous parlez de cette impénétrabilité des visages chez Piero della Francesca comme d’une grande chose. Mais un visage habité, quel mal y a-t-il à cela ? N’a-t-on pas là, avec pareil hiératisme, et aussi admirable soit-il, affaire à un manque ? Pourquoi l’ellipse plutôt que l’émoi ?
Un mal, sûrement pas. Voyez d’ailleurs ce que j’écrivais autrefois, dans Le Testament de Dieu, sur la naissance du portrait dans la peinture italienne de la Renaissance, sur la naissance de l’Uomo Singolare, sur Giotto. Mais bon. Ne pas être insensible à l’image d’un visage habité n’empêche pas de trouver de l’intérêt à cette tout autre entreprise, cette hygiène de la vision, ce calcul de l’image et des formes, que je trouve chez Piero. J’aime cette idée d’un art sans sacré et presque sans dieu. J’aime, jusques et y compris dans les scènes religieuses de Piero, jusques et y compris dans telle Résurrection, telle Victoire de Constantin sur Maxence ou tel Sigismond Pandolphe Malatesta agenouillé devant saint Sigismond, ce côté désacralisé et même – le mot va vous sembler énorme, mais tant pis – presque laïque.
Une peinture qui tend vers l’abstrait, dites-vous…
Je préfère dire : une peinture qui procure un autre type de jouissance, une jouissance de pensée.
Passons à l’autre bout du prisme et de l’histoire, à Mondrian, votre autre grand esprit de la peinture « de tête », et un des grands héros de la peinture, disons, intellectuelle.
Oui, la révolution Mondrian. Et d’abord, comme vous savez, une révolution contre soi-même, contre le premier Mondrian, ce paysagiste hollandais à mi-chemin de Van Gogh et de Munch, cet auteur de l’Arbres au bord du Gein de 1908 ou des Église de Domburg de 1910-1911, auquel le « grand » Mondrian, celui qui fonde l’abstraction contemporaine, ce pur platonicien, commence par s’arracher.
Platoniciens vraiment, ces lignes noires, ces rectangles, ces carrés blancs ?
Je crois, oui. Mondrian pense que le monde réel est un leurre et que la mimésis, la vraisemblance en art, est, au mieux redondante, au pire, trompeuse, fallacieuse. Il pense, ce second Mondrian, celui qui, au tournant des années 20, rompt avec le monde sombre, désenchanté, de ses premiers paysages pour porter le désenchantement à son comble et en faire cet univers de lignes noires délimitant des carrés ou des triangles, des couleurs et des anticouleurs, il pense, donc, ce Mondrian que la beauté n’est pas de ce monde, qu’elle est une essence spirituelle, le reflet des Idées divines – que l’art est le reflet imparfait d’un monde imparfait, pâle reflet du monde divin.
Le platonisme c’est autre chose.
Oui. Et, en même temps, c’est cela. L’artiste, pour autant qu’il doit exister (l’Académie portait en fronton le fameux : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre »), doit exhumer les principes éternels enfouis sous le réel, prisonniers de la matière. Quand Mondrian, à 40 ans, rompt avec le paysagiste qu’il était, quand il enlève un a de son nom (le a de abstraction ?), quand il devient, avec Malevitch, le Mondrian qui invente l’abstraction, il ne fait rien d’autre que ce que je vous dis là.
Non content d’être platonicien, Mondrian était en sus théosophe ! Cela, aujourd’hui encore, en fait sursauter plus d’un.
Bien sûr. Il l’est depuis ce jour de mai 1909 où il adhère à la très officielle Société théosophique hollandaise. Alors, moi aussi, ça me fait sursauter. Moi non plus, je n’ai pas une passion pour cette mystique spéculative à base de magie et de cosmogonie. Mais je crois en même temps que c’est – au même titre que son recours à la mathématique – un élément essentiel de l’édifice.
La chose saute encore moins aux yeux que le platonisme que vous lui prêtez. La théosophie, pour ce que j’en sais, relève de l’occultisme. Qu’y a-t-il d’occulte dans ces œuvres implacablement rectilignes, infiniment répétées, à une variante près, qu’on dirait d’un pur géomètre ?
