ISY MORGENSTERN : Qu’est-ce qui s’est produit après la publication dans Le Nouvel Observateur en 1980 du texte écrit en commun par Sartre et Benny, L’Espoir maintenant ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Une réaction très étrange. Et qui ne tient, contrairement à ce qu’on a dit, ni au fait que Sartre soit « bousculé », ni au fait qu’il prétende tout recommencer et penser contre tout ce qu’il avait pu penser jusque-là. Non. Il y a autre chose. Et cet autre chose (c’est la seule explication logique que je vois ; et tant pis si je mets les pieds dans le plat !) tient au fait que Pierre Victor, à ce moment-là, ne s’appelle plus Pierre Victor mais s’appelle de nouveau – ou déjà, si l’on préfère – Benny Lévy. Le scandale est là. Il est dans le fait que Sartre, le vieux Sartre, le plus grand écrivain français vivant, l’auteur choyé, célébré, couronné, des Mots, a écrit un livre à deux, s’est mis à penser à deux et s’est fait malmener par ce deuxième qui s’appelle donc Benny Lévy et qui, pour parler clair, lui fait aborder des choses très précises et, semble-t-il, problématiques, qui ont à voir avec ce qu’il faut bien appeler le « nom juif ». Dire que L’Être et le Néant ne vaut rien depuis qu’il a découvert la « fraternité-terreur », ça convient à tout le monde. Dire qu’il poursuit, plus que jamais, son aventure de radicalité et que le concept de « justice populaire » mérite d’être encore affiné, ça va aussi. Mais venir expliquer qu’il y a autant, et peut-être plus, de philosophie dans le Talmud que dans les dialogues de Platon, se tourner vers ces recueils de contes folkloriques, de fables, qui constituent, aux yeux de certains, la pensée juive, voilà qui commence de poser un problème dans la France de cette époque – y compris chez les sartriens…

IM : Comment définir leur relation ?

BHL : Il y a ce que Sartre a dit lui-même de cette relation. Il en parle, dans L’Espoir maintenant, de façon extrêmement précise puisqu’il dit à Benny : « au fond, ce que tu as d’extraordinaire c’est que tu es une archive vivante de ma pensée, une archive du corpus Sartre ; quand tu es arrivé d’Égypte mes livres ont été, dis-tu, ce qui t’a fait penser, ce qui t’a rendu libre, ce fut ta première relation à la France, c’est ce qui t’a fait aimer ce pays et ce par quoi tu t’en es distancié – eh bien voilà ; tu les connais, ces livres, mieux que moi-même ; tu connais la pensée Sartre mieux que Sartre lui-même ; et, de cela, je te suis déjà reconnaissant. » Une archive vivante : c’est la première chose.

Maintenant, il y a une deuxième chose. Il y a ce nom, forcément, qui est celui de Benny et que Sartre lui rend. Car telle est l’histoire, n’est-ce pas ? C’est Sartre qui rend à Pierre Victor ce nom que je connais bien et qui est son nom juif de Benny Lévy. C’est lui qui, à l’occasion de cette aventure de pensée, dans l’ombre de cette interlocution extraordinaire débouchant sur L’Espoir maintenant, fait que Benny, un beau matin, voit sur les murs de Paris, sur les dos de kiosques de Paris, son nom affiché, épinglé, incendié – c’est lui, Sartre, qui fait qu’il voit son propre nom, son nom si ancien et pourtant si nouveau, écrit (ce sont ses mots à lui, Benny) comme en lettres de feu sur les murs ou les panneaux de la capitale. Benny fait partie des figures juives de la vie de Sartre.

Il y a eu Aron, Raymond Aron, qui a toujours été convaincu – et Sartre l’a confirmé, à la toute fin de sa vie, dans une confidence rapportée par Ely Ben Gal – qu’il était le véritable inspirateur de la figure du « Juif français authentique » dans les Réflexions sur la question juive. Il y a eu Lanzmann qui a amené Sartre à Israël et, avec Ben Gal justement, le lui a fait visiter et aimer. Il y a eu Arlette Elkaïm, la seule personne au monde avec laquelle il ait jamais voulu, et conçu, un lien, une relation, sanctionnés par un acte officiel puisque, comme vous savez, il en a fait sa fille, il l’a adoptée – cet homme qui ne s’était pas marié, qui n’avait jamais eu d’enfants, a adopté Arlette Elkaïm. Et il y a donc Benny qui fait clairement partie de cette petite troupe, de cette famille, des figures juives de la vie de Jean-Paul Sartre…

Et puis il y a une dernière chose enfin. Quelque chose de beaucoup plus simple encore. Il y a la relation très belle de ce tout jeune homme et de ce vieillard abandonné de tous. Il y en a un qui ne l’abandonne pas, c’est Benny. Il y en a un qui ne désespère pas de la pensée Sartre, c’est Benny. Je n’imagine pas que Sartre n’ait pas été bouleversé par cela. Je ne peux pas croire qu’il ne se soit pas senti « sauvé » – quel autre mot employer ? – par cette relation d’égalité, par la bonté de cette dernière relation d’interlocution philosophique, par ce grand dialogue socratique qu’a finalement été son rapport avec ce jeune chef mao et, à partir de là, ce livre. On ne sait pas très bien qui écrit quoi, dans le livre. On ne sait pas qui est Socrate ou qui est Hermogène ou Critias. Les rôles s’échangent. Ils ne cessent de s’échanger et de tourner. Mais enfin, à cet homme délaissé par les siens, condamné, donné pour mort, Benny fait cadeau de cette dernière aventure philosophique. Leur relation, la relation de Sartre et Benny, est scellée, aussi, dans ce métal, dans cet or-là…

IM : Qu’est-ce que Sartre a apporté à Benny ?

BHL : Benny a souvent dit, je le répète, que Sartre a été son premier vrai contact avec la France… Il a appris la France dans les livres de Sartre… Il a appris à l’aimer et à s’en distancier… Ce qu’elle avait de grand et ce qu’elle avait de fétide… Tout, quoi… Sartre, pour Benny, c’était ce double instituteur… C’est celui qui lui a dit en quoi la France était désirable et celui qui lui a appris à quel point elle pouvait être décevante et noire… Et cela depuis l’adolescence… Benny a, plusieurs fois, raconté cela. Il a, plus d’une fois, raconté comment, arrivant d’Egypte, jeune juif apatride, Sartre a été ce viatique. C’est le premier « apport ». Et ce n’est, évidemment, pas rien.

Ensuite, le second. Il faut relire le texte de Levinas, dans Les Imprévus de l’Histoire, où il explique que Sartre fut, dans les années 1950, celui qui initia nombre de jeunes et de moins jeunes juifs à la beauté et à la grandeur du texte juif. Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que Levinas veut dire par là. Mais je sais qu’il y a un cas au moins, celui de Benny Lévy, où la thèse se vérifie. C’est un cas plus tardif, donc. Ce n’est plus les années 1950 mais 1970. Mais, à cette réserve près, c’est exactement la situation évoquée par Levinas : Sartre est le visage face auquel Benny a commencé de se réapproprier cet « être-juif » qu’il avait jusque-là dénié, dont il ne savait rien, qu’il vivait dans l’ignorance et le désaveu… C’est face à Sartre qu’il commence de renouer ce lien. Le cadeau que Sartre a fait à Benny c’est le cadeau de son propre judaïsme. Benny a fait le cadeau à Sartre de sa dernière aventure philosophique ; il lui a fait le cadeau de venir le chercher alors qu’il était donné pour mort par ses amis et disciples ; Sartre fait, en retour, le cadeau à Benny Lévy de lui rendre son nom, de lui rendre le goût de son propre nom et de sa propre mémoire, d’alimenter le désir de retourner, ou de se ressourcer, à ces vieux textes à demi effacés que sont les textes de la Tradition juive.

L’affaire, au demeurant, n’est pas si extraordinaire qu’il y paraît. Ces années, fin des années 1970, sont les années où tout un tas d’autres jeunes juifs français font un voyage analogue. Moi-même, par exemple, c’est à peu près le moment où je reviens à tout cela et où je conçois Le Testament de Dieu. Le livre, mon livre, paraît en avril 1979. Mais j’y travaille pendant les deux années précédentes, 1977, 1978, le même moment donc, vraiment le même moment, que le retour de Benny. Sauf que je vais, moi, directement aux textes de Levinas. J’y vais sous l’influence de René Girard. Sous celle de mon ancien condisciple Rue d’Ulm, Jean-Luc Marion. Mais enfin, grosso modo, j’y vais quand même seul. Alors que, pour Benny, il y a ce truchement de Sartre.

IM : Où en sont-ils sur la question de la transcendance ?

