Un monde où les profits sont privatisés et où les pertes sont « socialisées » ne peut, en aucun cas, être qualifié de « moral ». Et la colère de l’Américain moyen devant le désastre actuel est, de ce point de vue, totalement compréhensible. Cela étant dit, et aussi étonnant que cela puisse paraître, je pense qu’il y a un vrai lien entre argent et moralité. La philosophie politique classique l’a bien dit. Elle a établi que l’argent, instrument du commerce, contribue à la sortie de l’état de nature. Et un Emmanuel Levinas, j’ai eu maintes occasions de le dire, a pu montrer comment, loin d’isoler les hommes, d’atomiser la société et de créer de la barbarie, l’argent favorise l’échange intersubjectif et, donc, la civilisation. C’était déjà l’opinion de Voltaire. C’était celle de Diderot. Commerce, pour tous ces gens, a la double signification : commerce matériel, d’une part ; relations entre les esprits, de l’autre. En sorte que la proposition « le libre marché est ce qui corrompt les hommes » est une proposition qui tourne le dos à tout ce grand pan de la tradition philosophique. Jusqu’à Karl Marx qui, dans ses textes consacrés à l’Amérique et qui sont infiniment moins « antiaméricains » que ne le croient ses disciples d’aujourd’hui, évoque la rapidité de circulation de la monnaie comme un outil de progrès social, moral et, un jour, politique.
Alors, maintenant, il est vrai aussi que le capitalisme des dernières décennies a muté. Ce qu’on appelle la globalisation signifie, de plus en plus souvent, l’irresponsabilité, le règne de l’avidité, celui de l’hubris et de la démesure, la compétition sans merci des individus, la cupidité sans frein, bref, le retour de l’homme « loup pour l’homme » et, donc, le déni de toutes les vertus que la philosophie classique, puis les Lumières, avaient pu attacher à l’argent. Un marché qui n’est restreint par aucune règle… Des profits de plus en plus concentrés et inégalement partagés… Et, du coup, les tenants d’une critique « morale » du capitalisme qui reprennent du poil de la bête… Le bon vieux péguysto-sorélisme qui revient en force avec toute sa thématique anti-argent et anti-matérialisme…
N’oublions pas, cependant, que ce fut aussi la critique des fascismes à l’endroit de l’équivalence généralisée des valeurs. Et que les remèdes totalitaires au excès du libéralisme furent plus corrupteurs encore, infiniment plus corrupteurs, que les maux qu’ils entendaient combattre. Au fond, et pour conclure, je dirais qu’il faut renverser la proposition. Non pas : « le capitalisme corrompt le sens moral ». Mais : « c’est le déclin du sens moral qui corrompt le capitalisme ». Et je préconiserai donc une « réforme intellectuelle et morale » dont la régulation des marchés serait le premier pas mais qui supposerait, aussi, un vrai sursaut politique. Inventer des contre-pouvoirs. Redéfinir le rôle et la responsabilité des banques. Remettre les Etats dans le jeu, comme cela tend à se faire un peu partout. On dit, en français, que l’argent est le « nerf de la guerre ». Peut-être faudrait-il dire qu’il est le « nerf de la paix ». Le fluide nourricier d’une société démocratique et prospère. Et le pire c’est alors, comme dit le poète, l’argent devenu « comme un sang qui se fige ».
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