Le hasard des lectures fait que j’ai, entre les mains, le recueil de plaidoiries de François Sureau mettant en pièces, face au Conseil constitutionnel, l’argument selon lequel les principes libéraux ne vaudraient que par temps calme.

J’ai, également, Les Dérives de l’état d’urgence (Plon), de William Bourdon, convaincant quand il décrit l’irrésistible mouvement de restriction des libertés que semble impliquer, aux yeux de certains, la lutte contre le terrorisme.

Et puis je tombe, ce 3 novembre, interrogé par Nicolas Demorand, sur un troisième ténor du barreau, Éric Dupond-Moretti, tout juste sorti de cette affaire Merah dont c’est peu dire que, par son atrocité comme par ce qu’elle annonce de la tragédie des années 2010, elle est un théâtre de plaies frottées au sel…

Il arrive au micro auréolé de la victoire à la Pyrrhus qui lui a fait obtenir que l’on retienne, pour le frère aîné du tueur de Toulouse et Montauban, l’association de malfaiteurs plutôt que la complicité d’assassinat et qu’on le condamne donc à vingt ans de réclusion seulement.

« Acquitator »

Et l’auditeur a alors droit à un moment de radio qui en dit long sur le style de notre « acquitator » médiatique – et aussi, hélas, sur le climat de l’époque.

1. Me Dupond-Moretti, sur un ton de solennité surfaite et un peu ridicule, commence par nous rappeler ce principe de toute défense que nul, face à lui, ne songe à nier : tout accusé a droit à un avocat.

Chaque fois qu’on l’interroge sur ses excès locutoires et ses facilités d’épitoge, chaque fois qu’on le place face à ses contradictions ou, s’agissant de la phrase de Camus choisissant « sa mère » contre « la justice », à l’évidence de son inculture, il hausse le ton, lève le doigt et détecte, triomphal, les prémices d’un déni de droit.

Enhardi par sa propre audace, la voix tremblant d’une émotion d’autant mieux feinte que nul n’a la moindre envie de la contredire, il « félicite » cette justice qui a su résister à ceux – qui  ? quand  ? où  ? – dont le rêve, à peine secret, était de la soumettre aux diktats du populisme.

Bref, on a droit à un absurde numéro de donquichottisme où le plaideur s’invente des moulins (et un vent mauvais de vengeance se levant de toute part pour écarteler Merah en place publique) dont il a beau jeu de triompher puisque tout cela n’existe, encore une fois, que pour la commodité de la posture.

2. Puis vient le rappel, par ses soins, du « grand moment » que fut, à l’apogée de sa catilinaire, la minute du procès, où, face à la mère de l’accusé, il rappela qu’elle a, « elle aussi », après tout, « perdu un fils ».

L’obscénité de ce « elle aussi »…

L’indécence de ce signe égal posé entre un assassin neutralisé parce que décidé à laisser le maximum de morts derrière lui et des enfants tués à bout touchant, tétine aux lèvres…

L’outrage fait aux parents de victimes qui l’écoutent peut-être, comme à l’audience, s’attardant sur les tourments d’une mère prise dans un « conflit de loyauté ».

Et le bougre le sait qui, son petit effet produit, ne se retient plus d’appeler son héroïne « la mère Merah », de rappeler, avec une condescendance gaillarde, qu’elle parle « un français approximatif » et de se gargariser de l’image qu’il feint d’attribuer à ses adversaires alors que c’est encore lui qui la tire de son chapeau : « que voulez-vous qu’elle fît  ? est-elle encore une humaine ou une vache qui a vêlé  ? »…

« Honneur » et obscénité

3. Et puis enfin cette histoire d’honneur qu’il y aurait – c’est toujours lui qui parle – à défendre Merah.

« Honneur vraiment ? objecta Demorand, sidéré ; ce n’était pas juste votre job de défendre votre client  ? – Oui, honneur », martela-t-il dans le même style grandiloquent qui n’était requis, pour le coup, par aucune des nécessités de l’art des prétoires mais qui, là, au micro, avait une tout autre résonance.

L’obscénité, d’abord, et encore.

Le « job » justement, l’humble job d’avocat dont on s’avisait que, tout à ses rêveries de saint Sébastien des salles d’audience, il ne l’avait peut-être pas rempli si bien que ça. Généalogie du crime  ? Le moment où cet homme a été, ou non, à hauteur de ses faiblesses et de son abjection  ? La singularité d’un terrorisme islamiste qu’il préféra noyer sous les références historiques suspectes – ici, les « attentats anarchistes », là le « procès de Nuremberg » qui aurait été « plus digne »  ? Rien sur cela. Pas un mot.

Et puis un sentiment bizarre, venu dans les dernières minutes de l’entretien. Et s’il s’agissait aussi, pour cet homme qui déploie tant d’énergie à se défendre lui-même qu’il en oublie au passage son client, d’une manière de jeu de rôles  ? Et si, dans cette passion à s’autodécerner la médaille du mérite judiciaire, il y avait aussi la volonté de se mesurer à tels grands aînés de la défense tragique  ? Et si le but était, dans cette commedia dell’arte que semble être, à ses yeux, la justice, de ­reprendre le rôle du grand avocat dramatique, confronté au mal absolu, et tombé en déshérence  ?

Le malheur c’est que nous étions quelques-uns qui, l’écoutant, avions un peu connu ces illustres pionniers. Et je n’ai jamais entendu pareils accès de vanité chez un Badinter sauvant Patrick Henry dans une France qui, pour le coup, voulait bel et bien le guillotiner. Ni chez Henri Leclerc, lynché et couvert de crachats. Ni chez Thierry Lévy, au moment de ­l’affaire Buffet, et alors que sa toge d’albâtre était, en effet, l’honneur de la profession.

N’est pas « avocat dostoïevskien » qui veut. Et il y avait quelque chose de pathétique dans cette attitude victimaire et narcissique, dans cette façon de nous dire que le seul supplicié du procès, pour Dupond-Moretti, c’était Dupond-­Moretti lui-même et dans cette habileté, somme toute, à jouer sur les deux tableaux : gagne-petit de l’opprobre ; un pied dans le scandale, l’autre dans l’habileté pateline ; se gardant bien d’aller sur l’autre scène, réellement vertigineuse – mais où il aurait fallu plaider la nuit de l’humanité.