BHL : Ils disent qu’on ne s’en sortira pas sans un recours à quelque chose qui y ressemble. C’est une question que l’on trouve chez les deux et qui les guide tous les deux, d’un bout à l’autre de L’Espoir maintenant. Est-ce Sartre à cause de Benny ? Benny à cause de Sartre ? Je n’en sais rien. Mais le fait est là. La question qui les traverse tous les deux, on pourrait la formuler ainsi, et c’est une formulation de Levinas : la meilleure définition du totalitarisme, la plus sérieuse, la plus exhaustive, c’est sa définition ontologique, c’est l’idée d’un être plein, un, saturé ; en sorte que, sans transcendance, on ne sort pas du totalitarisme, pour la bonne et simple raison que le totalitarisme ce n’est rien d’autre que cet être un, plein, saturé, parfaitement immanent, dépourvu de toute échappée vers la transcendance – l’Être, quoi ! Voilà. Fomenter un espoir, formuler une issue, sortir de la situation où ils se trouvent, et où se trouvent, avec eux, leurs camarades, sortir du marasme français de l’époque qui est aussi, à bien des égards, celui de notre époque, cela passe par la définition d’une transcendance qui, de quelque nom qu’on l’appelle, et où qu’on aille la chercher, sera toujours une transcendance. Une extériorité ? Une hauteur ? Un dehors qui soit, aussi, une montée au-dessus de soi ? L’un et l’autre. Dépend des textes. Mais ce qui est sûr c’est que, cette transcendance, c’est dans le texte juif que ces deux-là vont la chercher. Guy Lardreau et Christian Jambet, à la même époque, vont la chercher chez les premiers Pères de l’Église. Maurice Clavel, compagnon de route des maos et auteur, dans ces années, d’un retentissant Dieu est Dieu, nom de Dieu, la trouve dans un catholicisme apostolique et romain relooké « paroissiens de Palente » (les ouvriers utopistes des usines Lip). Lui, Benny, va à Sartre, puis de Sartre à Levinas et, de Levinas, au texte juif.

IM : Ils paraissent poursuivre des objectifs différents…

BHL : Oui. Il y a forcément une différence d’objectif entre un homme qui est en train de naître et un qui s’apprête à mourir… Il y a forcément malentendu… Maintenant, si on accepte de se situer une seconde au cœur battant de ce dialogue, si on imagine un Sartre ayant effectivement devant lui les dix ou les cinq ans dont il confie à Benny qu’il a impérativement besoin, si on suppose accompli ou en train de progresser de conserve, le double chemin de l’un vers son être-juif et de l’autre vers sa philosophie nouvelle, peut-être que le malentendu apparaîtra moins profond…

IM :… bien qu’ils disent avoir pensé ce texte « à deux ».

BHL : Ce qui est le plus énorme dans le fait de penser ainsi « à deux », c’est que l’un comme l’autre avaient toujours pensé, jusque-là, que la chose n’était pas possible… S’il y a bien un philosophe qui a fait théorie de cela, s’il y a bien quelqu’un qui a pensé et dit l’impossibilité du débat et le fait que c’est beaucoup plus intéressant de parler de petites choses avec Sagan que de philosophie avec Aron, s’il y a bien un intellectuel qui n’a cessé de dire que le débat ne « menait à rien », c’est lui, Sartre. Et s’il y a bien, de l’autre côté, un tempérament rebelle au débat, à la discussion, s’il y a quelqu’un qui a toujours eu l’air de penser que le débat, avec son côté effaceur de singularités, araseur des arêtes les plus vives du discours, inspirateur d’un juste milieu pour les positions antagonistes, n’est pas la bonne méthode pour la Pensée, c’est Benny. Je l’ai entendu souvent le dire. Je l’ai entendu me dire à quel point lui semblaient vaines ces prétendues querelles, ces petites discussions « philosopheuses », qui ne faisaient rien avancer du tout et où les propos de chacun étaient tellement enracinés dans une conviction, une systématique, une axiomatique, que rien ne se disait de neuf et que, le débat clos, rien n’avait vraiment bougé, changé, rien n’avait été entamé. Alors, le miracle c’est que, malgré cela, ils aient néanmoins avancé, et ô combien, en se parlant. C’est un miracle. J’assume le mot. Et je ne vois d’ailleurs pas comment définir la chose autrement que par ce mot. On n’est pas chez les Goncourt. Ni chez Erckmann-Chatrian. Ni même chez Deleuze et Guattari. On est dans une relation incroyable, à mon avis inédite, où se développe une sorte d’entre-pensée, d’entre les deux pensées, de chimère philosophique à mi-chemin des deux impasses où ils se sentent, l’un comme l’autre, mais indépendamment l’un de l’autre, coincés. Clairement, il se passe quelque chose dans ces textes. Clairement, la pensée de l’un et de l’autre, et la pensée tout court, y avancent de manière spectaculaire. Clairement, des effractions de pensée s’opèrent, des questions insolubles commencent d’être résolues : pas seulement la question sartrienne de la morale, mais la question de la communauté par exemple, ou celle de la révolution, ou celle des apories d’une conception politique du monde où le maoïsme s’était cassé les dents – toutes ces questions autour desquelles ils tournaient l’un et l’autre depuis qu’ils avaient commencé de penser, elles se posent, soudain, grâce au débat, à nouveaux frais…

IM : Par exemple ?

BHL : Un exemple. A quelle condition une communauté est-elle possible qui ne soit ni une masse inerte, ni un groupe de lyncheurs enragés, ni un corps organique soudé par une fraternité-terreur ? A quelle condition puis-je, sans verser dans aucun de ces mauvais noms du collectif, échapper à la solitude de Roquentin ou à celle du Hugo des Mains sales ? Sartre a passé sa vie à se poser cette question. Il a passé sa vie à osciller entre le désespoir de la communauté et sa nostalgie, entre la fascination de l’homme seul ou même du surhomme nietzschéen et, de l’autre côté, l’ivresse communautaire ressentie au stalag, cet être-ensemble répugnant et délicieux découvert dans la sueur, l’humeur, la peur du camp de prisonniers. Il a passé sa vie, oui, à osciller entre les deux et à s’apercevoir qu’aucune des deux solutions ne fonctionnait. Benny, de son côté, a connu le même dilemme. La solitude du chef léniniste, d’un côté – et, de l’autre, le mirage du peuple rassemblé poursuivi aux temps héroïques de la Gauche prolétarienne (avant de découvrir, au moment de l’assassinat des athlètes israéliens du stade olympique de Munich, que ce mirage, lorsqu’il se précise, est prometteur de barbarie)… Eh bien tous deux, là, sont ébranlés. Ils voient apparaître, tous les deux, quelque chose qui marche, qui fonctionne et qui est à mi-chemin des deux tentations : cet « être-ensemble » juif, cette « assemblée » juive, cette communauté unie dans le commentaire d’un texte, ou dans une prière, où chacun existe et se singularise dans le vis-à-vis avec Dieu et, néanmoins, s’assemble sans que cette assemblée puisse jamais être une communauté de lyncheurs ou de salauds. Entre le groupe en fusion et le groupe pogromiste, s’opposant à l’un comme à l’autre, il y a, découvrent-ils, l’assemblée des noms juifs.

IM : Où en sont-ils sur le caractère inéluctable de la Révolution, d’une sorte de philosophie de l’Histoire qui reste dans l’orthodoxie de l’époque ?

BHL : C’est l’époque, n’est-ce pas, où toute une génération, commence à s’interroger assez sérieusement sur cette affaire. Est-ce que la Révolution est possible ? C’était la question du début des années 1970. Est-ce qu’elle est désirable ? C’est la nouvelle question, celle de ces années 1978, 1979. C’est la question que se pose Michel Foucault par exemple, avec moi, dans un entretien que publie Le Nouvel Observateur et qui fait, à l’époque, un peu de bruit. Et c’est la question que, je suppose, Benny se pose, au même moment, entre la dissolution de la Gauche prolétarienne et son départ, en 1984, pour une yeshiva à Strasbourg. Est- ce que la Révolution est, au fond, si désirable que cela ? Est-ce qu’elle ne nous annonce que bonheur, harmonie, lendemains qui chantent ? Est-ce qu’elle est le « bon » visage de l’Absolu, ou juste sa grimace ? Eh bien ce qui rend possible la réponse à cette question, ce qui fait qu’on peut répondre, et qu’il répond lui- même, « non, elle ne nous annonce pas que bonheur, harmonie, etc. », et ce qui fait qu’on peut répondre cela sans avoir l’impression de revenir en arrière mais, au contraire, en avançant, c’est deux choses. D’abord, bien sûr, les leçons de l’Histoire ; les leçons, en particulier, de la révolution culturelle chinoise puis, surtout, du Cambodge où on a vu un peuple réussir son assaut vers le ciel, tuer en chacun le vieil homme, commencer de remodeler les façons de sentir, désirer, habiter le réel, habiter la langue et où le résultat du processus fut – on vient de s’en aviser grâce, en particulier, au témoignage sans appel du père François Ponchaud – une pure catastrophe, un carnage, un génocide. Mais c’est ensuite, et dans l’ordre, cette fois, de la pensée, la découverte du messianisme juif : c’est la découverte de cette figure d’un messie sans visage qui arrivera un jour inassigné ; qui est peut-être déjà en train d’arriver dans le geste et la parole de chacun pour autant qu’il obéit aux prescriptions de la Sainte Loi ; c’est un messianisme sans eschatologie ; c’est cette disjonction entre Messianisme et Eschatologie telle que l’opère quelqu’un comme le Maharal de Prague ; c’est cette manière juive, et juive seulement, d’en finir avec le mythe et l’illusion de la Fin ; c’est tout cela, oui, que Benny Lévy et Jean-Paul Sartre, ensemble, découvrent et qui leur fournit une alternative au vieux concept putride, et maudit, de révolution politique.

