« Je voudrais profiter de l’occasion qui m’est donnée par l’œuvre qu’a réalisée Marek Halter pour exprimer mon affection, mon admiration pour sa personne. Il est en effet un symbole, un apôtre qui prêche partout où il passe avec une chaleur, une lumière particulières qui ne peuvent pas ne pas faire penser à celles des rabbins d’autrefois. Car il pourrait être rabbin. Il a toutes les qualités d’un rabbin. Il est l’image que nous voudrions tous que soit un rabbin aujourd’hui… Présent dans tous les combats où sont en jeu les droits de l’homme, il est de ceux qui, dans ce monde plein de violence, refusent catégoriquement le recours à la violence : pour cela aussi, c’est un des hommes les plus courageux qu’il m’ait été donné de rencontrer… »

La scène se passe en Israël, quelque part entre Tel-Aviv et Jérusalem, dans l’enceinte de cet institut Weizman qui est, on le sait mal, l’un des hauts lieux de la science, de la recherche internationales. Et l’auteur de ce vibrant — et émouvant — hommage n’est autre que Simone Veil, cette très grande dame de France qui n’a jamais pour autant rompu le lien avec sa mémoire, sa demeure de judaïsme, et qui est ici, comme moi, comme Philippe Sollers, comme Maria-Antonietta Macciocchi, comme Guy Sorman, comme René Dottelonde, comme beaucoup d’autres, pour célébrer la grande sculpture de cuivre rouge que Marek, notre ami, est venu consacrer à la coopération, justement, des sciences française et israélienne…

Cathédrales de poussière et de papier

Ou plutôt — et c’est Marek, cette fois, qui parle — pour célébrer le rôle de la science même dans l’histoire du judaïsme. Pour rappeler que c’est là, dans la lettre, dans le livre, dans la parole rare et claire de son plus ancestral savoir qu’il a eu, de tout temps, sa plus extraordinaire ressource. Pour expliquer le mystère de ces cathédrales de poussière, de papier et de foi où, plus encore que dans des temples, Israël, dans sa gloire autant qu’en sa misère, a constamment su trouver ses plus solides édifices. Et pour s’inquiéter, alors, du terrible péril qui menace chaque fois que, dans l’histoire juive, le courant des « zélotes » l’emporte sur celui des « pharisiens », et la force de la force sur celle de la forme et du Verbe.

Message reçu ? Qu’en pensent les quelques centaines de notables israéliens qui sont venus écouter l’orateur ? Et ont-ils saisi la pointe, derrière de si érudites citations de Moïse, d’Esdras ou de Yochanan Ben Zaccaï ? La presse du lendemain répond sans équivoque, qui traduit — et titre — simplement : Marek Halter condamne la politique gouvernementale en Judée et en Samarie…

Bar Kochba

Il faut dire qu’Israël est un bien étrange pays ! Car savez-vous quelle est aujourd’hui la grande, la vraie question politique qui l’agite et le divise ? Ce n’est pas l’inflation. Ce n’est pas les Malouines. Ce n’est pas le conflit sépharades-ashkénazes, ni les luttes de classes à l’intérieur de la société. Ce ne sont même pas les Palestiniens ou le problème de la violence dans les territoires occupés. Mais c’est la figure de Bar Kochba, ce très ancien chef de guerre dont un livre récent — et follement discuté par l’ensemble de la classe politique et intellectuelle — raconte comment, en l’an 132 de notre ère, il engagea le peuple juif dans la plus absurde, la plus désespérée et, finalement, la plus-désastreuse des révoltes de son histoire.

Héros ou dément ? Prophète ou faux messie ? Grande figure de rébellion ou responsable direct du malheur de la dispersion ? On ne parle que de cela, je le répète, dans les chapelles, les salons ou le Parlement de Jérusalem. Pas un écrivain, pas un député, pas un ministre qui n’ait son idée sur la question. Impossible d’écouter la radio, de brancher la télévision ou d’ouvrir un journal sans y trouver l’écho de cette étrange et furieuse polémique. Au point que, le jour même de notre arrivée, c’est Menahem Begin en personne qui, comme pour mettre dans la balance tout le poids de son autorité, montait en Galilée, flanqué de l’essentiel de son cabinet, pour faire, à dix-huit siècles de distance, d’authentiques funérailles nationales aux ossements de celui qu’il tient, lui, pour l’une des plus prestigieuses figures du panthéon israélien.

Une région de l’Être

Faut-il s’indigner ? Se gausser ? S’étonner même ? Le fond de l’affaire, je crois, c’est qu’Israël est le seul pays au monde où le moindre problème politique semble devoir prendre d’emblée, et immédiatement, une dimension métaphysique. Où le premier ministre, par exemple, quand il reçoit un philosophe français, lui parle spontanément de Platon, du Talmud, de Shakespeare. Où le premier politicien venu est capable de vous improviser un exposé sur le livre de Samuel et sur la lancinante question de savoir si, oui ou non, Israël est un « Etat comme les autres ». Et où le pire grief que l’on fasse aux Jordaniens est d’avoir tenté de faire échec à la venue du Messie en enterrant exprès leurs morts au seuil de la Grand-Porte dont les Écritures disent qu’elle doit, jusqu’au dernier jour, rester en état de pureté.

