C’est Nicolas Baverez et Jacques Julliard qui ont donné l’alerte : l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm est menacée de disparition.
Oh ! on ne nous dit pas les choses comme cela, bien sûr.
On dit qu’elle va « fusionner » avec l’École Normale d’enseignement technique et que, de cette fusion, naîtra une grande école plus grande encore et couvrant « la quasi totalité des champs disciplinaires ».
On dit qu’elle doit se réformer, se rapprocher du monde de l’entreprise, accroître sa visibilité à l’international (sic), accéder à la taille critique, changer de périmètre, bref, se moderniser, et que cette modernisation passe par un mariage avec sa fausse jumelle de Cachan.
Mais la réalité est bien celle-là.
La réalité, quoi qu’on nous dise, c’est l’absorption, au sein de l’un de ces grands ensembles sans âme et artificiels dont les technocrates ont le secret, de cette institution bizarre, atypique mais, finalement, unique au monde d’où sont sortis, de Sartre à Aron, de Blum et Jaurès à Péguy et Pompidou, de Pierre Curie à Paul Langevin, de Georges Canguilhem à Claude Lévi-Strauss, quelques-uns des plus grands noms de l’histoire intellectuelle, scientifique, politique, du pays.
La réalité, la vraie, c’est, sous couvert d’efficacité et de synergies, sous prétexte d’« effet de taille » et d’« économies budgétaires » au demeurant imaginaires, la liquidation d’une entité qui n’était peut-être pas le Temple du Savoir Absolu mais qui reposait sur deux piliers, parfaitement originaux, dont on voit mal qu’ils puissent résister à la naissance du nouveau « pôle d’enseignement supérieur et de recherche de masse critique importante et de visibilité internationale » (re-sic) promis, si elle est réélue, par l’actuelle direction de l’Ecole : le primat d’un désir de savoir, d’un goût de la pure culture ou de la recherche fondamentale, qui se verraient automatiquement dilués, voire déconsidérés, dans un Etablissement dont le clou, nous annonce-t-on, serait la nouvelle « salle polyvalente à destination des entreprises » ; et puis cette mixité entre « scientifiques » et « littéraires » dont je ne connais nulle part d’exemple aussi probant et qui, pour les Normaliens de ma génération, pour ceux qui gardent le souvenir de ces temps d’érudition et de révoltes, de sciences sans limite et d’hérésies fécondes dont l’École des années soixante fut aussi le grand symbole, reste à jamais lié à ces fameux « cours de philosophie pour scientifiques » donnés par notre maître Louis Althusser – impensable, là encore, dans un contexte où, Cachan n’ayant pas de département voué à ce que l’on appelait naguère les humanités, le nombre des littéraires deviendrait mécaniquement marginal ! absurde, inconcevable, dans cet Institut universitaire new look où l’enseignement des arts appliqués et des techniques, du dessin industriel et du design compterait soudain autant que celui de la mathématique ou de la dialectique hégélienne et platonicienne !
L’événement, mine de rien, aurait une portée considérable dont l’écho se ferait entendre au-delà de la seule compagnie des anciens de la Rue d’Ulm.
Il nous priverait d’un lieu d’excellence, d’abord, figurant en bonne place dans toutes les enquêtes classant les établissements universitaires ou para universitaires de la planète.
Il signerait l’arrêt de mort de l’une de ces exceptions françaises qui, en ces temps de mondialisation, uniformisation, banalisation, ne sont un luxe ni pour nous ni pour ceux qui, ailleurs, songent à s’en inspirer.
Il marquerait une étape de plus, enfin, dans le lent mais sûr déclin de ces disciplines nobles, vouées à la connaissance désintéressée, qui sont, encore une fois, la vraie spécialité de l’École mais ne sont plus présentées, dans le projet de fusion, que comme un « moyen d’enrichir sa culture et de se découvrir des curiosités nouvelles » – quelle dérision !
Est-ce cela que nous voulons ?
Est-ce cela que va devenir la moderne abbaye de Thélème qui fut le berceau de tant de poètes, savants austères et instituteurs, parfois, de la conscience démocratique française et européenne ?
Avons-nous trop de conservatoires, vraiment, du génie de la langue ainsi que du vif-argent de l’esprit scientifique, avons-nous trop de lieux où la fréquentation des livres soit un peu plus qu’une technique d’intégration et de régulation sociales, pour laisser les apprentis sorciers jouer avec celui-là ?
Puissent les responsables à qui reviendra la décision d’entériner ou non cette réforme navrante y regarder à deux fois avant de s’y résoudre – puissent les ministres de l’Éducation et de la Recherche, puisse le Premier ministre se pencher une nouvelle fois, en personne, sur cette exception, cette aberration miraculeuse et vivante, qu’était et reste l’École Normale et qu’on leur demande aujourd’hui, au nom d’une logique bureaucratique aussi pontifiante qu’inconséquente, de rayer purement et simplement de la carte des lieux de savoir.
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