IM : Benny paraît, dans le processus de Retour, avoir simultanément « changé de peuple » (plutôt que changer le peuple) et changé de textes. Lequel a provoqué l’autre ? Et Sartre, qui ne pouvait pas « changer de peuple » ?

BHL : Il ne « pouvait » pas, vous êtes sûr ? Je ne sais pas… Il parle tout de même, dans L’Espoir maintenant, du peuple juif comme d’un « peuple métaphysique ». Il en parle même, en écho à Heidegger, comme du « peuple métaphysique par excellence ». Comme changement de peuple, ça se pose là ! Et voilà bien une autre source de vacarme pour une philosophie française, et sartrienne, formée à l’idée – heideggérienne, donc – que c’est le peuple allemand ou, à la rigueur, le peuple grec qui est le peuple « métaphysique par excellence » ! La vérité c’est qu’ils sont en train, tous deux, de faire l’expérience d’une nouvelle forme de liberté. Et que Sartre, comme Benny, prend la liberté de proférer cette chose quasi inaudible en langue française et, encore une fois, extraordinairement scandaleuse dans la bouche du plus grand philosophe français vivant : le peuple « métaphysique par excellence » ce n’est plus ni le peuple de Platon, ni celui de Fichte et de Hegel – c’est celui de Jérémie, Isaïe et Yohanan Ben Zakkaï.

Maintenant, un mot quand même sur Benny – un mot sur ce que tu appelles « le processus de Retour » chez Benny. Il y a un cliché dont il faut absolument se débarrasser. Il y a un cliché que, de son vivant même, il nous adjurait de déblayer. C’est le cliché du passage de Mao à Moïse, de la conversion apocalyptique, de l’itinéraire mystique – toutes choses qui l’énervaient prodigieusement, dans lesquelles il ne se reconnaissait pas et il avait bien raison, je crois, de ne pas s’y reconnaître. Il ne parlait pas de conversion, d’abord, il parlait de retour. Il disait, exactement : « jeté dans le chemin du retour ». Et il n’aimait pas, mais alors vraiment pas, tout ce que ce mot de conversion pouvait véhiculer : lutte avec l’ange, corps-à-corps avec l’obscur – notre ami Maurice Clavel se cognant sur ses meubles, en pleine nuit mao, foudroyé par la Révélation, illuminé. Il y avait là, pour lui, une dangereuse contamination par le judéo-christianisme. Et dans les quelques confidences qu’il a laissées, tout au long de sa vie, quant à ce cheminement, dans les quelques aveux qu’il a pu faire, ici ou là, quant à cet « être jeté dans le chemin du retour », apparaît une version, une lecture des choses, bien différente. Il insistait par exemple sur le fait qu’il s’agissait d’un cheminement dans et par les textes. Il répétait que son retour au texte juif faisait suite, forcément suite, à un passage par des textes philosophiques. Je me souviens d’une interview par exemple, il y a dix ou douze ans, où il racontait sa sortie de la vision politique du monde, sa tentative de chercher dans le texte de Platon les réponses aux questions que cette sortie laissait en suspens, et comment c’est le texte juif qui vint à son secours et vint proprement ouvrir la voie qui était jusque-là obturée. Donc, rien n’était plus étranger à la façon dont Benny voyait son cheminement que cette mythologie de la conversion. Cela ne l’empêchait pas, bien entendu, d’être fidèle à ce mot de Levinas, qu’il cite dans Être juif, et qui voit le judaïsme comme le moment où une condition juive vécue dans l’ordre de la « malédiction » tourne à l’« exultation ». Cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas connu, à Strasbourg, ou au moment de la montée à Jérusalem, quelque chose de cette exultation et peut-être davantage encore. Mais il faut se garder du cliché mystique ou, mieux, et pour parler encore comme Levinas, du cliché mystagogique pour entendre ce qui s’est joué là, dans cette vie, dans cette œuvre. Si, d’ailleurs, vous voulez un précédent pour aider à fixer les idées, il y en a un – il y en a, à la rigueur, un. C’est celui de Gershom Scholem qui, lorsque, dans son De Berlin à Jérusalem, il cherche à définir ce que fut « l’expérience déterminante » dans ses « rapports avec le judaïsme » et, donc, dans son « tournement », ne trouve à mentionner que ceci : le « choc » ressenti quand, « au printemps de 1913, par un dimanche d’avril », il a « appris à lire chez Bleichröde la première page du Talmud dans l’original puis, dans la même journée, l’explication que donne Rachi, le plus grand de tous les commentateurs juifs, des premiers versets de la Genèse… ». Scholem, pas Clavel. La science du judaïsme pas l’illumination rosenzweigienne. Un retour par les textes, par la lettre, pas par l’effusion ou la mystique.

IM : Quid, maintenant, de Jérusalem ? C’est là, à Jérusalem, que, vingt ans plus tard, vingt ans après la mort de Sartre, vous fondez avec Benny l’Institut d’études lévinassiennes…

BHL : Voilà. C’est là. C’est là, à Jérusalem, au lieu même où nous sommes en train de parler, que nous nous sommes retrouvés, ce fameux jour, il y a cinq ans, Alain Finkielkraut, Benny Lévy et moi, pour fonder cet Institut qui, à l’époque, s’appelait encore l’« Institut Levinas » et qui était, pour Benny, et pour nous tous, quelque chose d’assez important. Pour des tas de raisons. Des raisons philosophiques, sûrement. Mais pour des raisons biographiques aussi. Je me souviens, ce jour-là, de ce que Benny appelait le « climat d’émeute » autour de la salle. En gros, et dans sa langue, cela voulait dire qu’il y avait un monde fou, que la salle était pleine, qu’il y avait des gens qui ne pouvaient pas entrer, etc… Benny avait donné une interview à la radio israélienne. Il l’avait fait avec cette fièvre et cette force qui étaient les siennes et qu’il avait gardées de son passé militant. Et il me semble qu’à Jérusalem ce moment-là a été un moment très intense. Le sentiment d’un vrai acte fondateur. Le sentiment qu’autour de nous trois peut-être, mais aussi, et surtout, autour du nom de Levinas, se jouait quelque chose d’important dans la façon que l’être-juif pouvait avoir de se figurer et décliner. C’était bizarre ce trio, finalement… Finkielkraut, Benny, moi… Il y avait des dissentiments entre les uns et les autres… Des origines philosophiques diverses et des points d’arrivée encore plus divers… Et c’est vrai que, lorsque je repense à ces trois discours à la fois juxtaposés et, dans mon souvenir, assez articulés, lorsque je revois ce juif laïque qu’était Finkielkraut, ce juif laïque et universaliste que j’étais aussi et ce juif religieux qu’était Benny, lorsque je repense à ce climat de fraternité entre nous trois, à cette volonté, non pas de dialoguer bien sûr (je t’ai dit ce que Benny pensait du dialogue et je ne suis pas loin de penser la même chose) mais de s’entendre, de se parler, lorsque je repense à ce pari qui était le nôtre et selon lequel, au confluent de nos trois discours, quelque chose allait se produire, cela me semble, avec le recul, un moment quand même exceptionnel. Et fort. Et inattendu. Et étrange. Elle ne manquait ni de mystère ni de sens, cette co-présence des trois. Et cette confrontation affectueuse, dans le Jérusalem du moment, de nos trois positions philosophiques. Un orthodoxe et des laïques. Un religieux et des non-religieux. Un juif installé en Israël et des juifs de la diaspora. Et, entre les deux juifs de la diaspora, entre Finkielkraut et moi, d’autres sortes de désaccords, assez sérieux aussi, mais soudain surmontés – en partie, du reste, grâce à Benny et à son arbitrage bienveillant et silencieux. Je crois que cela a provoqué une certaine surprise. La foule qui était là en témoignait. Et, comme Benny l’espérait, il y a bien eu « émeute » pour ce premier acte fondateur de l’Institut.

IM : Comment est né l’Institut ?

