1. Baudelaire, Sartre et Lévy

Il importe peu de savoir si, comme le chuchote une rumeur parisienne, Bernard-Henri Lévy n’a écrit les cent cinquante pages de son Éloge des intellectuels à une allure qui a sidéré le Stendhal de La Chartreuse de Parme que pour couper l’herbe sous les pieds de son confrère « et néanmoins ami » Alain Finkielkraut qui, avec La Défaite de la pensée dans l’affaire, malgré la finesse et le sérieux de ses analyses, semble, du coup, arriver bon second sur le terrain et va faire figure auprès de gens pressés de cheval de labour, de Poulidor de la question, sympathique mais malchanceux ! Après tout, Poulidor a bien fini par gagner !

Il est dans la nature de BHL de humer le vent et de souffler dans son sens. Qu’importe si c’est BHL qui a soufflé le premier ou non, ce qui compte après tout, c’est que le vent sur lequel il souffle soit le bon. Et si BHL a besoin d’avoir le sentiment d’être le premier pour souffler comme tout le monde, accordons-lui cette place ! On sait bien, on sait depuis longtemps, qu’il n’y a pas plus sur le marché français de « philosophes », de « maîtres à penser », d’« intellectuels », employez donc le mot qu’il vous plaira, dont l’aura soit comparable à celle qui émanait d’un Voltaire, d’un Rousseau, d’un Chateaubriand, d’un Hugo, d’un Zola, d’un France, d’un Barrès, d’un Maurras, d’un Gide, d’un Malraux, d’un Sartre ou d’un Camus par exemple. L’article est demandé et se vendrait, mais ce que l’on nous propose ne répond pas aux désirs de la clientèle. Je trouve ça plutôt rassurant. Oui, que malgré nos six chaînes de télévision, nos radios libres ou d’État, des quotidiens aussi considérables que Le Figaro ou Le Monde, des news aussi bien faits que L’Express, Le Point, L’Observateur et L’Évènement du jeudi, non n’ait pas réussi à nous faire prendre un Barthes, un Foucault, un Lacan, je m’en tiens aux disparus, pour autre chose que ce qu’ils étaient, des esprits de premier plan, mais certainement pas des Voltaire, des Hugo, ni même des Sartre, montre bien que la mayonnaise, malgré le luxe des appareils modernes, n’est pas aussi facile à réussir que le pensait jadis Mme Saint-Ange ou de nos jours M. Séguéla.

Un Gide, un Rousseau, un France, un Sartre, ça paraît bien désuet, et nombreux sont ceux qui ont oublié leurs noms, mais cela demande du temps, une patience folle, il a fallu des lecteurs encore moins pressés et tellement attentifs, presque niais ! La chance a joué, c’est entendu, mais des expériences comme ça, je me demande si l’on pourrait en refaire, si même ça vaudrait le coup ! Que Bernard-Henri Lévy ait changé son compas de position, qu’il l’ait même fait parfois virer de 180 degrés ne me gêne en rien ; qu’il admire Mallarmé, Zola, Flaubert, Baudelaire et même Blanchot, qu’il partage enfin nos goûts, nous n’en attendions pas moins de lui ! Mais toute conversion exige des sacrifices. Et, sur le dieu de la littérature enfin retrouvée, BHL n’y va pas de main morte.

On sait que Sartre n’a pas toujours eu l’engagement heureux, qu’il a parlé alors qu’il aurait mieux fait de se taire, qu’il a quitté la scène, qu’il a eu des absences alors que sa présence était réclamée. Avec l’engagement, Sartre s’est conduit comme un chauffeur qui n’aurait pas son permis : aux emballements du moteur succèderaient des pannes sèches. Depuis plus de vingt ans au moins, nous sommes une bonne cinquantaine à japper à ses trousses, à lui mettre le nez dans ses erreurs, à nous extasier devant sa colossale inconscience. Sartre, sur ce point, est devenu l’une des hypothèses favorites des professeurs à l’école de guerre littéraire. C’est d’un air gourmand que nous pointons des erreurs : « Vous voyez, messieurs, ce que la notion d’engagement mal comprise peut faire d’un homme qui ne manquait dans son enfance ni de talent ni d’intelligence ! »

L’engagement sartrien cumule les méfaits de l’alcool, tu tabac et de la drogue. À des écrivains en herbe, des messieurs d’un âge certain, que l’Académie a eu le bon goût de reverdir, répètent avec des mines confites : « Il n’y a pas d’engagements doux. La moindre signature au bas d’une pétition et vous êtes fichus. Vous quittez les droits chemins de la littérature. Petits malheureux, vous voulez finir comme Sartre ou quai Conti ? À la Coupole ou sous la Couple ? » J’aurais souhaité que BHL, si charmant dans sa nouvelle robe de communiant, nous épargnât ce compliment sartrophobe qui semble vraiment, et un peu trop, de rigueur.