La géométrie, précisément. Même si, à être si parfaitement exhibée, elle vous semble tout sauf occulte. Et puis la théosophie ne se résume pas à l’occultisme, au sens de sciences secrètes, pratiques magiques pour agir sur l’univers, mysticisme, croyances en une réalité supra-humaine ou suprasensible. La théosophie, chez Mondrian, ce pur géomètre, est aussi une quête de l’absolu. C’est aussi une métaphysique. C’est aussi – sur fond de ce système d’analogies et de parentés qui gouverneraient le monde, relieraient matière et esprit – un culte de la mathématique et du nombre. L’univers est un jeu fini, pense Mondrian. C’est un système impeccablement réglé. Sa doctrine, ou plutôt son axiomatique, ramène le monde à une série étroitement limitée de lignes, de volumes, de couleurs. D’où Victory Boogie-Woogie.
Vous avez écrit à son sujet qu’il était « l’ange noir d’une apocalypse blanche et sèche. Un pas de plus, et c’est le silence ». On y est, non ? Et si oui, faut-il s’en louer ? Il y a eu la mort de Dieu, la mort de l’homme ; est-ce désormais la mort de l’art ? Mondrian fossoyeur ?
C’est la tentation crépusculaire de Mondrian. C’est son côté peintre maudit et maudissant le monde après lui. C’est cette hypothèse d’un tableau final en quoi se résumerait, si d’aventure on le peignait, l’entière trajectoire. Toutes les années 20 rôdent autour de cette idée d’un imaginaire « dernier tableau ». Tous les artistes de l’époque nourrissent le désir de cette œuvre ultime, à la fois inaccessible et proche. Eh bien c’est Mondrian qui pousse l’idée le plus loin, c’est lui qui la radicalise.
Votre éloge d’un art froid, sans sujet, ou aux sujets sans intériorité, sans pathos ni tragique, antinaturaliste, antiromantique, abstrait, a-t-il un rapport avec l’interdit biblique de faire des images, de figurer Dieu et, a fortiori, les hommes ?
Peut-être, oui. Je ne sais pas… Levinas dit de belles choses là-dessus. Il dit pourquoi la peinture, qu’il assimile à l’idolâtrie, est toujours du côté de la fermeture, du devenir empêché, du mourir. En sorte qu’il y a forcément la tentation, quand on est un disciple de Levinas, d’aller au bout de cette idée – et c’est, alors, l’abstraction. Je ne dis pas que j’en suis là. Mais que ce soit une tentation, oui, c’est incontestable.
Non, dites-vous, à la narration, à l’émotion, à la nature. Quid, alors, de Masaccio, Bosch, Michel-Ange, Titien, Vélasquez, Rembrandt, Goya, Delacroix, Turner, Manet, Van Gogh, Klimt, Picasso, pour ne citer qu’eux ? Les bannissez- vous de votre panthéon privé ? J’ai peine à le croire.
Et vous avez raison. Car j’aime tout cela, bien sûr. Je ne me lasse pas du contact avec ces œuvres. Je ne me lasse pas du Musée Picasso d’Antibes, ni des Vélasquez de l’Escurial et du Prado, ni de tout le reste. Et quant aux peintres contemporains que j’apprécie – je pense à quelqu’un comme Jacques Martinez – ils sont complètement dans ce corps-à-corps avec les grands classiques. Cela dit, ne confondez pas. Quand j’écris sur Mondrian – comme, d’ailleurs, sur Stella ou sur d’autres – il ne s’agit pas de plaisir mais d’écriture. Je poursuis, je vous le répète, mon aventure intellectuelle personnelle. Et, là, j’ai envie de vous citer Barnett Newman soutenant, que « qui appartient au peuple du Livre ne peut devenir peintre qu’à condition d’essayer de peindre l’impossible ».
Quid de l’expression des passions humaines, de ces peintres de la grâce, de l’amour ou du tumulte intérieur et des drames de la condition humaine, tout au long des temps modernes ?