BHL : Je te l’ai dit. Benny a toujours eu des problèmes avec la France. La France a toujours eu, plus exactement, des problèmes avec Benny. C’est vrai depuis le tout début, depuis l’École normale. C’est vrai depuis l’affaire Sartre et l’extraordinaire bannissement dont il a été l’objet, au moment du scandale de L’Espoir maintenant, de la part d’une intelligentsia horrifiée de voir son trésor vivant, Sartre, se tourner vers ce qu’elle pensait être une sorte de sous-pensée. Et la dernière péripétie de cela, c’est l’École doctorale de Jérusalem qui était un lieu de parole tout à fait essentiel, essentiel en tout cas pour les juifs d’ici, et qui, au terme d’un imbroglio dans le détail duquel nous n’allons pas entrer, a été fermé, supprimé, censuré. Vous aviez là un vrai lieu de parole. C’était le lieu de parole où Benny se faisait entendre, où il articulait ce qu’il avait à dire et où quelque chose, aussi, se transmettait (jusqu’à quel point Benny croyait-il, d’ailleurs, à la transmissibilité de ce qu’il vivait et de ce qu’il pensait, c’est une autre affaire – mais enfin ce lieu existait…). Et voilà qu’au terme d’on ne sait quelles manœuvres, coups fourrés diplomatiques, et effets de terreur politique, ce lieu, le lieu de cette transmission possible, est, du jour au lendemain ou presque, menacé de disparition. On se mobilise, à ce moment-là, Finkielkraut et moi. C’est, pour moi, le moment de la parution de mon Siècle de Sartre et on se mobilise, d’abord, pour aider Benny à retrouver, à Jérusalem, un lieu de parole et de transmission et puis, ensuite, quand l’idée prend un peu forme, pour instituer cette manière de nouvelle maison d’études. Donc l’Institut Levinas c’est ça. C’est la suite de ça. C’est sa première origine.

Alors, maintenant, il est clair que cette suite de l’école doctorale ne s’est pas appelée pour rien Institut Levinas, puis Institut d’études lévinassiennes. Nous nous trouvons ensemble, tous les trois, une fin d’après-midi, à Paris, dans un café de la rue de Varenne, à trente mètres de l’ancien appartement d’Aragon, sortant d’une entrevue avec le directeur de cabinet du Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin. Et, au terme d’une conversation où se mêlaient, comme souvent avec Benny, le souci de l’essentiel et celui de la stratégie, voire de la tactique, c’est lui, Benny, qui nous dit : « mais au fond… ce qui nous rassemble tous les trois… le nom qui crée cet espace de compossibilité entre nos différentes manières d’être juifs… il n’y en a qu’un… il ne pouvait y en avoir qu’un… c’est le nom de Levinas… c’est sous l’autorité de ce nom-là que nous sommes rassemblés depuis quelques semaines, quelques mois peut-être… il est, ce nom, ce qui a produit notre rencontre et il est ce qui pourra peut-être rendre possible la continuation, la poursuite, le fil, de cette rencontre et de la parole qui va avec… » Donc ça s’appelle l’Institut Levinas pour cela.

A partir de là, cet Institut représentait, pour les uns et les autres, des enjeux différents. Je crois que, pour Benny, il y avait (mais j’ai scrupule à parler pour lui…) deux sortes d’enjeux. Le premier : je le sentais quand il venait à Paris, et qu’après être allé chez Jean-Claude Milner, il venait me voir chez moi, boulevard Saint-Germain, et que nous allions dîner, parfois d’ailleurs avec Jean-Claude, dans le restaurant le plus casher que nous ayons trouvé à Paris – le premier enjeu, dis-je, c’est que cet Institut était le dernier point de tangence de sa vie avec ce monde-ci, avec le monde de l’affairement, avec le siècle. Il avait tout quitté. Il vivait, depuis longtemps maintenant, dans le temps immobile de l’étude de la Torah. Mais voilà. Il était à Paris, avec son chapeau noir, sa petite barbe, ses fines lunettes cerclées. Il était là pour, avec nous, réfléchir à l’Institut, à son devenir, à la manière de le faire vivre. Nous rencontrions, pour cela, des fonctionnaires, des diplomates, des grands patrons, des politiques, qu’il fallait convaincre de nous rejoindre dans cette aventure dont il était l’âme. Et ressurgissait alors un Benny terriblement concret, précis, organisé ; un Benny expliquant les effets que cet Institut allait produire sur le réel israélien et sur le réel juif hors d’Israël ; un Benny sur le visage de qui j’avais l’impression de retrouver, du coup, des accents, des éclairs, une juvénilité parfois du regard ou du sourire, qui lui revenaient de Pierre Victor… La queue d’une comète ancienne. Une source biographique que l’on croyait tarie. Le dernier linéament d’un fil militant que lui-même, j’en suis sûr, pensait définitivement rompu.

Et puis il y avait un enjeu autre, bien sûr – un enjeu théorique, métaphysique, spirituel, qui était, cela va sans dire, l’essentiel. Ce qui se jouait autour de ce nom de Levinas, c’était la compossibilité ou non de l’hébreu et du grec. La compossibilité ou non du Logos et de la Loi. Là encore, les deux fils dont s’était tressée la vie de Benny, et qui trouvaient là leur nœud, leur nœud noué si vous voulez, et peut-être, d’ailleurs, dans les derniers textes, en train de se dénouer. Je dis cela, encore une fois, avec beaucoup de scrupules et de prudence. Mais enfin je me souviens d’une de nos dernières conversations, peut-être la dernière, sur cette question de la relation entre le sensé biblique et le parler grec où il y avait, entre nous deux, un vrai dissentiment. Je suis, certes, l’auteur d’un livre où je plaidai, naguère, et fermement, pour « Jérusalem » contre « Athènes ». Mais pas de manière aussi radicale que Benny. Pas en renonçant à une articulation possible entre les deux. L’Institut Levinas était, pour moi, le lieu de cette articulation, de cette conjonction, possibles. Il était l’endroit du monde où je me plaisais à penser que le fameux « Jewgreek » de Joyce, dans Ulysse, avait peut- être son atelier. Je pensais, comme Levinas, qu’il y a, dans le jeu de la parole philosophique venue de la Grèce, quelque chose d’un palimpseste sur le texte à demi-effacé de la parole révélée du peuple juif. Je pensais, comme Rabbi Chimon ben Gamliel, dans un passage de la Michna commenté par Levinas, que s’il y a bien une langue dans laquelle, interdirait-on toutes les autres, il faudrait continuer de traduire les Écritures, c’est, encore une fois, le grec. Et il m’arrivait de penser, il m’est arrivé, ce jour-là, de penser, que notre Institut était, pour Benny, autre chose, de plus en plus autre chose – le lieu où cela achevait de se dénouer, où les deux voies allaient se séparer. Voilà. Je le dirai ainsi.

IM : Sur cette question, à savoir ce monde que Benny abandonnait et celui auquel tu tiens, quelle était ta position ?

BHL : C’est ce que je viens de dire. Pour moi, l’Institut Levinas c’était d’abord le lieu de cette parole possible, de cet échange possible de parole avec Benny (échange inégal d’ailleurs car, sur ces questions-là, sur la question de la pensée juive, il en savait infiniment plus long que moi). C’était le lieu d’un échange, donc, avec Benny. C’était le lieu où nous parlions et où Benny avait la générosité de faire comme si nos deux paroles pouvaient être de valeur équivalente. Benny a créé l’Institut Levinas, ai-je dit, parce que c’était l’un des derniers lieux de tangence possible avec l’« autre » monde, avec ce siècle dont il s’était séparé, avec cet autre réel dont il s’était dissocié. Moi, si j’essaie d’être honnête avec les raisons qui me l’ont fait créer et me l’ont fait accompagner, c’est exactement l’inverse : le lieu de tangence avec ce que Benny représentait et avec Benny lui-même – le lieu de l’intervalle (distance et proximité mêlées) avec un « être-juif » dont il était, je n’ose dire l’incarnation, mais, en tout cas, l’exemple vivant. Je me rappelle être venu chaque fois ici, pour ses séminaires, pour les miens, pour ce que nous appelions nos « grands débats », avec un très grand sentiment de jubilation intellectuelle et de joie. Bien sûr il y avait aussi de « gros » enjeux. Bien sûr il y avait des batailles théoriques ou, ce qui revient au même, théologiques que je menais depuis très longtemps et qui trouvaient là, pour moi, un théâtre nouveau et plus adéquat. Mais il y avait, d’abord, cela. Il y avait d’abord l’idée d’un lieu où j’essayais de comprendre, au contact du plus contemporain des juifs de l’étude, comment on pouvait être et juif et grec – ou comment on ne pouvait l’être, au contraire, et c’était plutôt l’avis de Benny, qu’au mépris de toute probité. Il y avait l’idée d’un lieu où je pensais pouvoir renouer avec un fil ancien de ma propre œuvre, le fil de ce Testament de Dieu que Benny n’avait pas lu à l’époque de sa publication mais qu’il lit, là, à ce moment-là, quand nous nous retrouvons et que nous créons l’Institut – et c’est vrai que, dans ce lieu, et dans le regard de Benny Lévy, je vois un peu mieux, et ce que j’avais entrevu à l’époque, et ce que j’avais laissé de côté ou ignoré. Le travail de l’hébreu dans le parler grec, le travail du grec dans le penser juif, comment la métaphore du Rocher dans la Bible peut venir à l’appui d’une réflexion postkantienne sur le temps… C’est cela qui me travaillait à la fin des années 70, et c’est à cela que je reviens grâce au travail de l’Institut. Voilà, pour moi, la vérité.

