Il y a le commencement, d’abord. L’arrivée à Karachi et le lancinant voyage jusqu’à l’hôtel Marriott. Les retrouvailles, à trente ans de là, d’un philosophe et d’un lieu : le retour presque malgré soi sur un passé lointain et pourtant si présent. Les Indes rouges, le premier livre de Bernard-Henri Lévy, à l’époque pas encore BHL, mais déjà présent sur le front de guerres qui ne disent pas leur nom, déjà une ombre incongrue sur le tableau des morts. Il y a ensuite, vraiment tout de suite, les débuts de l’enquête. Comprendre. Pourquoi un homme a laissé sa vie dans ce capharnaüm de 14 millions d’habitants ? Pourquoi lui, et seulement lui ? Qu’avait-il dit, fait, ou simplement laissé entendre pour qu’il soit passé brutalement du rang de prisonnier à celui de victime ? Qu’avait-il caché pour que, la veille de son assassinat, il transforme en bourreaux ceux qui au départ n’étaient que de simples geôliers ? Beaucoup de questions et, après plus de 500 pages d’une enquête minutieuse, un résultat passionnant qui révèle autant de mystères que de découvertes.

Prenons les choses dans l’ordre. Il y a d’abord un nom : Daniel Pearl. Une fonction : journaliste. Une religion : juif. Peu de choses en vérité. Et surtout pas de quoi laisser sa peau dans un univers où tout semble réglé par avance. Pourtant. Le corps de Daniel Pearl sera découpé en dix morceaux avant d’être enterré. Sa mise à mort sera filmée pendant plus d’une minute trente. Enfin, comme le note Lévy, cet assassinat est une surprise pour la victime elle-même puisque des photos, probablement prises la veille, la montrent particulièrement détendue, quasi assurée de sa survie. Alors, que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a grippé la machine ? Tout est là ? Dans ce qui ne s’est pas dit lors de l’événement. Au premier chef, du côté de l’assassin lui-même. Un certain Omar Sheikh, dont Bernard-Henri Lévy reconstitue l’itinéraire. Sa naissance, à Londres, un jour de décembre 1973. Des parents immigrés, installés dans l’île depuis déjà cinq ans. Une enfance banale dans des écoles de la bonne vieille Angleterre où, jusque vers 19 ans, il se révèle un élève studieux, apparemment détaché des problèmes de l’islam, se consacrant uniquement à ses études et à deux activités, les échecs et le bras de fer. Puis, soudain, la brusque conversion à la cause du Djihad. En moins d’un an son destin est joué. Le voilà combattant. D’abord en apportant des vivres en Bosnie. Ensuite dans les pays directement concernés par sa recherche anxieuse : encore et toujours la Bosnie, bien sûr, mais aussi l’Afghanistan, l’Inde et le Pakistan. Là, son existence vire. Pour nous au cauchemar et pour lui, semble-t-il, à la libération. Bernard-Henri Lévy a minutieusement reconstitué son emploi du temps des quelques jours qui précèdent l’enlèvement de Daniel Pearl. Parce qu’il voulait comprendre. Or, il ne répète rien de conséquent. Le piège tendu certes, les e-mails qui ferrent la victime, celui qui, la veille de la séquestration, le 22 janvier 2002, lui promet la rencontre avec le fameux Gilani – l’un de ces innombrables responsables d’un groupe ultra minoritaire, al-Fuqrah, dont on peut imaginer qu’il a partie liée avec Al-Qaïda. Pas plus. Pas moins.

Alors, qu’en a-t-il été de ce crime ? À quel moment a-t-il été décidé ? Pour quelles raisons précises ? Comme souvent lorsque l’assassin nommément reconnu est soustrait à l’enquête parallèle, il ne reste que les spéculations. Certes, Omar Sheikh est en prison, il a été jugé et condamné pour le crime commis. Il a, semble-t-il, livré sa version des faits. On connaît à peu près tous les agents qui se sont associés à lui, et on devine quels en ont été les chefs. Mais il reste un nombre incalculable de zones obscures, pour lesquelles BHL en est réduit à des hypothèses qui, au fur et à mesure que le livre se développe, prennent un peu plus de poids. 1) Omar Sheikh était devenu l’un des hauts dignitaires de l’armée Ben Laden. 2) Daniel Pearl avait au moins deux raisons de voir Gilani : la première était une enquête en cours sur la bombe atomique – est-il vrai qu’Al-Qaïda en détient le secret ? La seconde, plus discrète, concernait les liens que ce dernier entretenait avec les services secrets pakistanais. Dans tous les cas, Pearl avait de bonnes raisons de mourir. Trop, peut-être. Si bien que l’on se demande encore maintenant ce qu’il est allé faire dans cette galère.


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