On se souvient du mot de Goebbels, devant la Société des nations, en 1933 : « Charbonnier est maître chez soi » – en sorte que « nous traiterons comme nous l’entendrons » nos « opposants » divers et, en particulier, « nos juifs ».

Ce mot, à l’époque, allait de soi.

Il était frappé au sceau d’une évidence qui pouvait sembler choquante, détestable, moralement insupportable, mais contre laquelle nul ne songeait à aller.

Et le souverainisme, c’est-à-dire la confusion du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et du droit des despotes à disposer de leurs peuples, était le premier et le dernier mot des relations entre les nations.

S’il n’en est plus de même aujourd’hui, si les dictateurs ne sont plus tenus pour ayant droit de vie et de mort sur leurs sujets, si l’on condamne et, parfois, punit les grands criminels cambodgiens, soudanais ou rwandais, bref, si l’idée de justice internationale a fini par trouver un commencement de sens, nous le devons à deux idées, il faudrait dire à deux concepts, ainsi qu’aux deux hommes qui les ont produits et dont ce livre de Philippe Sands raconte l’œuvre et la vie : Raphaël Lemkin pour le concept de « génocide » et Hersch Lauterpacht pour celui de « crime contre l’humanité »…

L’auteur commence par distinguer les deux.

Il prend soin de montrer comment, en dépit de leur complémentarité, les deux notions reposent sur des notions différentes, presque opposées, du droit : l’une s’attache aux droits des individus, l’autre aux droits des groupes auxquels ils appartiennent ou sont supposés appartenir ; l’une met au sommet de l’échelle des méfaits le crime contre les hommes, l’autre le projet d’annihiler le peuple ou la communauté dont ils relèvent.

Mais l’essentiel du livre consiste dans les histoires parallèles de ces deux intellectuels juifs, nés à peu près au même moment (1900), dans la même région de l’Europe (la Pologne de l’époque, l’Ukraine d’aujourd’hui) et qui furent des athlètes du droit se battant, leur vie durant et, au fond, jusqu’à leur dernier souffle, pour produire la philosophie qui conduira aux procès de Nuremberg puis, des décennies plus tard, à la possibilité que ne meurent pas systématiquement dans leur lit les massacreurs de notre temps.

L’auteur procède à la façon de ces historiens des sciences qui commencent, quand ils racontent une découverte, par rendre sensible l’épaisseur des obstacles qu’il a fallu pulvériser pour y parvenir : en la circonstance, la pusillanimité des chancelleries occidentales ; le pressentiment, chez les Soviétiques, que ce droit international naissant pourrait, un jour, se retourner contre leur régime ; l’inconcevabilité, dans toutes les traditions juridiques, de l’idée même qu’un homme, un sujet, puisse avoir des droits opposables à un État.

Il travaille à la manière d’un auteur de romans policiers qui, pour comprendre les mobiles de ses héros, collectionne les indices tantôt minuscules tantôt, au contraire, lumineux : un nom dans un vieil annuaire ; une photo jaunie ; une adresse illisible sur un bout de carton ; un silence incompréhensible mais têtu ; une salle de classe, dans une ville de Pologne, dont les murs sont encore pleins de la colère d’un apprenti juriste (Lemkin) interpellant son professeur sur l’histoire d’un jeune Arménien inculpé du meurtre de l’un des artisans du premier génocide de l’Histoire ; ou encore la situation, pour le moins romanesque, d’un professeur de droit (Lauterpacht) arrivant à Nuremberg avec la certitude que sa propre famille a été exterminée par l’homme qu’il va inculper et juger.