IM : Et pour Benny ?

BHL : Je ne saurais dire plus, pour Benny. Je ne veux pas en dire plus. Les raisons pour lesquelles il a voulu cet Institut, je les vois à peu près et je viens de te les dire. Le point où, dans les derniers mois de sa vie, il en était par rapport à l’Institut et par rapport aux raisons qui nous avaient conduits à le vouloir, je ne sais pas – je n’en sais pas plus que les vagues indications que je viens de te donner. Je me souviens de notre vraie toute dernière conversation. C’était une conversation fraternelle, comme toujours. Incroyablement généreuse de sa part à lui – qui s’adressait à moi depuis ce point de savoir extrême qui était le sien et qui était le savoir de l’étude. Mais, en même temps, je sentais bien que la divergence des points de vue se marquait de plus en plus nettement. Lorsque nous avons créé l’Institut, ce fameux premier jour, il s’agissait vraiment, je crois, de penser ensemble ce nom-là, le nom juif, dans toutes ses versions : diaspora et Israël ; ce qui, en lui, se rapporte à l’Orient et ce qui tient à l’Occident ; orientation et désorientation ; ce qui fait, dans le judaïsme, se sentir européen ou, au contraire, étranger à l’Europe ; herdérisme ou universalisme ; Lumières ou méfiance à l’endroit de l’ombre des Lumières et de leurs crimes ; ce qui nous faisait français, ce qui nous faisait, tous les trois, si profondément français, quoique, dans mon cas et, dans le cas de Benny, plus encore, avec cet inévitable malaise face à ce que la France pouvait être et que j’ai, pour ma part, jadis décrit dans L’Idéologie française. Il s’agissait de penser tout cela. Mais, les années passant et le travail se faisant, Benny s’est éloigné de ces questions. Ou peut-être les avait-il réglées. Et, s’il l’avait fait, sans doute fut-ce avec un tranchant beaucoup plus net, plus radical, que nous ne nous y attendions, Alain et moi. Voilà. Il me semble que l’Institut a aussi été l’un des lieux qui ont permis à Benny d’achever de trancher ces questions – ces apories, ces nœuds gordiens, ces nœuds tout courts, dont nous savions, tous les trois, qu’ils étaient constitutifs de l’être-juif.

IM : Dans le texte de présentation de l’Institut, on parle de Platon.

BHL : C’est un document de rien du tout. Mais je crois que tu as raison de le prendre, quand même, au sérieux – car il l’était, sérieux, de la part des trois signataires et, donc, de la part de Benny aussi. La question platonicienne, la question du platonisme, cela occupe une ligne dans ce document, un mot peut-être, mais ce mot est l’écho de discussions extrêmement vives entre nous. Benny était proche, sur ce point, de Jean-Claude Milner. Il avait gardé, jusque dans ce judaïsme dit orthodoxe (encore que je me méfie du mot), quelque chose de ce platonisme philosophique. Moi je me sentais, et me disais, nettement antiplatonicien. S’opposait là, et s’était opposé ce jour-là, le jour de la fondation, de manière amicale encore une fois, pas de manière feutrée mais dans la fraternité, un judaïsme platonicien, d’un côté, c’est-à-dire un judaïsme du voir, un judaïsme de l’optique, un judaïsme de l’Etude quasi contemplative – et puis, de l’autre côté, un judaïsme éthique, un judaïsme de l’interrelation, un judaïsme de l’intersubjectivité, un judaïsme plus proche des remarques levinassiennes sur l’altérité, sur cette manière d’être-sujet qui consiste à se faire soi-même l’otage de l’autre homme, un judaïsme du faire et de l’éthique, un judaïsme dont Benny pensait, je crois, qu’il était dangereusement teinté de catholicisme et un judaïsme dont je dirais, moi, qu’il était aussi aristotélicien que le sien était platonicien. Bref, quand on dit « Platon », dans ce manifeste, c’est cela que cela veut dire. En clair : on croit à l’optique juive ou l’on n’y croit pas ? on croit que le judaïsme c’est l’assujettissement à l’invisible ou à l’autre homme ? on parie sur l’antériorité du Bien (Platon) ou de l’Un (Aristote) ? sur l’au-delà de l’être (Philèbe) ou sur l’intellect agent (dont le Traité de l’âme disait qu’il est « une sorte d’analogue de la lumière ») ? sur la « métanoïa », la conversion – ou sur la poésie, c’est-à-dire, en grec, l’activisme du faire ? sur la Révélation ou sur la rencontre ? sur le Tout-Autre ou sur l’autre ? Ou encore : qu’est-ce, au juste, que l’altérité ? est-ce le Dieu inconnu ou mon prochain ? la hauteur ou la responsabilité ? Ou encore (et cette discussion, aussi, nous l’avons eue) : qu’est- ce qu’un Juif va faire au Burundi ou en Angola ? qu’a-t-il besoin d’aller se mêler des guerres oubliées d’Afrique ? qu’est-ce qu’il va faire dans la galère afghane ou pakistanaise ? que fait-il vraiment quand il va, à Ninive, s’adresser à l’adversaire ou, en tout cas, à l’étranger – quand il va au contact de l’autre dans ce qu’il a de plus radicalement autre ? Ce sont là des questions à la fois pratiques et théoriques, et dont nous parlions, à Jérusalem, à Paris, ou dans les lettres qu’il nous arrivait d’échanger. Lorsque, vraiment, nous nous désaccordions, il me reprochait d’être judéo-chrétien. Ou, ce qui revenait au même, juif français, proustien, brunschvicgien, héritier d’Esther et Mardochée face à Assuérus – que sais-je encore ? L’Institut était bel et bien le lieu de cette incessante dispute.

IM : Alors que se sont regroupés ici trois penseurs non négligeables de langue française, jusqu’à présent tu ne m’as signalé aucune problématique qui semble universalisable. Est-ce que cette dimension existait dans le propos affiché de l’Institut Levinas ou était-ce un lieu de débat « interne » sur des questions ne concernant que la famille juive ?

BHL : Oui, bien sûr, cette question de ce que tu appelles l’universalisable était là, elle était au cœur de notre débat, et de notre différend aussi. La seule chose c’est que nous ne nous accordions ni sur la définition de l’universalisable ni sur celle de l’Universel. Benny aimait citer le mot fameux de Rosenzweig sur le Chrétien errant et le Juif immobile où il voyait, à juste titre, une réversion de l’un des plus terribles clichés antisémites mais où il voyait aussi, et surtout, une bonne image de ce qu’il était devenu. Un Juif immobile, vraiment. Un Juif qui, ici, à Jérusalem, vivait dans ce temps arrêté, presque figé, ou, en tout cas, éternel qui était celui des textes dans la proximité desquels il se tenait. Un Juif qui avait l’âge, tout à coup, de cette langue et de ses lettres de feu – ces lettres dans la compagnie desquelles, encore une fois, il passait le plus clair et le plus brûlant de son temps. Et donc la question de l’universalisable, au sens où, moi, je me la posais, je crois qu’elle n’avait plus de sens pour lui – ou, plus exactement, cette querelle de l’Universel, cette double approche du mot et de la chose, je pense aujourd’hui qu’elle était le cœur même de notre inlassable conversation. J’essayais, moi, de concilier l’Universel et le judaïsme. Je disais : comment être juif, vraiment juif, tout en continuant de croire en l’Universel et de tenter de le faire advenir. Benny, lui, pensait que le judaïsme c’est l’Universel. Et il le pensait, pour le coup, comme le Levinas de Noms propres lançant que « le judaïsme c’est l’humanité au bord de la morale, sans institutions ». Lorsque je lui disais que, pour moi, être juif c’était, mettons, une mission, lorsque je lui disais qu’il s’agissait, dans mon esprit, d’aller porter très loin les étincelles de la vérité, ou d’aller, dans les terres les plus reculées, auprès des esprits qui ont le moins le souci d’entendre et qui, de surcroît, ont parfois le moins de raisons d’entendre des paroles juives, lorsque je lui disais que mon problème c’était d’aller, jusque là-bas, tenter de travailler à l’ouverture des portes de la rédemption, je crois que, pour lui, cela ne voulait plus rien dire. Il écoutait, bien sûr. Il accueillait tel ou tel de mes récits de voyage avec une aimable curiosité. Car, contrairement à ce que disent les crétins, contrairement à ce que semblent penser ceux qui, aujourd’hui encore, s’acharnent à le défigurer, il avait gardé cette extraordinaire ouverture d’esprit, cette curiosité pour toutes choses, cette joie du monde, cet amusement de tout – Benny, oui, c’était aussi cette intelligence rieuse qui prenait plaisir à l’aventure de la vie et à ses facéties. Mais je me souviens, par exemple, de lui avoir raconté par le menu telle expérience en Érythrée. Ou telle histoire pakistanaise. Et, s’il en était donc curieux, si cela l’intéressait, je crois qu’il ne comprenait plus – il ne comprenait pas, en clair, pourquoi il me fallait aller si loin, bouger autant, me séparer à ce point de moi- même, pour accéder à un Universel qu’il avait le sentiment, lui, de côtoyer sans bouger, sans remuer un cil, en étant juste là, face à la pierre de Jérusalem. Je répète : quand on parlait d’Universel, quand on disait « l’Universel », cela n’avait plus la même signification dans nos deux bouches. Il avait rompu avec toutes les conceptions politiques du monde. Il avait rompu avec toutes les formes dévoyées du messianisme. Tout ce qui pouvait rappeler ces messianismes séculiers auxquels il avait payé un si lourd tribut lui était devenu haïssable et, en tout cas, étranger. Alors que moi… Je ne sais pas, pour moi… Peut-être, après tout, y étais-je moins étranger que lui… Peut-être me débattais-je avec une définition de l’Universel moins riche, moins féconde et moins radicale que la sienne… Mais ce qui est sûr, c’est que l’on ne parlait pas, comme tu dis, « pour la paroisse ». Ce n’était franchement pas une parole « familiale ». L’objet c’était l’universalité. L’enjeu c’était de savoir ce qu’il fallait désormais entendre par « universalité ». Sauf que son universalité était une universalité en intension, je dis bien en intension, avec un s, comme tension – une autre façon de dire la tension juive, sa difficile tenue dans l’être et son encore plus difficile sortie hors de l’être, une autre façon d’exposer, produire cette problématique, et de s’en extraire.

