C’est toujours la même histoire. Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage. Et quand on veut lâcher la Libye libre, on dit qu’elle est insauvable, peu fiable, ramassis d’ex-kadhafistes, infiltrée par Al-Qaeda, douteuse.
Scandaleuse est cette façon que l’on a, par exemple, de nous présenter son Conseil national de transition comme une structure de pouvoir opaque, presque occulte, une sorte d’Angkar arabe dont nous ne saurions, finalement, pas grand-chose. Je connais chacun de ses membres. Je connais, plus exactement, tous ceux dont les familles ne sont pas retenues en otage dans les villes contrôlées par Kadhafi et dont les noms ont donc été rendus publics. Et je leur ai posé, sans tabou, toutes les questions que nous étions en droit de nous poser avant de les reconnaître : leur passé, leur futur, leur vision de l’Amérique, de l’Europe, de la place de la femme dans la Libye nouvelle, du conflit israélo-palestinien, de l’islam. Et j’affirme qu’à ces questions que tout un chacun peut leur poser vu qu’ils sont accessibles, disponibles, parlant à visage parfaitement découvert, j’ai eu des réponses qui attestent que leur combat est notre combat et que nos valeurs sont aussi, grosso modo, les leurs : organisation d’élections libres en vue d’une société laïque, aussi ouverte qu’il est possible de l’être quand on sort de quarante-deux ans de dictature…
Scandaleuse – fausse et, donc, scandaleuse – est l’image, insistante également, d’un Conseil se contentant de recycler des caciques de l’ancien régime. Que cela soit le cas de tel ancien ambassadeur (Ali Essaoui) ou de tel ancien ministre (Abdeljelil), soit. Mais il y a, dans la Libye libre d’aujourd’hui, des hommes – et en bien plus grand nombre ! – qui ont fait leurs classes, non pas dans les palais officiels, mais dans les plus sinistres prisons du pays. Hommage soit rendu, de ce point de vue, à Omar Hariri qui est en charge, au sein du Conseil de transition, des affaires de défense et qui fut emprisonné de 1975 à 2001. Hommage à Ahmed Senoussi qui, lorsque Kadhafi le libéra, en 2001 lui aussi, était en train de battre le record du monde, juste après Mandela, de la plus longue détention pour délit d’opinion. Ces deux noms devraient, à eux seuls, faire honte aux irresponsables qui vont partout répétant : « Tous des anciens kadhafistes ! » Ces années de calvaire dans des geôles où l’on ne peut, encore aujourd’hui, entrer sans être saisi d’horreur devraient suffire à faire taire la troupe des malins si prompts à nous servir leur thèse d’une résistance sans héroïsme ni mémoire. Ah, les imbéciles…
Dira-t-on que c’est ce mélange même qui fait problème et qu’on ne fait pas une révolution avec des hommes aux itinéraires aussi différents qu’un conservateur comme Abdeljelil ; un militant des droits de l’homme comme Fathi Terbel, avocat des 1 200 fusillés de la mutinerie de 1996 à la prison de Tripoli ; un Abdoul Hafiz Gogha, patron du syndicat des avocats libres de Benghazi et porte-parole du CNT ; ou une constitutionnaliste émérite de la trempe de Salwa Degheli ? Peut-être. Mais il faudra en dire autant, dans ce cas, des régimes de transition tunisien et égyptien. Et autant de notre Résistance française qui compta dans ses rangs des communistes, des blumistes, des officiers maurrassiens, des anciens Croix-de-Feu, des démocrates-chrétiens, les juifs étrangers de la MOI, des patriotes et des internationalistes, des vichyssois, des gaullistes.
Va-t-on, sous prétexte que cette guerre est « trop longue » et « coûte trop cher », reprocher aux Libyens ce que seule l’extrême droite américaine, hostile à Roosevelt, osa reprocher à De Gaulle ? Et au nom de quelle logique attendrait-on d’une Libye dont les ressorts démocratiques sont cassés par quarante-deux ans d’« égocratie » ce que nul n’a jamais attendu d’aucune autre résistance au monde ?
