[…] Ce sont des aventures d’un autre genre qu’évoque Bernard-Henri Lévy dans Qui a tué Daniel Pearl ?, son dernier ouvrage, qu’il baptise « romanquête ». Une enquête d’où ne serait pas absente, à propos d’individus qu’on n’a pas approchés, une part d’imaginaire dans la reconstitution de leurs psychologies, ce qui fait d’eux, en somme, des « personnages ».

Les deux protagonistes, nullement inventés, sont un journaliste du Wall Street Journal décapité à Karachi en février 2002 par des fanatiques musulmans – l’affaire souleva l’indignation internationale – et son principal exécuteur : un nommé Omar Sheikh, spécialiste d’enlèvements de touristes anglais et américains, jugé pour ces faits à New Delhi en 1994.

Bernard-Henri Lévy s’est donné pour tâche d’« élucider le mystère de la mort » du journaliste. « L’enquête a duré un an. Elle m’a mené de Karachi à Kandahar, New Delhi, Washington, Londres, et encore Karachi […]. C’est le récit de cette enquête, de cette recherche de la vérité, qui fait la matière de cet ouvrage : aussi brut que possible ; au plus près de ce que j’ai vu et vécu… »

Une enquête dont ne nous sont épargnés aucun détail, aucun lieu de rencontre, aucun coup de téléphone, aucune conversation, aucun déplacement dans le temps et l’espace, aucune entrevue et qui met en scène des dizaines de personnes dans des dizaines de circonstances. On ne peut douter qu’elle a été faite avec le sérieux, l’à-propos et le courage dont l’auteur a déjà fait preuve dans ses ouvrages précédents, là où le journaliste prend le pas sur l’essayiste ou le romancier. Il recompose les événements, ou, quand il manque de preuves, il suppose et suggère, mais dans les limites du vraisemblable. Il emporte la créance. Et, comme a déjà écrit un de nos confrères, ce qui est révélé ici « fait froid dans le dos ». C’est de notre monde en effet qu’il s’agit, un monde en guerre où ne s’affrontent même plus des armées, mais de puissants intérêts matériels et financiers, des fanatismes religieux, des ethnies se vouant à une destruction mutuelle, des pouvoirs politiques paranoïaques et leurs agents. Le reporter Daniel Pearl décapité puis découpé en morceaux par ses kidnappeurs est l’image horrible du chaos très policé où nous vivons.

Bernard-Henri Lévy est un écrivain. Qui connaît le poids des mots, les règles de la composition narrative, les mille secrets de qui veut capter et retenir l’attention du lecteur. Son ouvrage se lit – ce n’était évidemment pas le but – comme « un polar ». Et même, à vrai dire, quelle œuvre de fiction « noire » pourrait aujourd’hui lui faire concurrence. L’écrivain n’a pu se retenir d’imaginer la décapitation de Daniel Pearl et de nous la décrire. Spectacle insoutenable. Il n’a pu se retenir de nous faire pénétrer dans la psychologie perverse du principal exécuteur, jeune Anglais de descendance pakistanaise, brillant sujet de la London School of Economics, devenu agent des services secrets du Pakistan et membre éminent de la mouvance Al-Qaïda.

Un personnage qu’aurait sans doute aimé connaître l’auteur de Sous les yeux d’Occident.

Au fait : il est impossible qu’Omar Sheikh, au sein d’une famille aisée et étudiant à Londres, n’ait pas lu Conrad, – n’est-ce pas, Bernard-Henri Lévy ?


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