Ma réponse c’est que c’est très bien, évidemment. Très beau. Mais qu’avec Newman, ou Rothko, ou Motherwell, c’est d’autre chose qu’il s’agit, d’un autre type d’informations sur le monde ou la condition humaine – et que cela m’intéresse plus encore.
Le concept de beauté, grand critère de la peinture, avec celui de vérité, jusqu’à Picasso et ses Demoiselles d’Avignon (« On le retrouvera un jour pendu derrière son tableau », prophétisait Derain…), a quasiment disparu.
C’est cette jolie histoire de Paulhan, que vous connaissez sûrement – je crois qu’elle est dans Braque le Patron. Il apporte à Braque un faux Braque absolument parfait. Braque admire. Braque approuve. Braque trouve ça très très bien, très très impressionnant. Sauf qu’il sent, chez lui, Braque, une obscure réticence. « Vous n’auriez pas pu le peindre, il lui demande ? » Réponse : « Non ! » Question suivante : « Pourquoi ? Que lui reprochez-vous ? » Et seconde réponse du Maître : « Je vais vous le dire : il est beau. »
Même chose pour la figure humaine, le portrait. Depuis Picasso, Giacometti et, en un sens, Bacon, ils sont disparus corps et âme, si je puis dire, du paysage. Même chose pour celui-ci, d’ailleurs, le paysage, disparu depuis Balthus.
C’est vrai. Regardez par exemple l’autoportrait, ce must séculaire des artistes. Vous en connaissez beaucoup qui s’y livrent ? Seul Warhol, avec ses icônes- clichés de lui-même… Et là encore, comme chez Mondrian, degré zéro du sens. Nihilisme satirique parfait. Inébranlable résolution, comme disait Baudelaire, cet autre dandy contre son siècle, de n’être jamais ému et de ne pas émouvoir non plus. Les autoportraits de Warhol sont impressionnants, mais pas lyriques. Ni romantiques. C’est le moins que l’on puisse dire…
Il n’y a que les crétins, écrivez-vous à propos de Warhol, pour, face à cette ascèse moderne, dire : « ère du vide, triomphe du kitsch ». Je dois être un brin crétin…
Mais non… Mais non… Pas assez kantien, ça, en revanche, peut-être. Car le contraire du Beau, selon Kant, ce n’est pas le Vide mais le Sublime. Ce que Levinas encore, dans De Dieu qui vient à l’idée, appelle la « verticalité ». C’est tout ce que j’ai voulu dire dans le passage auquel vous faites allusion.
Vous louez Mondrian d’avoir porté à son comble le désenchantement du monde, par et dans sa peinture. Mais face à la culture de masse et sa vulgarité, face au brutalisme des villes modernes, face à la violence des rapports sociaux, le monde n’a-t-il pas besoin d’être réenchanté ? Mozart versus Mondrian ?
Réhabilité, oui. Réécrit. Arraché à ses clichés (le mot d’ordre de Cézanne). Mais pourquoi ré-enchanté ? Je crois que le désenchantement démocratique du monde, la victoire sur le « petit sacré » dont parle une fois de plus Levinas, le discrédit porté sur la mystagogie, font partie des acquis les moins contestables de la modernité et je ne vois pourquoi, là, on ferait marche arrière.
Vous dites « Marche arrière »… Vous ne croyez tout de même pas, encore, aux fables du progressisme en art ?
Il faut croire que si, un peu. Il faut croire, oui, que je n’ai pas complètement renoncé à ce que nous ont enseigné les grandes avant-gardes du XXe siècle. C’est drôle, d’ailleurs. Je pense, vraiment, que l’art est le domaine de l’Intemporel, que tel masque africain peut voisiner dans un musée imaginaire avec tel visage moderne ou telle composition de Picasso – en quoi je suis hyper-malrucien. Et puis, en même temps, une part de moi ne renonce pas tout à fait à cette vieille idée, non pas évidemment du « progrès », mais de la « modernité » en art. Je résoudrai cela en disant que l’art a une histoire, un temps, qui, pour n’être pas ceux du monde, n’en ont pas moins leur être, leur consistance, leur ordre de conséquence. Le temps de l’art n’est pas le Temps. Mais il existe. Il a ses lois. Et ses effets.
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