Cela a commencé avec les Kurdes d’Irak que le monde, en octobre 2017, au moment de leur référendum d’autodétermination, lâcha en rase campagne face aux milices à la solde de Téhéran.
Et c’est, quinze mois plus tard, au tour de leurs frères kurdes de Syrie d’apprendre par un tweet de Donald Trump que l’armée américaine bat en retraite et les livre aux chiens de guerre d’Ankara.
Alors, bien sûr, devant l’indignation des opinions, le conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche, John Bolton, a déroulé la langue de bois de rigueur et recommandé aux Turcs de « ne pas entreprendre d’action militaire qui ne soit pleinement coordonnée avec les Etats-Unis ».
Mais ce rétropédalage embarrassé, ce partage des rôles entre le diplomate et le président, le good cop et le bad cop, ne changent hélas rien à la terrible réalité.
Les Kurdes, que ce soit demain ou après-demain, sont bel et bien abandonnés.
De Kirkouk à Manbij, ils se retrouvent cernés, pris en tenaille, attendant que, dans les palais de Moscou, Ankara et Damas, l’on abaisse le pouce comme aux jeux du cirque.
Et ce Kurdistan héroïque, cette zone libre arrachée à Daech par les peshmergas et les YPG, ce sas de résistance et de vaillance qui nous a, tous, protégés du terrorisme, a été, pas même vendu, mais offert à nos adversaires.
Il y a là un Munich américain d’autant plus terrifiant qu’il ne s’embarrasse plus de pactes hypocrites, de pantomimes officielles et de décorum plénipotentiaire.
Il y a là un « Bon appétit, messieurs » lancé à des vizirs turcs, des galonnés poutiniens et des ayatollahs iraniens qui n’en croient pas leurs oreilles et leurs yeux – et qui, la lippe gourmande, n’attendent qu’un dernier signe pour dépecer la proie.
Et ce lâchage en bonne et due forme, cette trahison politique et morale, ce cynisme, glacent les sangs de tous ceux qui, de par le monde, savent gré à ce peuple kurde, petit par le nombre mais grand par l’héroïsme, qui est allé, pour nous défendre, chercher les fous de Dieu jusque dans leurs bastions réputés inexpugnables.
Cette décision, il faut le dire et le redire, est à la fois absurde, inouïe et honteuse.
Absurde parce que Trump, qui avait désigné l’Iran comme son ennemi numéro un, lui donne de la main gauche ce qu’il lui retire de la main droite ; parce que la patrie de Jefferson et de Roosevelt remet ainsi en selle, sur un monceau de cadavres, cet escogriffe dégingandé du meurtre, ce pompier pyromane du terrorisme, qu’est Bachar el-Assad ; et parce qu’une fois de plus, victime d’on ne sait quel chantage, la puissante Amérique plie face à la Russie exsangue.
Inouïe parce que ce blanc-seing donné au dépeçage, hier de la région kurde autonome d’Irak (KRG), aujourd’hui de celle de Syrie (Rojava), est un cas unique d’imbécillité géopolitique et stratégique où l’on voit une grande puissance essorer les larmes et le sang de ses meilleurs alliés avant de les jeter aux chiens ; parce qu’il n’existe pas, dans l’histoire des empires, d’équivalent de ce « let’s make America little again » où un vainqueur, la nuque basse, tient obligeamment la porte du festin où il invite ses ennemis ; ou plutôt si, il en existe un, c’est celui de Carthage massacrant, au lendemain de la première guerre punique, les mercenaires qui lui avaient évité la débâcle face aux Romains – sauf que 1. le supplice des mercenaires libyens de Mâtho se passe, non dans la vraie vie, mais dans le « Salammbô » de Flaubert et 2. les Kurdes ne sont pas des mercenaires mais des guerriers émérites qui étaient nos frères d’armes.
Honteuse enfin, car cette retraite américaine, cet acte final d’une révolution syrienne à qui n’aura été épargnée aucune ignominie, ce coup d’arrêt donné au cheminement des Kurdes vers une liberté qu’on leur offrait comme une carotte mais qui, maintenant qu’on n’a plus besoin d’eux, se dérobe tel un mirage, les bains de sang, enfin, qui en résulteront tôt ou tard – tout cela sera la tache écarlate que Trump, tel un autre roi fou, celui de Shakespeare, verra s’étaler sur sa main, chaque soir et chaque matin de sa vie, « sans que tout l’océan parvienne à la laver ».
Alors, il reste une petite chance pour ceux qui ne se résignent pas à ce sale goût d’amertume et de défaite – et cette chance s’appelle l’Europe.
Le président Macron a eu des mots justes et beaux pour dire son désaccord avec la décision solitaire et névrotique, tweetesque et fantasque, de son « allié » américain.
Et il a su tenir tête, depuis son élection, aux puissances révisionnistes qui entendent profiter de la retraite des Etats-Unis pour renouer avec leur passé impérial.
Eh bien, qu’il tente de faire partager cette indignation à ses partenaires européens.
Que, fort de son aura internationale, il tâche de les convaincre que l’intérêt de l’Europe serait de se souvenir que la frontière par où les djihadistes sont venus tant de fois nous frapper est tenue par un peuple qui croit dans les valeurs de liberté, de laïcité et de fraternité.
Et qu’il soit dit que 27 pays européens envoyant, chacun, une petite centaine de soldats de la paix assurant, les armes à la main, que sont respectés le juste, le droit et l’honneur remplaceraient haut la main les 2 000 Américains rapatriés.
L’Europe, pour une fois, ferait front.
Elle ne se contenterait plus, bovine et apathique, de regarder, depuis ses anciens parapets, passer les trains de la honte et de la démission mais reprendrait le flambeau.
Et cette brigade multinationale serait peut-être – qui sait ? – l’embryon de l’Europe de la défense que tous appellent de leurs vœux mais sans avoir jamais su lui donner de contenu.
C’est un rêve.
Mais je le fais – car ce ne serait pas la première fois, après tout, que la France viendrait au rendez-vous de sa part singulière de grandeur et de songe.
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