Découvrant que Lemkin et Lauterpacht, ses héros, ont vécu et étudié, en fin de compte, dans la même ville de Lviv, visitant les amphithéâtres où le même professeur Makarewicz leur a enseigné les mêmes rudiments de droit austro-hongrois, s’avisant, autrement dit, que tous les chemins de son histoire mènent à cette Galicie où les vivants sont, depuis soixante-dix ans, cernés par les fantômes, c’est-à-dire par la mémoire des centaines de milliers de juifs exterminés et sans sépulture, il se met dans la peau d’un archéologue sondant, fouillant et retournant les sols de cette « terre de sang », de cette Atlantide sans stèle ni mémorial : un reste de gare ; la place, vide, d’une synagogue ; une façade désaffectée ; un musée de zoologie sur les lieux de l’université où s’affûtèrent les arguments qui allaient interdire, un jour, aux criminels nazis de s’autoriser du précédent du colonialisme britannique ou des meurtres d’Afro-Américains par les racistes du Ku Klux Klan ; le site, sans témoignage, du camp de Janowska où ceux des juifs de la ville jugés inaptes au travail forcé étaient sélectionnés avant d’être conduits au camp d’extermination de Belzec ; une photo encore ; un certificat de diplôme ; bref, l’entrelacement, encore et toujours, de l’histoire du crime en train de se commettre et de l’effort acharné, presque inhumain car rigoureusement simultané, de le penser et de le nommer.

On croise encore dans ce livre, comme dans tous les grands romans, des personnages apparemment secondaires mais essentiels à la tenue de l’intrigue : l’ami des arts Hans Frank, gouverneur général de Pologne, criminel contre l’humanité et praticien du génocide, dont le cas sera jugé à Nuremberg en même temps que, par l’effet d’un cercle que la justice traditionnelle trouvait « vicieux » mais qui était probablement constitutif de la « vertu » de cette justice nouvelle en train de se chercher, il permettra de donner sa forme ultime à l’Idée au nom de laquelle il sera finalement condamné ; le correspondant de guerre et romancier Curzio Malaparte regardant Frank, sans ciller, lever son verre de cristal de Bohême empli d’un vin dont il lui dit : « Buvez sans peur, cher Malaparte, ceci n’est pas du sang de juif » ; ou encore Elsie Tilney, Juste entre les Justes, héroïne sublime et modeste, qui fera, pour sauver un enfant juif, le plus long, le plus périlleux et le plus énigmatique des voyages.

Et puis Sands écrit enfin comme peignent ces artistes qui, tel Filippo Lippi, s’introduisent dans un angle de leur Couronnement de la Vierge ou de leurs Funérailles de saint Étienne : l’étrange beauté de cette histoire ne tient-elle pas au fait que lui aussi, l’auteur donc, voit sa propre généalogie plonger ses racines dans la même ville de Lviv ? Leon Buchholz, son grand-père, ne ressemble-t-il pas comme un frère à ces Josef, Elias ou Aron qui font la parentèle de ses personnages ? et quelle émotion quand il s’aperçoit, et le lecteur avec lui, qu’il a été lui-même mêlé à quelques-uns des grands procès qui ont vu, à la fin du XXe siècle, la victoire posthume de ces Lemkin et Lauterpacht dont il a recomposé le beau destin ?

Le résultat est une narration, à ma connaissance sans précédent, où l’on voit vivre et œuvrer deux hommes ordinaires, aimantés par une passion fixe, rendus presque fous par les deuils et les espérances que leur ont légués, chacun, les turbulences d’un temps déraisonnable – mais puisant dans cette folie même, ainsi que dans la contingence d’une existence minutieusement reconstituée, un désir de justice et de vérité qui les fait accéder à l’universel et poser les pierres d’angle de la justice cosmopolitique que l’on attendait depuis Kant.

Et puis, compte tenu du vieux principe, non plus kantien mais spinoziste, selon lequel on ne se sert jamais si bien d’un outil que lorsque l’on en connaît le secret de fabrication et, par conséquent, l’histoire, on tient là, avec cet East West Street, une belle et bonne machine dont auraient tort de se passer, aux États-Unis mais aussi ailleurs, tous ceux qui veulent croire qu’il existe des crimes irréparables et que la justice, pour eux, doit être sans limites ni frontières.

« Oui, ça va, j’ai lu votre livre », aurait dit le quarante-quatrième président des États-Unis à l’une de ses conseillères, experte en génocide et en crimes contre l’humanité, qui lui reprochait son inaction en Syrie.

Eh bien lui et ses successeurs seraient bien inspirés de lire aussi, maintenant, cet autre livre et le récit qu’il offre, au cœur des ténèbres les plus épaisses, de la naissance d’un droit sans précédent et dont l’application commence à peine – il est temps.


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