On ne comprend rien aux problèmes de ce pays tant qu’on n’a pas admis que, mieux qu’une région du monde, il est d’abord et avant tout, une manière de région de l’Être.

Un dîner chez Pérès

Prenez Shimon Pérès. Il est le chef patenté de l’opposition parlementaire. En tant que politicien, il n’est ni meilleur ni pire que la plupart des politiciens. Et j’avoue n’avoir pas été particulièrement impressionné par les comptes d’apothicaire qu’il nous a laborieusement détaillés pour nous prouver, au final, que des élections anticipées étaient inévitables avant la fin de 1982. Mais reste, en revanche, cet indéfinissable charme qui émane du personnage. L’atmosphère de paix, presque de recueillement, qui règne dans la grande maison où, comme chaque soir de Shabbat, il reçoit sa famille et ses amis. Le portrait qu’il nous fait de Sadate, ce prophète foudroyé qui n’a jamais su travailler plus de deux ou trois heures par jour et qui occupait le reste de son temps en méditations transcendantales. Et puis le moment, enfin, si peu conforme à son image « laïque » et « progressiste », où, répondant à une question de Marek Halter sur le mal dont souffre le pays, il a répondu simplement : « Le drame, vois-tu, aujourd’hui, c’est que nous nous trouvons au point d’extinction de l’esprit de prophétie. »

Un peuple schizophrène

Pérès ? Begin ? Le travailliste supposé de gauche ou le nationaliste réputé à droite ? Je dois à l’honnêteté de dire que je n’ai pas, tout compte fait, la tête très claire sur ce chapitre. Que malgré tout ce qui, à l’évidence, me porte vers le premier, je ne parviens pas à en prendre clairement, simplement, indubitablement mon parti. Mieux : que je n’arrive pas à me défaire de l’idée que, pour les Israéliens eux-mêmes, le choix n’est peut-être pas si clair ni si facile qu’on veut bien le dire. Car là non plus on ne comprend rien, je crois, si l’on prend au pied de la lettre le discours politique explicite ; et si l’on oublie qu’en chaque citoyen israélien sommeille un militant du Goush Emônim — le fameux « Bloc de la foi » partisan du Grand Israël — en même temps qu’un apôtre de Chalom Archav — le mouvement dit de « la Paix maintenant » qui tient, lui, pour la restitution totale, et presque sans conditions, des territoires de Judée, de Samarie, de Gaza.

Le reste

Disons les choses autrement. L’impression la plus insistante que je retire de ce voyage, c’est qu’Israël est en train de vivre le déclin simultané des deux grandes idéologies qui avaient, jusqu’ici, scandé sa brève histoire. Que ce qu’on a appelé le « sionisme » y dépérit au même rythme qu’un « socialisme » archaïque, fossilisé, discrédité. Que là aussi, là surtout, la machine est en route qui travaille à désacraliser les vaines et creuses idoles de l’increvable XIXe siècle. Et que tout se passe comme si ce pays, qui a si longtemps coulé son rêve dans le moule de la langue des nations, commençait de s’émanciper et de rejoindre sa vérité. Israël en crise ? Israël, en fait, et par définition, a toujours été en crise. Et de cette crise, toujours aussi, « un reste », comme dit la Bible, est appelé à « revenir » qui pourrait bien, cette fois-ci, consister dans l’embryon d’un authentique XXIe siècle.

C’est une intuition, bien sûr. Rien encore qu’une intuition. Et c’est Sollers qui, si je ne m’abuse, l’a formulée le premier, au sortir d’une longue et passionnante conversation avec Ben Elissar, ce député francophone qui fut ambassadeur d’Israël en Égypte et que l’on donne, un peu partout, pour l’un des successeurs possibles de Begin. Car il ne dit rien d’autre, effectivement, quand il nous explique : primo, qu’il imagine mal son pays rendant des territoires indispensables, selon lui, à sa sécurité ; secundo, qu’il ne voit pas d’inconvénient majeur à vivre avec quelques centaines de milliers de citoyens arabes supplémentaires ; tertio, que l’idée d’une population palestinienne proliférant à un rythme monstrueusement exponentiel est une idée démographiquement absurde autant que politiquement raciste ; quarto, et par conséquent, qu’il n’exclut pas que l’on voie un jour des hommes d’Etat traditionnellement classés à droite reprendre l’idée arafatienne d’un « Etat binational » et faire de Jérusalem la capitale du premier Etat multiracial, cosmopolite et donc profondément démocratique du Proche-Orient d’après-demain…

La mémoire ou la modernité ? La Bible ou le siècle prochain ? N’oubliez pas, nous dit Marek, que l’hébreu est la seule langue au monde à laquelle il manque un temps : le présent…


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