C’est la première présidentielle où, à quinze jours du scrutin, l’on n’aura parlé de rien ou de presque rien. C’est la première fois, dans l’histoire des grandes élections, où l’on a osé dire aux candidats : « Vous avez une minute, pas une de plus, pour nous dire votre position sur Trump, Poutine, le terrorisme islamiste, la dernière attaque au gaz en Syrie. »

Et c’est une élection où, du coup, on se sera plus intéressé aux perturbateurs endocriniens ou à la suppression de la taxe d’habitation qu’à la montée des populismes, à l’Europe ou aux batailles de Mossoul et de Raqqa.

C’est une élection où, de toute façon, les punchlines ont remplacé les arguments.

C’est une élection où les électeurs sont devenus des supporteurs et les commentateurs les arbitres d’un match de foot ou de catch : « Il est à terre… Il est K.-O.… Eh non, mesdames et messieurs ! Incroyable mais vrai ! Sauvé par le gong ! On le pensait mort, il se relève ! »

C’est la première présidentielle où ce qui est requis d’un candidat n’est plus d’être juste, ou d’avoir un programme, mais d’être « bon », de réussir sa « performance » et, quand il est favori, de savoir « jouer défensif ».

Ce n’est pas une élection, c’est un feuilleton.

Ce n’est pas une présidentielle, c’est notre House of Cards avec ses rebondissements, ses scandales, ses « cliffhangers » (ou « moments de suspense »), que l’on dirait écrits par un scénariste de séries diabolique.

C’est la première présidentielle où l’on s’est réjoui de voir un farfelu (Cheminade) ou un conspirationniste (Asselineau) « créer l’événement », casser la « langue de bois » et « faire entrer la France réelle [sic] sur les plateaux de télévision ».

C’est la première fois, au demeurant, où le conspirationnisme a eu, comme tel, son candidat et où l’on s’est moins ému de pareille abjection que du fait que ce pétainiste grimé en gaulliste semblait avoir avalé son anthologie de proverbes chinois.

C’est la première fois où, quand on a face à soi Jean Lassalle, un autre populiste qui a pris le chemin de Damas pour, dans son « parler rocailleux » (re-sic), cautionner les crimes de Bachar el-Assad, on parle du parler rocailleux, pas du soutien aux crimes de Bachar.

Une campagne devenue curée

C’est la première élection, de toute façon, où la contradiction principale n’est plus celle des amis et des ennemis du crime, ou de la droite et de la gauche, ou des antifascistes et des fascistes – mais des « grands » et des « petits » candidats.

C’est une élection à grand et petit spectacle. C’est la Société du spectacle, ce nihilisme terminal qui terrifiait tant Leo Strauss, arrivé au terme de sa course avec, comme prévu, un pic – ou plutôt deux.

Un : réduction de la politique à la morale ; et, par voie de conséquence, ère du soupçon généralisée et loi des suspects universelle. Possible conflit d’intérêts chez celui-ci pour cause d’épouse chez LVMH… Fouille dans le tas de secrets de celui-là pour faire toute la lumière sur la façon dont il a, non gagné, mais dépensé son argent… Et puis, bien sûr, cette sainte alliance des dévots, ce festival de coups de menton et de bonne conscience, ces ricanements de haine mêlés à des pudeurs de chanoine, cette transformation des médias en pilori qui ont fait l’interminable affaire Fillon…

Et deux : dans ce dernier cas, la campagne devenue curée ; la réduction de l’art politique à l’art de la chasse ou de la battue ; la meute avide des piqueurs, pointeurs et autres rabatteurs, c’est-à-dire, au fond, de nous tous, jouissant non de combattre l’adversaire, mais de le débusquer… Ah, notre désolation silencieuse quand, certains mercredis matin, nous n’avions pas notre dose de révélations croustillantes sur le Penelopegate… Allons, qu’ose lever le doigt celui qui n’a pas senti en lui ce délicieux frisson face à l’image du candidat devenu gibier – ou, au contraire, cette déception sourde et un peu honteuse les jours où il était privé de sa livre de barbaque humaine débitée en tronçons sanglants qu’il pourrait, toutes babines dehors, mordre à pleines dents… Nous étions tous des Shylock en mal, non de vertu, mais de vengeance. Et la bête ne fut pas toujours celle que l’on croyait.

Il faut rappeler Talleyrand – le plus corrompu des hommes mais l’un des meilleurs diplomates français (ce n’était évidemment pas le cas de M. Fillon, ami de Poutine et de l’Iran – mais encore fallait-il le montrer ! quel dommage que l’on n’ait pas, sur ce point comme sur tant d’autres, porté le fer dans la vraie plaie !).

Il faut rappeler Machiavel : ce moment où les grimaces de la vertu remplacent la grandeur de la virtù (cette force morale, ce courage, qui sont les qualités requises, non seulement des hommes politiques, mais de chacun des citoyens quand ils participent de la res publica et de sa difficile, périlleuse mais si décisive délibération civique).

Il faut rappeler qu’à la porte du Club des Jacobins, en 1789, il était écrit : « ici on s’honore d’être citoyen » (citoyen, oui, pas moraliste de café du commerce ; ami du bien public, oui, arbitre de ses dilemmes, de ses compromis de chaque instant ou de la juste réaction des Américains frappant enfin, ce 6 avril, la base d’où avaient décollé, trois jours plus tôt, les avions syriens tueurs d’enfants – pas abonné au crachoir qu’est en train de devenir, au pays de l’increvable « idéologie française », le nouvel espace public).

Et si nous nous vengions, non des turpitudes de nos dirigeants, mais de cette « virtù » perdue que nous avons remplacée, en nous, par un gloussement gouailleur et hilare ? Attention, lecteur ! Il arrive que Tartuffe change de visage. Et Tartuffe, cette fois, c’est nous.


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