IM : Benny était heureux à cette époque ?

BHL : Il était joyeux, en tout cas. Je sais qu’il était joyeux, cela se voyait, cela se lisait. Et c’est même la première chose qui m’a frappé lorsque je l’ai revu ici, à Jérusalem, c’est ce sentiment physique de jubilation, de joie, qui l’habitait. Alors heureux ? Heureux, je ne sais pas. Mais joyeux sûrement, oui. Pas au sens où, trivialement, il se serait « trouvé ». Pas parce que, comme on le dit parfois sottement, il aurait trouvé « sa vérité ». Ce n’était pas de cet ordre. Mais je crois que, de cette autre vie qui était la sienne et dont nous ne savions, Alain, moi, ses autres amis de passage, que des bribes, émanait une joie d’une extraordinaire intensité. Une joie inquiète. Une joie fiévreuse. Mais une joie fervente et qui, vraiment, l’irradiait. Pas une joie de réconciliation. Je ne pense pas qu’il soit mort si réconcilié que cela. Mais une joie, une fois encore, intense.

IM : Quel est ton rapport personnel aux textes de la tradition hébraïque ?

Mon rapport aux textes hébraïques c’est ce rapport dont parle Levinas dans un des premiers textes de Difficile Liberté, quand il dit « si je ne connais pas le Talmud, le Talmud, lui, me connaît ». C’est le rapport de Levinas quand il parle d’une allégeance sans âge, d’une allégeance ignorante, d’un savoir insu – thème sur lequel Benny a médité, lui-même, dans Être juif et qu’il a sans doute, et contrairement à moi, « dépassé ». Comment se fait le passage de l’ignorance au savoir ? Et se fait-il ? Quelle part d’ignorance demeure-t-elle dans ce qu’on croit être le savoir ? Je suis constamment, depuis trente ans, dans cette question. Le rapport que j’ai à la lettre juive, c’est un rapport de cet ordre, à la fois d’ignorance et de volonté de savoir, de distraction et de désir de la surmonter. Nous parlions de cela avec Benny. Ce fut l’un des thèmes, je te l’ai dit, de notre dernière conversation, non de vive voix, mais au téléphone. Je venais de lire Être juif. Je venais de lire, évidemment, le portrait sévère du « juif du siècle » qu’il y brosse. Et, de même que Raymond Aron avait donc cru se reconnaître dans le portrait du juif « authentique » des Réflexions, de même je dis à Benny, ce jour- là, que je m’étais reconnu dans son portrait du « juif du siècle » et du « juif moderne », c’est-à-dire du juif que l’implication dans les combats du siècle détournent, selon lui, de la réponse juive aux questions juives. Comme il était, je le répète une fois encore, d’une immense gentillesse, et d’une vraie amitié, il m’a assuré que non, je me trompais, j’avais mal lu, etc. Mais j’entendis un peu de oui, tout de même, dans son non…

IM : Quel est ton bilan sur Benny, sur son « retour » vers l’hébreu, son parcours… ?

BHL : C’est difficile de parler en termes de bilan. Et c’est difficile d’en parler en termes convenus, traditionnels. Le bilan de Benny, c’est des livres bien sûr, mais ce n’est pas que des livres, et je ne suis même pas sûr que les livres aient été essentiels dans l’idée qu’il se faisait lui-même de ce que pourrait être, un jour, son bilan. Il y a une page de Levinas, sur Rosenzweig, à propos de cette inimportance du livre. Levinas dit que, une fois, dans la vie de chacun, il faut qu’ait été vu ou entrevu un livre dont on puisse se dire, aussitôt, que bon, le livre lui-même, le livre en tant que tel, n’est, au fond, pas l’essentiel et que, plus important que le livre, plus essentiel, est sa « preuve » dans l’existence de tous les jours – l’existence d’une parole, l’existence d’une transmission active, l’existence d’un corps en mouvement et en transmission mais d’un corps fait, naturellement, de lettres. Eh bien le bilan de Benny c’est cela. C’est, bien sûr, Être juif. C’est, bien sûr, les textes de La Cérémonie de la naissance. Mais c’est un tracé biographique, à la fois long et très bref – mais d’une grande fulguration. C’est une vie dans la lettre. Et c’est une vie dont nous sommes nombreux à conserver le souvenir incroyablement vif. Son bilan, comme tu dis, est indissociable de cela. Et c’est ce qui rend la tâche de dresser le bilan à la fois si difficile et si essentielle pour chacun d’entre nous. Ceux qui l’ont connu, ceux qui ont eu la chance d’être au contact de sa parole, ceux qui ont eu la chance d’être enseignés par lui, tous ceux-là sont dépositaires d’un petit peu du bilan de cette trajectoire, à la fois lente, insistante, anhistorique et, encore une fois, fulgurante. Dire d’un bilan qu’il est à la fois anhistorique et fulgurant, je t’accorde que c’est un peu un oxymore. Mais c’est pourtant bien, pour moi, l’un des sens de l’aventure de Benny.

IM : Est-ce qu’il y a un Benny ou deux ? Un parcours qui va jusqu’au Retour, et l’autre partant du Retour, ou y a-t-il des lignes de force homogènes permanentes ?

BHL : Il y a deux Benny, et c’est le même. Bien sûr qu’il y en a deux. Bien sûr que l’événement du Retour est un événement énorme, rarissime dans une vie. Je serais même prêt à soutenir qu’il y a peu d’exemples, au XXe siècle, d’un retournement de pareille ampleur et qui, comme je te l’ai expliqué, n’était pourtant pas une « conversion ». Des conversions, n’est-ce pas, on en connaît. Des mouvements dialectiques de l’âme, des « métanoïas », toute l’histoire de la philosophie en est pleine. Lui, ce n’est pas cela. C’est une vraie rupture. Un événement absolu. C’est un vrai changement de sa propre âme, inexplicable dans les termes de la philosophie ou de la théodicée traditionnelle, inexplicable dans tous les termes de la théologie judéo-chrétienne. Et, en même temps, c’est évidemment le même Benny. Il était totalement contemporain de soi. Et cela se voyait dans sa fréquentation, dans les conversations de tous les jours, dans la façon qu’il avait de demander des nouvelles des uns et des autres, des copains comme il disait, et il voulait, dire, par là, les anciens maos. J’étais très attentif à cet aspect des choses. Presque par curiosité romanesque, j’étais attentif à ce qui restait de l’ancien Benny dans le Benny que je côtoyais. Je jouais, si je rentrais de Sarajevo, à lancer le nom de Francis Bueb. Ou, si on était, à Paris, en pleine « saison des prix », celui d’Olivier Rolin. Ou encore, comme de possibles intervenants à l’Institut, je lâchais les noms d’André Glucksmann ou de Christian Jambet. Et, alors, son œil s’allumait. Une juvénilité lui revenait. Il oubliait qu’il m’avait dit, la veille, avec un air de détachement un rien exagéré, que toute cette période de sa vie était morte, oubliée, que rien de lui ne coïncidait plus avec elle et que le Benny d’autrefois était homonyme de celui d’aujourd’hui – et, oubliant cela, il me demandait des nouvelles de l’un, blaguait sur l’autre ou reprenait, avec le troisième, une conversation interrompue trente ans plus tôt. Bref, de Pierre Victor sous Benny Lévy, il restait mille traces. Et des traces vives.

IM : Philosophiquement ?