La quatrième objection faite au Conseil de transition est de ne représenter qu’une partie de la Libye : cette très ancienne Cyrénaïque, historiquement rivale de la Tripolitaine et du Fezzan et composée de tribus séculairement en guerre avec les tribus de l’Est et du Sud. Ah les tribus… On nous avait déjà fait le coup des tribus en Bosnie… On nous l’avait fait au Rwanda pour justifier l’inaction d’une communauté internationale décidée, France en tête, à ne surtout rien faire qui puisse arrêter les délicats meurtriers hutus… Et le voilà qui revient au moment où l’on cherche de « bonnes » raisons de reculer en Libye… Eh bien c’est une fumisterie. Et il suffit d’un coup d’œil à l’organigramme du CNT pour voir que Mahmoud Jibril, chef de l’exécutif transitoire, est issu de la tribu des Warfalla, elle-même alliée à celle de Kadhafi ; que Sultan Abdelkader, mort au combat à Shahat, dans les premiers jours du soulèvement, était lui-même un Kadhafi ; qu’Ali Tarhouni, ce professeur d’économie de Seattle revenu à Benghazi pour gérer les finances du mouvement, vient d’une tribu du sud de Tripoli ; que Sulaiman Alfortia est originaire de Misrata ; que Mohamed Alagui qui fait office, en attendant la réunification du pays, de ministre de la Justice, vient d’une autre tribu de l’Ouest ; je pourrais poursuivre ainsi, à l’infini ou presque – jusqu’à Ali Zeidan, porte-parole du CNT pour l’Europe, qui est né à Waddan, au sud de Syrte, dans la tribu des Aljourfa censée être, elle aussi, l’irréductible ennemie des grandes tribus de l’Ouest…
Et quant à l’accusation, enfin, qui est parfois faite à cette résistance d’être infiltrée par des éléments d’Al-Qaeda, il n’est pas inutile de rappeler son point de départ : le premier discours de Kadhafi lançant, depuis les remparts de Tripoli, son tombereau d’invectives insensées. Puis le moment où la rumeur a « pris » : cette interview arrachée par le quotidien italien Il Sole 24 Ore à un commandant de Derna à qui l’on fit dire, en substance, que ses combattants étaient des musulmans ; que les terroristes d’Al-Qaeda étaient aussi des musulmans ; et que ses hommes étaient donc – j’exagère à peine – des benladénistes déguisés. Puis, enfin, son cheminement : le sophisme qui, parti d’un rapport des services américains établissant qu’une courte majorité des jihadistes venus se battre en Irak étaient originaires de Libye, s’autorisa à conclure qu’une forte minorité des étudiants, professeurs, avocats, ouvriers, qui défendent, à Benghazi, leurs familles et leur vie sont, peu ou prou, des jihadistes. Là aussi, la méthode rappelle celle qui, à l’époque du siège de Sarajevo, arguait de la présence d’une poignée de volontaires iraniens au sein du VIIe corps de l’armée bosniaque pour suggérer que se fomentait, au cœur de l’Europe, un véritable Etat islamiste. Mais elle se heurte, derechef, à une solide évidence : aucun observateur digne de foi, aucun des innombrables journalistes qui ont couvert les fronts de Brega, Ras Lanouf ou Syrte n’a été en mesure de signaler le cas d’un seul combattant qui se réclamât, peu ou prou, du Jihad.
Qu’il faille être vigilant, cela va de soi et c’est, d’ailleurs, ce que nous demandent les démocrates libyens eux-mêmes. Mais que ce devoir de lucidité serve d’alibi à un esprit de Munich revisité, voilà qui n’est pas acceptable. Aux États-Unis comme en Europe, ce serait l’autre nom du devoir, non plus d’ingérence, mais d’abandon.
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