Vive discussion, avec des amis new-yorkais, sur la question de savoir ce qu’il faudra faire des tours jumelles dévastées par les attentats suicides du 11 septembre.
Une ruine définitive comme, à Sarajevo, la bibliothèque incendiée ?
Un musée ? Un mémorial ? Une gigantesque école ? Un parc ? Une pierre, désormais presque sacrée ? Une plaque, comme à Yad Vashem, avec juste les noms des 5 641 victimes ? Un tombeau ? Une nécropole ? Un cimetière américain de Normandie ? Un hologramme ? Un espace, juste un espace, rappelant que la mort est là, dans la vie, dans la ville, qu’il ne sera plus jamais permis de l’oublier ?
Les reconstruire, au contraire ? Si oui, comment ? A l’identique ? Plus grandes ? Plus hautes encore ? Et, dans ce cas, si on décide, oui, pour ne pas céder au terrorisme, de renchérir, de répondre au défi par le défi et de rebâtir les Twin Towers, qu’en fera-t-on ? Vides ? Ré-habitées ? Par qui ?
Bref, comment une ville fait-elle avec ses lieux d’horreur et de martyre ? Qu’y a-t-il lieu de faire, dans une ville, des lieux gorgés de la douleur des hommes et des pierres ? Comment fabrique-t-on de la mémoire avec cela ? Comment l’inscrit-on, cette douleur, sur une peau d’asphalte et de béton ?
Quel est le but, d’ailleurs ? Le vrai but ? Exorciser l’événement ou mieux s’en souvenir ? L’effacer ou en garder la trace à jamais ? Répondre au terrorisme ? Redresser les pierres à défaut de ressusciter les hommes ? Une enchère ? Une revanche ?
Le débat, oui, s’installe dans « l’opinion éclairée » new-yorkaise. Toutes les sensibilités s’expriment. C’est comme une immense, et terrible, psychanalyse à ciel ouvert. Avec tout de même, chez certains et, en tout cas, chez moi, un très léger malaise.
Est-ce bien le moment, d’abord ? N’est-il pas terriblement tôt pour se poser ce type de questions et, surtout, vouloir y répondre ? L’Allemagne a mis cinquante ans. A propos d’un événement, certes immense, il lui a fallu cinquante ans de controverse et de recueillement avant de décider quelle forme aurait, à Berlin, le mémorial de la Shoah. Suffirat-il, à New York, de quelques semaines ? quelques mois ? faut-il, à toute allure, et au forceps, accoucher la chose de sa vérité ?
Statut de l’événement, ensuite. Sommes-nous bien certains, à l’heure qu’il est, d’en prendre la juste mesure ? Événement énorme, certes. Sans précédent. Mais, et après ? Quand un événement est, comme celui-ci, en mal de postérité, quand nul ne sait encore la suite que l’Histoire lui donnera, quand nul n’a la moindre idée de la façon dont le futur, même proche, saura le ré-improviser, l’urgence n’est-elle pas d’attendre, d’en dire le moins possible et d’attendre – laisser, non les morts enterrer les morts, mais le temps donner son sens à une séquence de temps si brève (quelques secondes) en même temps que si lourde de conséquences (peut-être une guerre, peut-être pas – qui sait…) et, en tout cas, indéchiffrable ?
Les morts eux-mêmes, enfin. Pour quels morts, au juste, un mémorial ? Pour qui un musée, un lieu vide, un hologramme ? Ce qui est frappant, dans cette affaire, c’est que nous ne savons à peu près rien, finalement, des victimes elles-mêmes des attentats. Pas d’images des corps, on le sait. Pas d’images des restes des corps. A peine des noms. Quelques visages. C’est comme si l’Amérique, hébétée, tardait – et comme on la comprend ! – à prendre la mesure de l’épouvante. C’est comme si elle peinait – mais comment faire autrement ? – à regarder en face le visage même du désastre et de ses morts sans corps. C’est comme si, au fond, elle ne parvenait pas à prendre clairement conscience de ce retour du Tragique là même où l’on pensait que l’Histoire était finie et le Mal presque aboli.
On ne peut pas ne pas se demander, alors, si ce débat prématuré sur le destin des tours ne viendrait pas à la place des questions que l’on ne veut ni ne peut encore se poser. On ne peut éviter de songer que l’on ne ferait pas tant de bruit autour de ces projets de mémorial si l’on n’avait pour obscur souci de ne surtout pas avoir à dire les noms ni montrer les corps des morts du 11 septembre.
Mon seul conseil, alors, aux amis new-yorkais : on ne fait pas de la mémoire sur quelque chose qui n’a pas été montré.
Le très humble et très fraternel avis de quelqu’un à qui il est arrivé d’être confronté, ailleurs, à l’indicible horreur d’un charnier : commencer par montrer les corps ; commencer, comme pour tous les charniers du monde, par publier les visages, épeler les noms – et ensuite seulement le monument.
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