BHL : Pareil. Il était encore capable, dans ces dernières années, de commenter un texte de Husserl. Ou de porter la contradiction à Heidegger. Il pouvait, alors qu’il prétendait l’avoir oublié et ne même pas pouvoir prononcer son nom sans en avoir les lèvres souillées, contredire Spinoza avec la même force philosophique, la même véhémence théorique, que, dans sa jeunesse marxiste, l’horrible Dühring, l’immonde Staline ou le grotesque Proudhon. Il n’était pas dans un autre monde. Il était en Israël, ce qui est une autre histoire. Mais cela restait, en partie, le même monde. C’était une vie cassée en deux, rompue en son milieu, c’était une vie qui avait accompli, en soi et pour soi, le commandement de jeunesse de casser l’histoire en deux. Mais c’était sa vie. C’était son histoire. Et je voyais, à maints signes donc, que cela restait la même histoire.

IM : Il oscillait, me semble-t-il, entre deux figures « politiques » de la tradition juive : celle du scribe (Esdras) et celle du prophète (Jérémie). A priori, l’idée que l’on se fait de quelqu’un d’aussi dense et d’aussi radical mais qui n’est pas, ou plus, un chef, c’est celle du prophète. Il y a une dimension marginale chez le prophète. Est-ce qu’il était aussi un « bâtisseur » ? Est-ce que tu penses qu’il souhaitait construire quelque chose ?

BHL : Je viens de te le dire : il s’était dégagé. Et, pour lui, se dégager ce fut venir en Israël, c’est-à-dire dans l’endroit du monde où l’on pouvait vivre au plus près de quelque chose qui ne ressemblait plus à de l’Histoire. Donc, il s’était dégagé. Il était allé au bout de cette idée qu’il n’y avait pas, dans le siècle, dans le monde, de place pour l’affirmation juive, et pour l’exultation juive, et que la place la plus tenable pour cela, c’était Israël. Et ce dégagement, cet écart, ce pas de côté, mais qui était un pas considérable, il l’avait accompli en une fois – une fois longue, une fois qui avait duré des années, mais une fois. Est-ce que cela faisait un bâtisseur ? Est-ce qu’il avait le sentiment, ce faisant, d’avoir bâti quelque chose ? Ou est-ce qu’il restait, juste, un prophète ? J’ai envie de te répondre que, pour lui, c’était la même chose : on n’est prophète, on n’est pas trop indigne, en tout cas, de la tradition prophétique, que lorsqu’on est un peu scribe et, aussi, un peu bâtisseur.

IM : Que t’inspire cette considération sur Benny : « un passant considérable », qu’on doit à Jean-Claude Milner ?

BHL : Oui… Le mot de Verlaine sur Rimbaud : « un passant considérable »… Ce n’est pas rien, certes ! Mais, en même temps, je ne crois pas qu’il n’ait été que cela. Je ne crois pas qu’il n’ait été qu’un passant considérable. Je crois que, dans les livres qu’il a laissés, dans ces livres noués, compacts, programmatiques, il y avait les pierres d’angle de quelque chose qui était en train, donc, de se construire puisque je t’ai dit qu’il était aussi un bâtisseur – il y avait les pierres d’angle de son édifice invisible et des pierres d’angle qui étaient de la pierre vive, de la lettre de feu et de la pierre vive.

Alors, il tournait autour de quoi, cet édifice ? Il tournait, par exemple, autour du concept de « Juif d’affirmation » qu’il empruntait, au demeurant, au même Jean-Claude Milner et auquel il était en train de donner tout son contenu. Qu’est- ce que c’est qu’un judaïsme qui va jusqu’au bout ? De quelle décentration, ou excentration, s’agit-il réellement quand on quitte les rives de l’ontologie ? Qu’est-ce qu’un judaïsme qui va au bout de cet écart dont parle Levinas à l’endroit des verdicts de l’histoire ? Benny n’était pas un fondamentaliste. Ce n’était même pas un orthodoxe. C’était un anhistorique, ce qui est tout autre chose et qui est même, d’une certaine manière, le contraire. Benny c’était une autre Histoire, à la fois au sens de sa jeunesse mao et au sens, cette fois, de Rosenzweig. Et c’est vers cette autre Histoire que faisait signe le concept de Juif d’affirmation.

L’autre geste théorique, non moins fort, non moins lourd de conséquences, l’autre geste, préalable au bâti de l’édifice, consistait à dégager l’être-juif de tous les clichés judéo-chrétiens – ceux que j’évoquais tout à l’heure et les autres. Et c’est là qu’à la fin de sa vie, son dialogue avec Levinas a pris un autre tour. C’est là qu’il a commencé de devoir penser, dans le même mouvement, la dette à l’endroit de Levinas et la distance nouvelle qu’il lui semblait devoir prendre, la reprise du lévinassisme et le congé qu’il pensait devoir donner à certains gestes lévinassiens : essentiellement, la traduction du sensé biblique en langue grecque, sa traduction et transposition sans reste – c’est-à-dire, au fond, la continuation de l’œuvre des Septante. Nous en avons parlé. L’affaire Jewgreek. L’anti-Joyce. Consommer le geste de rupture avec l’historicisation. Rompre avec la vieille idée selon laquelle être juif c’était répondre à des questions qui n’étaient pas des questions juives et qui revenaient toujours, au fond, à une autre question, celle de l’Universel au sens de saint Paul. Il en était là. Ce sont ses gestes d’alors. C’est ce à partir de quoi il était en train de recommencer de penser. C’est ce vers quoi, dans ses dernières années, il avançait. Et c’est aussi, par parenthèse, la source de son hostilité très grande, et même grandissante, avec le paulinien Alain Badiou. Pour un amoureux de la philosophie, pour un homme soucieux du texte juif, pour un curieux de cette aventure juive dont d’aucuns ont pu penser, et dont certains pensent encore, qu’elle est pour l’essentiel terminée, voilà qui rend la disparition de Benny plus irréparable encore. Irréparable, sans remède, par-delà même l’affection ou l’amitié.

IM : Il avait, dans son combat contre la christianisation aussi bien de Levinas que du judaïsme, retourné la question du mal, de la centralité du mal. Il y avait là aussi quelque chose qui collait au personnage, je crois. C’était quelqu’un de très positif. Il y avait cette idée, très ancrée dans le fait juif, que le mal ne bâtit rien…

BHL : En effet. Autre geste théorique majeur, et qui commençait à peine à produire ses effets. Le geste qui consistait, au fond, à renvoyer dos à dos les théodicées et les philosophies du mal absolu. La théodicée, c’est l’idée leibnizienne que le mal n’existe pas, qu’il n’est que l’ombre du bien et que, pour peu que l’on fasse un effort, que l’on s’applique un peu, que l’on veuille bien changer de point de vue, les choses vont s’arranger. Et, en face, on a le mal absolu, la souffrance inutile, le mal radical, l’excès du mal, comme disait ce livre de Philippe Nemo médité par Levinas et sur lequel Benny est longuement revenu, dans Être juif. Il me semble ne pas me tromper en disant que son dernier effort fut pour les renvoyer dos à dos. Il me semble être fidèle à la dernière inspiration de Benny en disant qu’il voyait là les deux termes d’un dispositif définitivement piégé. Le mal absolu d’un côté. La théodicée de l’autre. Entre les deux, disait-il, il y a… le judaïsme !

Il était en train de repartir de là. Il ne voyait pas le mal. Il ne pensait pas à mal. C’était visible, du reste, dans sa vie la plus quotidienne. Benny (cela peut sembler étrange s’agissant d’un homme qui avait la réputation d’avoir été dur, sectaire, et de l’être resté, d’être passé d’un sectarisme au sectarisme contraire, d’être un guerrier), Benny, donc, était un incroyable pacificateur. Et il était un pacificateur parce qu’il bâtissait sur le bien, parce qu’il voyait le bien là où d’autres voyaient le mal. J’ai fait allusion, tout à l’heure, à son rôle entre Finkielkraut et moi. Ce n’est un mystère pour personne que nous avions, Finkielkraut et moi, maintes raisons de nous opposer. Nous nous connaissions depuis longtemps. Nous sommes entrés à l’Ecole normale supérieure, lui à Saint- Cloud, moi rue d’Ulm, dans les mêmes années. Mais nous n’étions pas ce qu’on appelle des amis. Nous ne l’avons jamais été. Et nous avions donc, malgré des points d’accord comme, par exemple, la position à adopter face à la tragédie en ex-Yougoslavie, de vrais désaccords, tantôt de surface, tantôt très profonds. Eh bien je témoigne du fait qu’à chaque fois, Benny jouait un rôle, non pas de Monsieur Bons Offices, ce serait réducteur de présenter la chose ainsi, non, mieux que cela, il bâtissait à partir des étincelles de Bien qu’il décelait en chacun, et dont il pensait qu’elles étaient l’essentiel. Et il réglait les problèmes comme cela. Un seul exemple. Nous avions un désaccord, Finkielkraut et moi, sur l’affaire Renaud Camus, cet écrivain qui s’était permis, dans son Journal, de « compter » les juifs présents sur l’antenne de France-Culture. Nous n’en avions jamais parlé sur le fond. Eh bien, un après-midi, à Tel-Aviv, dans un salon d’hôtel, face à la mer, c’est Benny qui a mis le sujet sur le tapis ou, comme eût dit Althusser, a « mangé le morceau ». Et s’ensuivit une discussion vive, parfois rude, sans concessions ni d’un côté ni de l’autre – mais qui ne nous empêcha pas, Finkielkraut et moi, deux heures plus tard, de repartir bras dessus bras dessous pour prendre notre avion pour Paris.

