Parodiant une émission radiophonique consacrée aux courses de chevaux, nous aurions envie de dire : si vous n’avez que cent francs à dépenser pour les livres de la rentrée, offrez-vous celui-ci. Profonde culture, intensité et vérité humaine, écriture sans artifice et pleine d’expression, surprise et intérêt croissant à chaque page, tout ce que l’on demande (la plupart du temps en vain) à une lecture, est là. Le thème général est donné par le titre.

Le 4 février 1866, en visitant l’église Saint-Loup, à Namur, en compagnie de Félicien Rops et d’Auguste Poulet-Malassis (l’éditeur courageux des Fleurs du Mal) Baudelaire est pris d’un violent malaise, premier symptôme de l’aphasie et de l’hémiplégie qui le terrasseraient bientôt. Le 1er juillet, il est ramené de Bruxelles à Paris.

Sans avoir recouvré la parole, le poète mourra le 31 août 1867 : une agonie de plus de dix-huit mois.

Ces « derniers jours » furent donc à peu près six cents. La technique employée par Bernard-Henri Lévy crée une illusion d’optique temporelle, si l’on ose dire : à la lecture ces six cents jours nous semblent ramassés en une semaine, et pourtant il n’en manque pas un.

Mêlant les langages comme il l’avait déjà fait dans Le Diable en tête, Bernard-Henri Lévy met en scène tour à tour un narrateur fictif, puis la logeuse bruxelloise de Baudelaire, patronne de l’Hôtel du Grand Miroir, ou encore le photographe Neyt ; Jeanne Duval laisse traîner par là son journal, intime, ô combien ! Poulet-Malassis et Mme Aupick, mère du poète, envoient au narrateur des lettres extrêmement typiques. Ainsi haché, vécu par plusieurs personnes à la fois, le temps n’évoque plus l’idée de durée, mais devient une sorte de terrible pressoir qui se resserre sur un seul être, l’écrase jusqu’à ce qu’il ait tout, vraiment tout exprimé de lui-même.

Cent miroirs, autour de Baudelaire, renvoient ainsi son image, comme on renvoie un importun, la refusent en la reflétant brièvement, à contresens – et ainsi la définissent à contrario avec une violence bouleversante. Reflet de Baudelaire dans l’œil de Hugo, de Sainte-Beuve, de Vigny, de Gauthier : « Théo le gai luron, incroyablement jouisseur et paresseux, qui jusqu’au bout dernier moment, osa le payer en secret pour écrire ses articles à la place ».

Reflet niais dans les lettres de Mme Aupick : « Nous avons, mon mari et moi, que ce soit à Madrid où nous étions en poste, à Constantinople ou même place Vendôme, reçu nombre d’écrivains. Et nous savions distinguer, croyez-moi, entre ce qui relève du Beau, du Vrai, du Bien, et ce qui se contente d’en usurper les attributs… »

Reflet atroce dans l’œil du père Dejoncker, d’un muet mourant qui ne peut plus se défendre devant l’approche d’un prêtre et ses bonnes paroles – et les reçoit « dans un concert de “crénoms” » qu’il modulait sur tous les tons de la douleur et du blasphème.

Reflet plus exact – plus ces images sont ténébreuses et douloureuses plus elles sont vraies – dans l’œil noir du portrait que Baudelaire emporte dans tous ses logis et place au-dessus de son lit : le portrait d’un homme qui lui ressemble, son étrange père, le prêtre défroqué. Et plus exact encore dans le journal pourtant si primitif de Jeanne Duval, la métisse, la maîtresse pitoyable et tragique du poète : « Faut-il qu’il soit mystérieux, ce minou-là, pour que je ne puisse pas détecter où c’est qu’il met sa fantaisie ? » Qu’elle découvre pourtant un jour : « Ce qu’il aime par-dessus tout, ce cochon-là, c’est ni que je parle ni que je me pâme […] – mais que là, pendant la chose, et au moment même où en principe je devrais déborder d’idées, d’imagination, je fasse bien attention à ne rien, surtout rien faire du tout. […] Ce qu’il attend, c’est que je sois comme morte. »

Et ultime reflet, extrêmement ressemblant, celui-là, dans l’œil du narrateur, qui est parfois Baudelaire lui-même, parfois un jeune admirateur tenté de se laisser glisser dans l’écriture de son grand homme, de la lui voler peut-être. Peut-on penser que l’étrange vibration, qui fait l’une des beautés de ce livre, et que l’on décèle ça et là, vient d’une rencontre angoissée et méditée entre la biographie du poète et l’autobiographie de Bernard-Henri Lévy ? Oh ! bien loin de l’anecdote, et surtout, ce qui est sympathique, sur les points les moins glorieux, le doute de soi, l’arrivisme écœuré – non les résultats, mais l’exigence et les fausses routes qui la déçoivent… « Autant Paris me fête, autant mes pairs ou mes aînés s’appliquent à me célébrer », songe Baudelaire, « autant je ne parviens pas, moi, à croire tout à fait en moi ; ou plus exactement, si j’ai foi en mon talent, en ma virtuosité, en mes dons, je ne suis pas certain ni de l’urgence ni de la nécessité de ce que j’écris. […] Toutes ces pages, tous ces livres, qui pourraient, si je le voulais, couler à profusion, mais auxquels manque à jamais ce poids de légitimité qui est, dans mon esprit l’irrécusable sceau des chefs-d’œuvre. J’en pleure, certains soirs. »

Aucune étude baudelairienne ne pourra négliger ce livre, certes. Mais il nous apporte en même temps cent sujets de réflexion – sur les relations de l’art et de la vie, sur la réussite littéraire, sur la nécessaire horreur d’une certaine intégrité. On n’en finit pas de dialoguer avec cet étranger et puissant ouvrage : chance rare, bonheur peu répandu, à saisir d’urgence.


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