2. Éloge de Sartre

Quand on est né en 1948, en apparence on n’a pas trop souffert de Sartre. Mais BHL ne pense pas à lui, c’est Baudelaire qu’il veut venger. Baudelaire qui fut outragé par Sartre en 1947 dans un essai tristement fameux. Le fantôme de Baudelaire est venu hanter Lévy-Hamlet. Le roi maudit de la poésie ne trouvera de repos que lorsque son assassin aux mains sales, l’affreux Sartre, sera châtié à son tour. En bon fils, Lévy s’y emploie : « Je pense ici à Sartre. Je pense à ce méchant livre, émaillé de bourdes et de contresens, où l’on sent une hargne qui ne suffit pas à expliquer la troublante – et éventuelle – proximité entre le beau-fils du général Aupick et le petit bâtard des Mots. » Et BHL d’énumérer dans un passage assez gai tout ce que Sartre reprocherait à Baudelaire : « De n’être pas socialiste. De n’être pas progressiste […]. D’avoir traité Hugo de crétin. D’avoir écrit de “la femme Sand” qu’elle était une “truie”, une “latrine”. D’avoir trop fait de poésie. Pas assez de révolution […]. Bref, ce qu’il lui reproche, c’est d’avoir été lui-même, Charles Baudelaire, auteur d’un livre génial… » Si l’engagement « sartrien » a eu le triste sort que l’on sait, et souvent à juste titre, le Baudelaire n’a pas meilleure mine dans la panoplie du philosophe. C’est presque une affaire classée BHL, en dégainant son sabre, jouait sur du velours. L’auteur lui-même, la cinquantaine passée, n’aurait pas donné cher de son essai. Il le trouvait bref. Avec Baudelaire, les 4000 pages auraient été de rigueur. Sartre aurait volontiers avoué qu’avec sa proie il avait été d’une insoutenable légèreté d’être : il y avait tellement mieux à dire, et plus, et plus !

Michel Leiris, qui préfaçait en son temps l’ouvrage – une préface est toujours une précaution, l’aveu d’un manque, – essayait d’excuser son ami « si étranger, en apparence, à la poésie », ou quelque chose comme ça. Le tout-puissant syndicat des biographes de Baudelaire n’en revenait pas que, au moment où le papier était si rare (1947), on en eût trouvé assez pour imprimer les élucubrations d’un philosophe foutraque qui n’aurait même pas su réciter par cœur Harmonie du soir ! Je suis bien d’accord avec Lévy, le Baudelaire de Sartre n’est pas un livre sérieux, exhaustif, et c’est d’ailleurs pourquoi il me charme encore. Que reproche BHL à notre philosophe ? « C’est d’avoir été lui-même, Jean-Paul Sartre… », etc. Il semble que l’on n’en sortira jamais. Lecteurs, critique, écrivains, les trois réunis souvent sous la même bannière, nous reprochons à l’écrivain que nous envisageons, du moins qui nous sert de faire-valoir, ce qui fait qu’il est lui-même, que nous le reconnaissons entre mille.

Les romans de Zola, les théories de Zola sur le roman, ne sont pas, Dieu merci, tout le roman, il n’empêche que Germinal, ce n’est pas avec l’aide de La Princesse de Clèves que nous aurions pu l’écrire, ouf ! Le jeune Sartre s’était fait, avant-guerre, une réputation terrible par ses articles de la NRF, qui mettaient à mal les romans de Mauriac, de Giraudoux et quelques autres monstres sacrés de la littérature d’alors. Le roman, la littérature, ce n’était pas cela. Il y avait Dos Passos, il y avait Faulkner, il y avait Husserl, comment pouvait-on écrire des romans qui n’en tenaient pas compte ? On allait voir ce qu’on allait voir ! Et l’on vit : L’Âge de raison et la suite.

Mauriac, de bonheur, en reprit du poil de la bête. L’on ricana sur les romans de Sartre, qui se lisent pourtant avec plaisir. Où est la vérité ? En littérature, dans le bonheur d’expression. Les articles de Sartre nous ont appris mille choses sur le roman et sur les auteurs dont il parlait. Et, comme si ce n’était pas assez, l’on pouvait se douter, en les lisant, qu’un chapitre de la littérature montrait le bout de son nez. Maintenant que Bernard-Henri Lévy connaît le mode d’emploi, qu’il est infiniment plus célèbre que les écrivains dont il parle en bien ou en mal ne l’étaient à son âge, il ne lui reste plus qu’à remplir les cases du mot croisé. En littérature, la seule chose qui soit vraiment embêtante quand on a compris ce qu’il y avait à faire, c’est d’écrire.


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