IM : Donc pas de « sectarisme » ; tu n’es pas d’accord avec l’idée d’un « sectarisme » de Benny ?

BHL : C’est un autre cliché qui m’insupporte ! Une autre des idées idiotes qui prennent corps, font corps, se pétrifient autour de sa mémoire depuis qu’il est mort et qui me mettent en colère. Toute cette histoire de double sectarisme… Ce côté : sectaire quand il était mao, sectaire quand il est devenu juif… Je pense d’abord, et je l’ai tout de suite dit, que les deux choses ne sont pas symétrisables, que ce sont des aventures qui n’ont rien de commun, qu’on ne peut pas mettre sur le même plan l’idolâtrie du Petit Livre rouge de Mao et la fréquentation quotidienne du Talmud. Et puis je pense surtout que le Benny que j’ai connu, le Benny juif, le Benny d’Être juif, est un Benny loin, très loin, de cette raideur qui va avec le sectarisme. J’en témoigne. Peu sont en mesure, comme moi, d’en témoigner. Il suffirait que je raconte l’une, l’une seulement, de nos empoignades. Il suffirait que je rapporte nos discussions ardentes mais, je le répète, toujours courtoises au moment où je suis venu faire ma conférence sur « Comment je suis juif ». Il suffirait que je donne à entendre la patience avec laquelle il supportait ce qui devait lui apparaître, souvent, comme des propos d’amateur, voire d’ignorant. Il suffirait de cela pour faire justice de ces reproches. Et quant au versant politique des choses… Là aussi, je tiens à le dire. L’Institut Levinas était un lieu d’extraordinaire liberté, d’extraordinaire diversité. Et pas à cause d’Alain Finkielkraut et de moi, non, à cause de lui, à cause de Benny, à cause des disciples de Benny, à cause des gens qui pensaient avec lui et souvent contre lui, à cause des garçons et filles qui venaient au penser juif grâce à lui mais qui venaient réellement de tous les horizons politiques d’Israël et de la diaspora. Il y avait là des gens de gauche et des gens de droite. Des gens qui croyaient aux colonies et des gens qui voulaient les voir se dissoudre. Il y avait des militants de Shalom Archav et des partisans du Grand Israël. Il y avait surtout beaucoup de gens qui pensaient que ces questions n’avaient pas tellement d’importance et qu’à côté des questions soulevées par les maîtres à la parole de qui Benny les initiait, à côté du commentaire d’une page du Maharal de Prague ou du Gaon de Vilna, tout cela se situait à une hauteur parfaitement négligeable.

Voilà qui devrait faire justice de l’idée si bête d’un Benny extrémiste, ou d’un Benny qui, sur les questions politiques, aurait eu des positions radicales. Je crois que sur les questions politiques, il était d’un pragmatisme extrême. De même qu’il disait toujours que Jérusalem était d’abord, pour lui, le meilleur endroit au monde pour étudier la Torah, de même la question des plans de paix, la question politique, étaient très secondaires par rapport à ce qui était au cœur de sa vie et dont il était question dans la vie de l’Institut. Et, pour autant que cela l’occupait, je peux te révéler enfin qu’il fut le premier à prendre connaissance de mon discours de réception du doctorat honoris causa de l’Université de Tel-Aviv ; que lui qui détestait Tel-Aviv avait d’ailleurs tenu à être là, au premier rang, le jour où je le prononçai ; et qu’avec la thèse que j’y développai, qui était au cœur de mon discours et qui s’articulait autour du concept de « paix sèche », n’impliquant ni « double reconnaissance » ni « amour », mais bel et bien, en revanche, un Etat palestinien à côté de l’Etat d’Israël, il n’était pas en désaccord. Je ne crois pas le « tirer à moi » en disant cela. Je crois être au plus près de la vérité de mon ami.

IM : Benny faisait très clairement la distinction entre Jérusalem et Israël. Et toi ?

BHL : Peu importe, ici, mon cas. C’est de Benny que je veux parler. Et, c’est vrai, Benny aimait Jérusalem. Mais je ne suis pas sûr qu’il ait eu une telle passion pour Israël. Et je suis même certain qu’il avait, à l’endroit de ce qu’était devenu le sionisme, à l’endroit de ce « champ de ruines » qu’était devenu le sionisme et par conséquent Israël et que je l’entends encore vitupérer, une très profonde déception. Alors que, pour cette ville, pour Jérusalem, il avait un amour entier. Alors, attention ! Pas Jérusalem parce que « lumière de Jérusalem » ! Pas « lieu où souffle l’esprit », collines inspirées, et tout le tintouin. Benny n’était pas barrésien. S’il y en a un qui ne l’était pas, qui ne savait même pas de quoi on parlait, s’il y a bien eu un intellectuel qui vous regardait avec des yeux ronds si vous lui parliez de La Colline inspirée de Maurice Barrès, c’était bien lui. Jérusalem était juste le lieu du monde, je le répète une dernière fois, où il se sentait le mieux, et pour étudier et pour vivre en juif. Une Jérusalem hors de toute inspiration… Hors de toute incarnation… Jérusalem comme ville où l’étude pouvait, pour parler encore comme Milner, venir à la place du savoir… C’est de cela que venait le rapport intime qu’il avait avec cette ville…

IM : Il avait mis en exergue d’une sorte d’autoportrait de lui dans Libération cette phrase : « seule la pierre de Jérusalem m’apaise »…

BHL : Je me souviens de ce texte. Et je pense que c’était vrai. La pierre de Jérusalem avait cette vertu de le rendre contemporain de ses seuls vrais contemporains, ses contemporains selon l’esprit, son peuple d’ombres et de frères, les sages du Talmud. Il en était le contemporain ici et pas ailleurs. Et c’est à cela que tenait, pour cet antinaturaliste, pour cet antibarrésien, pour cet homme qui croyait à la sainteté mais pas au sacré, et encore moins aux pierres sacrées ou aux bosquets sacrés, c’est à cela que tenait, oui, son attachement très vif à cette ville. Cela se voyait sur son visage. Il n’avait pas le même visage quand il était à Paris, et quand je le retrouvais ici.

IM : Est-ce qu’il y a un héritier, un héritage ? est-ce qu’il y a quelqu’un pour prendre la suite, d’après toi ?

BHL : Je ne sais pas… C’est compliqué… Tu connais, n’est-ce pas, ce poème de Baudelaire qui s’intitule « Les Phares » ? Eh bien je me dis parfois que Benny c’est un peu ça… Une lumière intermittente… Une lueur interrompue… Il y a des personnages comme ça… Ils apparaissent sur la scène de l’histoire ou de la pensée… Ils émettent une lumière forte, extraordinairement vive, incandescente, et qui laisse un souvenir lui-même incandescent, mais qui s’éteint après eux… C’est ce que je voulais dire, tout à l’heure, quand je te disais que je ne savais pas s’il croyait lui-même, tant que cela, à la transmissibilité de ce qu’il avait à dire… Il impulsait. Il réveillait. Il mettait en mouvement. Il avait à la fois cette générosité, ce souci du bien, cette force, qui faisaient qu’il n’avait pas son pareil pour mettre autrui en mouvement. Il faisait penser, si tu préfères. Il faisait qu’on osait, non plus « lutter », mais penser. Et je connais beaucoup de gens qui, lui parti, penseront autrement, ou moins, ou moins profondément, ou plus du tout. Pour ce qui me concerne, je m’étais engagé, grâce à lui, sous la poussée amicale, parfois véhémente, parfois laconique, parfois douce, toujours fraternelle, du jeune maître qu’il était devenu, dans un travail de pensée, donc dans un livre, autour de questions que j’avais laissées en suspens il y a vingt-deux ou vingt- trois ans. Et ce travail-là, je m’aperçois aujourd’hui qu’il était encore plus lié que je ne le pensais, de son vivant, à sa présence réelle. En sorte que, Benny n’étant plus là, je ne sais plus très bien ce que ce travail sera, ni comment ce livre tournera. Quand je parle de phare, quand je dis qu’il était un phare, je veux dire que sa lumière était une lumière qui émettait et qui s’éteignait, qui a émis et qui s’est éteinte, une lumière d’une très grande force mais qui ne laisse pas un long faisceau lumineux après elle. Une lumière baudelairienne, vraiment. Une lumière dandy. Et une lumière qui, pour cette raison, ne laisse pas penser sa postérité en termes d’héritage et d’héritier.


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