Puisque Emmanuel Macron nous dit qu’il gouvernera, non plus avec des partis, mais avec des idées, voici quelques-unes des questions que j’ai, en ce lundi 15 mai, envie de lui poser.

Croit-il vraiment que « droite » et « gauche » soient des signifiants en voie d’épuisement, bientôt vidés de leur substance et n’étant plus d’un réel recours pour penser les enjeux de notre temps ?

Est-ce par tactique (« front républicain »), à cause de ce qu’il perçoit de l’état d’urgence économique, climatique, militaire (« union nationale ») ou en vertu d’une conviction profonde quant au « tableau politique » réel du pays, qu’il choisit de gouverner « au centre » ?

Attendu que « droite » et « gauche » n’ont jamais eu d’autre sens, en France, que de situer chacun dans l’horizon d’une révolution conjurée (la droite) ou désirée (la gauche), est-ce à dire qu’il prend acte de l’éloignement, voire de l’effacement, de cet horizon ? si ce n’est pas acté, y travaille-t-il ? et s’est-il donné pour mission de guérir son pays (autre déradicalisation…) des deux tentations jumelles que sont, chez les populistes de gauche, l’« ingouvernabilité » et, chez ceux de droite, la « guerre civile » ?

Pourquoi, si tel est le cas, avoir intitulé un livre, quelques mois avant la victoire, Révolution ? Tentative de détournement du mot ? Retour à la phrase de Goethe prononcée, à propos de Valmy, dans le fragment de Campagnes de France et de Mayence qu’il a lui-même cité, à Lyon, lors d’un de ses premiers meetings : « en ce lieu et en ce jour commence une nouvelle époque de l’histoire de notre pays » ? Ou s’agit-il de l’arracher, le mot, au sol français qui l’a vu naître pour le transplanter en terre discursive anglo-saxonne où s’opposent, non plus droite et gauche, mais société ouverte et société fermée ?

Quid de l’idée même de politique quand on procède à cette importation en langue française du paradigme poppérien ? Revient-on à Bergson (vrai inventeur de l’idée de « société ouverte ») ? Devient-on saint-simonien, Auguste comtien, nostalgique du rêve aristocratique (Polybe, puis Fustel) d’un gouvernement des meilleurs ? Ou va-t-on réinterpréter jusqu’au principe du contrat social en dotant les sujets, comme chez Rawls, d’un peu moins de droits collectifs et d’un peu plus de droits individuels ?

Est-ce le même tropisme anglo-saxon qui fait de lui notre premier président à se réclamer aussi clairement du « libéralisme » ?

Et l’un des plus ardents, aussi, à défendre le drapeau de l’Europe ?

Et comment l’entend-il, l’Europe : une entité, un pays au carré, une nation plus vraie que nature et qui aurait vocation à substituer son agora aux espaces de délibération anciens – ou un objet politique nouveau et pas vraiment identifié, une machine à complexifier les appartenances et à libérer les citoyens des liens qui les y enchaînent ? Benda plus que Suarès, Husserl plutôt que Hugo…

Quid, alors, de la nation ? de ses traditions et de son récit ? ce président globalisé, mondialisé et réputé ne plus croire à « la » France aurait-il compris que les deux (le monde et la France… la globalisation et l’image de soi d’un pays…) ne se contredisent pas mais se superposent et même s’engendrent (Maurice Halbwachs) ? et faut-il voir un signe, après tout, dans l’exacte coïncidence de ce dimanche d’investiture avec le dernier jour des « fêtes de Jeanne d’Arc » qu’il avait, il y a un an, au tout début de sa courte marche, mystérieusement tenu à ouvrir ?

Que dire encore de son idée, si souvent répétée, que nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants ? Est-ce à Auguste Comte, de nouveau, qu’il l’emprunte ? À Pascal citant Bernard de Chartres ? Ou à Rawls définissant le contrat social comme un pacte valant passage d’une génération à la suivante ?

Qu’est-ce, dans ce cas, qu’une dette ?

Et que doit-il, par parenthèse, à Paul Ricœur dont il fut l’assistant et le disciple ?

Tient-il de lui sa conception, précisément, de la dette et sa définition de la justice ? Ou celle, moins heureuse, d’une mémoire sans « devoir » ni « abus », d’une « politique de la juste mémoire » ?

Sait-il que l’Histoire est tragique ?

Est-il, en Histoire, et puisque ce furent les deux « noms » associés dans le titre de son premier travail de philosophie, plutôt Machiavel ou plutôt Hegel ? Convaincu, comme le premier, que l’événement se prend à la crinière, chance devenue sort, virtù et fortuna, rôle des hommes, condottiere ? Ou résigné, comme le second, à ce que l’Histoire ait le dernier mot et qu’il n’y ait pas d’autre choix, pour le « caractère héroïque », que de devenir « homme actuel », réduit à déchiffrer les décrets de la providence ?

A-t-il lu Kantorowicz ?

S’est-il intellectuellement préparé à cette bipartition qui scinde les deux corps du roi et contraint le corps charnel à laisser le pas au corps subtil, métaphore du corps souverain ? Et est-ce à cela que l’on doit le spectacle, le soir de la victoire, au Louvre, puis ce dimanche 14 mai, dans la cour de l’Élysée, de son jeune corps métamorphosé, s’obligeant à la lenteur, seul face à son destin ?

Sera-t-il, si tel est le cas, monarque républicain assumé ? Gaullien non moins que moderne ? Et enterrera-t-il jusqu’à l’idée d’une République sixième ?

Voilà, oui, une fois qu’on en a fini avec Alcibiade, l’Ecclésiaste, Montherlant et La ville dont le prince est un enfant, quelques-unes des interrogations de fond auxquelles devra répondre, d’une manière ou d’une autre, le président.

L’aventure commence. Nous verrons bien.


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