Le populisme pose (premier théorème) : le peuple sait ce qu’il veut. Puis (second théorème) : il a, quand il veut, toujours raison. Mais encore faut-il (postulat) que ce soit lui, vraiment, qui veuille. Et encore faut-il (corollaire) que rien n’entrave ce juste vouloir.
Le populisme, en d’autres termes, dit à la fois : confiance illimitée dans les ressources et le génie du peuple. Et : méfiance à l’endroit de tout ce qui pourrait traduire, dénaturer, différer la juste expression de ce peuple qui, laissé à lui-même, libre d’entrave, vise et voit naturellement juste.
Traduire ? Les intellectuels, les élites. Et c’est pourquoi le populisme est, toujours, un anti-intellectualisme, une réaction anti-élites.
Dénaturer ? La mauvaise langue. La langue de bois. Et c’est pourquoi, de Tsipras à Le Pen, de Trump à Mélenchon, le populisme en appelle toujours à la langue vive contre la langue vide, à la langue crue, truculente, contre la langue supposée morte, écrasée par les tabous, du politiquement correct.
La maladie des sondages
Différer ? Les lois. Le droit. Les institutions. La raison au poste de commande. La politique. Tous ces ornements, ces suppléments superfétatoires et inutiles, ces formes vides, dont le seul effet sera toujours, disent et répètent les populistes, de creuser un peu plus la différence, un philosophe du XXe siècle aurait dit la différence ou, tout simplement, l’écart entre le peuple et lui-même, entre sa saine et sainte volonté et son expression dénaturée.
Il y a les bons et les mauvais politiques, disent-ils. Il y a ceux qui ont partie liée avec le monde du vide et ceux qui ont su s’en dissocier.
Et le propre de celui qui a su faire cela, c’est qu’il a conjuré cette maladie qui met le corps social à distance de soi ; c’est qu’il est en prise directe avec les rancœurs, et aussi les espérances, de ce que les Romains nommaient, non le populus, mais la turba ; c’est qu’il est en prise directe, aussi, avec les fluctuations de cette tourbe telles qu’elles s’expriment, jour après jour, à travers la maladie des sondages.
Ah, les sondages… D’aucuns, quand les sondages apparurent, dirent : un instrument de plus entre les mains de puissants qui vont nous scruter, nous évaluer, nous manipuler. Mais les plus lucides répondirent – et les populistes, hélas, étaient de ceux-là : c’est l’Opinion, au contraire, qui triomphe ; c’est elle qui, désormais, mènera le bal ; quel gouvernant pourra l’ignorer ? comment ne pas prendre en compte une volonté populaire si savamment, constamment et incessamment mesurée ?
Et voici que, du coup, les rôles s’inversent : l’Opinion arrogante, le Prince humilié ; l’Opinion aux gradins, le Prince dans le stade ; le Peuple roi, puisque c’est lui qui presse, harcèle, affole le Prince – et le Prince nouvellement abaissé.
Un autre philosophe de la même époque, Michel Foucault, a conçu le pouvoir sur le modèle du panoptique benthamien, ce centre invisible à partir duquel un maître, absent, scrute le corps social : nul ne le voit, mais il voit tout le monde ; il est structurellement invisible, mais cette invisibilité même rend la société visible ; et c’est cette visibilité qui, à la fin, nous rend si totalement contrôlables.
Le populisme a fait basculer le dispositif : peuple invisible, pouvoir visible ; un peuple qui se dérobe, un pouvoir sommé de se produire ; nul ne voit plus le peuple, mais lui voit tout le temps ses maîtres (dans les journaux, sur Twitter et Facebook, dans les émissions de Mme Le Marchand, dans les faux débats, déliés de toute volonté de vérité, organisés ces temps-ci) ; en sorte que, si le secret du pouvoir est dans le regard, le populisme est l’une des formules les plus élaborées du pouvoir à l’âge moderne.
Une propédeutique de la haine
Ah, songe le populiste, si l’on pouvait, une bonne fois, remplacer l’élection par les sondages ! Si l’on pouvait transformer la république en jeu télévisé ; l’élection, en plébiscite ; l’audience, en Audimat – si l’on pouvait en finir avec le peuple et sacrer le gros animal de Platon ou cette plèbe qui, selon les sophistes, devait remplacer le demos.
La plèbe ? Le vrai peuple. L’Audimat ? Le plébiscite ? Autant de modes d’une unique substance : la société conçue comme un corps plein, ébloui par le spectacle de sa propre présence à soi.
Il y a une psychologie du populisme : le narcissisme des sujets déliés, ivres d’eux-mêmes et de leur suffisance. Une physiologie : quelque chose de bouffi, d’autosatisfait, de repu, que l’on trouve chez tous les Trump, Berlusconi et autres Le Pen (fille et père). Une métaphysique : l’idée d’une volonté générale causa sui, antérieure à toute parole et, plus encore, à tout contrat – une volonté naturelle, souverainement et naturellement bonne, avec laquelle on renouera pour peu que l’on sache écarter les filtres, les médiations, qui l’obscurcissent.
Le populiste sera, fatalement, nationaliste : le nationalisme n’est-il pas le plus court chemin pour aller vers une communauté débarrassée de tout filtre ou médiation ?
Le populiste sera acharné à fabriquer de l’altérité, générer des ennemis : car le moyen, sans cela, d’halluciner cette présence à soi ? le moyen, s’il ne se dote pas d’une extériorité massive, et obsessionnellement dénoncée, de rassembler son propre corps dans une identité retrouvée ?
Le populisme est une propédeutique de la haine, de l’exclusion et, au bout du compte, du racisme : voir, de la Hongrie aux États-Unis, en Pologne comme en Russie, le discours anti-migrants.
Le populisme ? La maladie sénile des démocraties.
On dit « le populisme ». Et c’est le nom, finalement unique, de la réaction des démocraties à la panique qui les gagne et à la débandade qui les menace.
Sauve-qui-peut : le dernier mot des populistes.
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