À l’heure, lundi matin, où je remets cette chronique, pas de vraie incertitude sur l’origine des tirs qui ont provoqué, mercredi dernier, dans la banlieue de Damas, le premier massacre chimique de cette guerre contre les civils qui dure depuis deux ans et demi : à l’exception de l’habituel quarteron de rouges-bruns qui ne ratent aucune occasion d’exercer leur révisionnisme maniaque, tous les observateurs s’accordent à désigner Bachar el-Assad et son régime.

Pas de question non plus sur la nécessité d’une riposte: la morale l’exige; la cause de la paix le demande ; mais le pragmatisme, l’esprit de sérieux, la realpolitik la plus élémentaire le prescrivent tout autant ; car, enfin, de deux choses l’une; Barack Obama ayant, il y a un an, fait de l’usage des gaz la ligne rouge à ne pas franchir, ou bien sa parole veut dire quelque chose et il se doit de réagir – ou bien il ne réagit pas, il gesticule avec ses destroyers, il hésite, et c’est que sa parole, et celle de son pays, n’ont plus ni crédit ni importance ; et bonjour, alors, les dégâts en Corée du Nord, en Iran, dans le mauvais club des pays qui ont, ou cherchent à avoir, des armes de destruction massive et voient dans cette affaire syrienne un test de la détermination des démocraties.

Et quant à la question, enfin, de la légitimité d’une intervention bloquée, aux Nations unies, par les États voyous et, de fait, par leur parrain russe, elle ne se pose pas davantage : ne sommes-nous pas face à l’une de ces situations d’extrême urgence invoquées par le législateur international quand il formula, en 2005, le principe de la responsabilité de protéger ? n’est-ce pas l’exacte position où se trouvait le président Sarkozy quand, le 10 mars 2011, il dit aux rebelles libyens venus lui demander de sauver Benghazi qu’il espérait l’aval des Nations unies mais se satisferait, s’il ne l’obtenait pas, d’un mandat de substitution ? n’y a-t-il pas des moments dans l’Histoire où ce que les philosophes classiques appelaient la loi naturelle l’emporte sur les lois positives et leurs arrangements de circonstance ?

La vraie question, en revanche, est celle, justement, de la Russie.

La vraie, la très profonde énigme est celle des raisons qui, contre toute logique, contre le monde entier et contre – c’est nouveau – une part de leur propre opinion choquée, comme le reste de la planète, par les images d’enfants gazés, peuvent bien pousser les Russes à tenir ainsi, à bout de bras, un régime notoirement assassin.

On dit : la Tchétchénie.

On dit : comment les massacreurs des Tchétchènes pourraient-ils, sans prendre le risque de voir la communauté internationale leur demander des comptes sur leurs propres crimes, s’associer à la condamnation de Bachar el-Assad ?

On parle aussi de leur opposition de principe à tout ce qui peut ressembler à une remise en cause du bon vieil adage hitléro-stalinien : « Charbonnier est maître chez soi. »

Et tout cela est, évidemment, incontestable.

Reste, de ce comportement étrange, de cette association finalement irrationnelle, presque absurde au viva la muerte d’un régime dont les hiérarques du Kremlin ne peuvent ignorer qu’il est, à plus ou moins court terme, condamné à disparaître, une autre explication dont j’ai pris conscience en discutant, cet été, avec un responsable russe dont je dois respecter l’anonymat.

La Russie a été un État colosse.

C’était un colosse aux pieds d’argile, mais c’était un colosse quand même, régnant, jusque récemment, sur Cuba, le Viêtnam, l’Asie centrale, une partie des Balkans, l’Inde, l’Irak, l’Égypte, j’en passe – sans oublier l’Europe centrale et orientale, les pays Baltes, la Fin- lande.

Or, de ce règne passé, de cette zone d’influence sans équivalent ni précédent, de cet empire à côté duquel le prétendu empire américain faisait figure de pâle et maladroite réplique, que reste-t-il aujourd’hui ? Rien. Pas un dominion. Pas un protectorat. Même pas l’Ukraine rebelle. Ni Cuba, sous influence vénézuélienne. Pas le moindre reliquat ni confetti. Vraiment rien. À l’exception, justement, de cette Syrie si malfamée mais qui, aux yeux de l’ex-kagébiste Poutine, doit probablement incarner le dernier vestige de cette splendeur passée.

La Russie est un pays malade.

La Russie est un pays exsangue dont le commerce extérieur, par exemple, est l’équivalent de celui des Pays-Bas.

Mais la Russie est, aussi, un pays vaincu qui a la nostalgie d’une puissance dont il ne reste que cette Syrie, encore plus exsangue qu’elle, et à laquelle on la voit s’accrocher avec la même énergie folle que, mutatis mutandis, la France affaiblie des années 1950 à une Algérie dont elle savait pourtant qu’elle l’avait irrémédiablement perdue.

L’explication semblera inquiétante à ceux – et ils n’auront pas tort – qui n’aiment pas voir un grand pays gouverné par des matamores revanchards, dopés au ressentiment.

Mais elle devrait rassurer ceux qui savent – aussi – qu’on ne roule jamais si fort des mécaniques que lorsque l’on se sait, à la fin des fins, sans prise sur le cours des choses.

Et si Poutine était un tigre de papier ? un Popeye bodybuildé ? un maître chanteur sans biscuits, qui ne prendra pas le risque de mettre en péril ses Jeux olympiques de Sotchi ? L’Histoire, à l’évidence, hésite. Et il n’y a, dans ces moments de suspens, ni solution toute faite ni résolution sans risque. À chacun, dès lors, son pari et son parti. Le mien est que l’on peut secourir les civils de Syrie, sauver ce qui peut l’être de la crédibilité et de l’honneur de la communauté internationale, et que cela ne provoquera pas l’apocalypse dont on nous menace.


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