Ainsi donc, Jacques Chirac aura été le seul chef d’État occidental à se rendre aux funérailles de Hafez el-Assad. Face à ce geste étrange, face à cette démarche incroyable, incompréhensible à ses amis autant qu’à ses adversaires, face à ces images – car nous avons vu, hélas, les images – d’un président de la République française venant honorer, seul de son espèce, la dépouille d’un des pires dictateurs de la fin du XXe siècle, face aux images, oui, de ce visage grave, ostensiblement recueilli, comme on l’est aux obsèques d’un très proche ami, on hésite entre la consternation, l’incrédulité, la gêne – et on se contentera, dans le doute, de rappeler les faits.

1. Hafez el-Assad, tous les vrais amis de la Syrie le savent, fut un chef politique impitoyable, sans scrupules ni principes, dont le pouvoir n’a pu tenir qu’au prix d’une terreur sans égale dans le monde arabo-musulman. Arrestations arbitraires et disparitions, omniprésence des Moukhabarat, les redoutables services secrets syriens, tortures, enlèvements, exécution sommaire des opposants, la loi martiale et l’état d’urgence pendant trente-sept ans, un culte de la personnalité aussi pesant que grotesque, des consultations électorales qui plébiscitent à 99,9% le « dirigeant suprême » et, aujourd’hui encore, alors que le régime, depuis la guerre du Golfe, était censé s’être « assagi » et « libéralisé », deux mille prisonniers politiques qui, souvent sans jugement ou à l’issue de procès truqués, croupissent dans des geôles infâmes : tel est le vrai prix payé par le peuple syrien pour les rêves de grandeur de son « raïs » ; tel est, selon toutes les organisations de défense des droits de l’homme, le vrai bilan de celui que l’on appelle si joliment, en Occident, «le Bismarck du monde arabe »…

2. Hafez el-Assad était un massacreur. Un vrai. C’était un authentique boucher, égal des Milosevic ou des Poutine, bien pire qu’un Pinochet ou un fasciste argentin d’autrefois – c’était un assassin de masse qui n’a jamais hésité à écraser dans le sang toutes les velléités de révolte contre lui ou contre son régime. Un cas parmi d’autres : au début des années 80, en riposte au putsch manqué qui faillit lui coûter la vie, le « massacre des prisons » de Palmyre (six cents victimes, toutes des prisonniers politiques, exécutés de sang-froid, à l’arme blanche ou à la grenade, par des unités d’élite de l’armée syrienne). Un autre : deux ans plus tard, à Hama, cette ville, au nord de Damas, qui avait le malheur d’être le fief des Frères musulmans, une « opération de police » d’un genre assez spécial, dont il est proprement inconcevable que nous n’ayons pas, en Occident, mieux gardé le souvenir (aviation, artillerie, le cœur historique de la ville rasé au canon, entre dix et vingt mille tués selon les estimations – l’équivalent, en trois semaines donc, des morts du siège de Sarajevo). D’autres exemples ? Le Liban. L’interminable martyre du Liban avec cette succession de ruines, dévastations de toutes sortes, meurtres en série, où certains ont le culot de voir une forme de « pacification »…

3. Hafez el-Assad était un terroriste enfin, un très redoutable et très puissant terroriste international, dont le régime a été longtemps inscrit, à ce titre, sur la liste noire du Département d’État américain. Jacques Chirac a-t-il oublié l’assassinat du chercheur Michel Seurat et celui de Bachir Gemayel ? a-t-il oublié l’ambassadeur de France Louis Delamare, assassiné, lui aussi, à l’ombre de la toute-puissante armée syrienne ? a-t-il oublié, deux ans plus tard, l’attentat du commando suicide qui coûta la vie aux cinquante-huit soldats du contingent français de la force multinationale à Beyrouth ? a-t-il oublié l’affaire du poste de radio piégé qui manqua être embarqué, avec la complicité de l’ambassade syrienne à Londres, dans un Boeing d’El Al au départ de Heathrow ? et puis de qui se moque-t-on surtout quand on prétend aller parler de « paix » dans la capitale arabe qui a longtemps abrité, et qui abrite encore, les QG politiques et militaires de celles des organisations palestiniennes – Ahmed Jibril, Abou Nidal… – qui sont le plus hostiles à l’idée même d’un compromis ? S’il y a bien eu, au Proche-Orient, un obstacle à la paix, ce fut, jusqu’à la toute dernière heure, ce parrain du Hezbollah et des pires extrémistes arabes – Hafez el-Assad…

Non, Jacques Chirac ne peut pas avoir oublié tout cela. Pas plus qu’il ne peut avoir oublié – c’est lui-même qui le rappelait, il y a deux ans, lors de la visite d’État d’Assad à Paris – la longue présence à Damas d’Aloïs Brunner, l’ex-nazi traqué par les époux Klarsfeld. Pas plus, encore, qu’il ne peut avoir ignoré qu’il cautionnait, par sa présence lors de cette cérémonie d’obsèques, la vassalisation syrienne de ce pays libre, protégé depuis un siècle par la France, que fut le Liban. Alors ? Alors, il faut espérer que le président de la République savait ce qu’il faisait en donnant ce gage terrible aux ennemis de la démocratie dans le monde arabe. Auquel cas il serait à la fois digne et utile qu’il fasse connaître – aux Français ? à leurs représentants ? – les vraies raisons de son geste.


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