Force est de constater que Le Siècle de Sartre de Bernard-Henri Lévy est un livre extrêmement intéressant, discutable en tous points, écrit avec talent, exubérant, parfois exaspérant, toujours excitant, une rivière torrentueuse et poissonneuse qui, en même temps que quelques troncs d’arbre, un vieux pneu ou des bouteilles en plastique, inévitables, charrie une impressionnante matière, creuse mille sillons, et, par la violence même de ses courants, conduit irrésistiblement à se confronter au « cas Sartre ». Pourquoi est-on « forcé » de le reconnaître ? Parce que rien ne l’annonçait. Lorsqu’apparurent, en une saison désormais oubliée, les « nouveaux philosophes », dont Bernard-Henri Lévy était le médiatique porte-drapeau, Jean-Paul Sartre, comme tous les grands penseurs de l’époque d’ailleurs, manifesta pire que du mépris : dans une interview à Lotta Continua, il accusa les jeunes loups d’être des agents de la CIA ! Quant à Lévy, il ne semblait guère avoir été « appelé » par Sartre, ni poussé vers lui par quelque sentiment de filiation philosophique ou politique : « J’imagine, dit-il, la stupeur de mes maîtres des années soixante-dix si je leur avais dit que j’envisageais, un jour, de consacrer un livre à Sartre. » Aussi redoutait-on que ce livre virtuel, pour avoir été si longtemps « cuvé en secret » et ruminé de la sorte – « je l’ai rêvé. Ruminé. Laissé tomber. Repris encore. Je l’ai écrit sans l’écrire. Oublié sans y renoncer » – finit par ne plus rien contenir de Sartre, et n’exposât que les résultats de la « digestion » de Bernard-Henri Lévy. Quelques pages du Siècle de Sartre ravivent d’ailleurs ces craintes. En guise de jugements critiques, Lévy, lyrique, accumule les jugements d’agrément : « J’aime cette idée que la philosophie n’est pas antinomique d’une joie, tantôt heureuse, tantôt féroce », « j’aime que (Sartre) ait été l’ami de Vian et de Mouloudji autant que de Merleau-Ponty », « j’aime cette liberté d’allure, et cette liberté tout court », répète-t-il, comme s’il suffisait qu’une idée, une théorie, une attitude, un acte, soient oints par le chrême de son « amour » pour qu’ils soient justes, vrais, intéressants ou moralement bons. Réticences et préjugés disparaissent cependant dès que l’« enquête philosophique » proprement dite commence, dès que l’on se met à arpenter à rebours le « temps déplié » de Sartre.

Le Siècle de Sartre ne relève ni de la biographie, ni de la critique littéraire, ni du commentaire philosophique. Sartre y est pris comme « homme-siècle », comme « le rendez-vous de toutes les façons de traverser le siècle, de s’y perdre, d’en conjurer les pentes sombres ». L’idée, sans doute, est banale. Mais pas la façon de l’exploiter. L’idée de scinder Sartre en deux – le Sartre flamboyant et dandy, rebelle et anar, aventurier de la liberté, vacciné contre n’importe quelle tentation totalitaire, et le Sartre égaré, manipulé, métaphore de tous les fourvoiements, couvrant de son nom, en « ses époques staliniennes puis mao », les infamies du temps – l’est aussi. Mais pas la façon de l’expliquer. Il n’est pas un aspect que Lévy n’examine de la vie de Sartre, de son action politique, de ses engagements, de son œuvre littéraire, de sa formation philosophique, de son amour des femmes, de ses voyages à Venise, de ses visites à Castro ou à Tito, de son rapport à l’argent ou aux chambres d’hôtel, de ses relations avec le Castor, la « famille », La Cause du peuple ou Libération. Mais, en distribuant les cartes autrement, en exhibant quelque texte oublié (le conte de Noël, Bariona, écrit au Stalag fin 1940) ou quelque document mal lu, en rétablissant des faits qu’on a voulu oublier, en revisitant des lieux peu communs. Du coup, comme cela arrive à qui restaure une fresque, on décèle davantage de nuances, les teintes originelles, des couleurs plus « vraies », on voit apparaître la graphie effacée de Gide, de Joyce, de Céline, derrière les silhouettes attendues de Heidegger et de Husserl, d’Aron ou de Merleau-Ponty, poindre celles de Bergson, de Lacan et surtout de Nietzsche, dont l’ombre « hante » Sartre.

On ne découvre pas dès lors un Sartre héros de la Résistance : mais on croit moins, au vu de ce qu’il a réellement fait, avec courage, qu’il ait été un scélérat. On renonce difficilement à l’idée que Sartre ait écrit et pensé que l’existentialisme est un humanisme : mais la démonstration de Lévy ne manque pas d’atouts, qui le pose au contraire comme la « première manifestation de l’antihumanisme contemporain », « anticipation géniale » de celui qu’illustreront « ces fameux représentants de la pensée 68 », Lévi-Strauss, Althusser ou Foucault, lesquels ont pourtant « fait de la rage antisartrienne leur sentiment le mieux partagé et ont suscité de la part de Sartre des ripostes non moins brutales ». On a vraiment du mal – la « famille » parlait à l’époque de « détournement de vieillard » – à envisager qu’au contact de son secrétaire Benny Lévy, l’ancien chef des maos expert en lectures talmudiques, Sartre (« un Sartre juif ? ») ait voulu à la toute fin de sa vie, comme il avait pris congé de la littérature avec Les Mots, prendre congé de toute sa philosophie, « ne plus rien laisser debout », et renaître à une pensée-autre en réalisant une « greffe » de la pensée de Lévinas sur la sienne : mais on peut admirer les efforts que Bernard-Henri Lévy déploie pour faire admettre cette ultime conversion.

« Réhabilitation » ? Pas vraiment. Ce que Lévy dit enthousiaste du premier Sartre, « solaire », est largement contrebalancé par le portrait noir, en traits durs, qu’il fait du Sartre stalinien, cédant au mal qu’il n’a cessé de penser, et son livre vise essentiellement à savoir quel « mystère » a pu faire que le même homme soit à la fois ceci et cela. Mais, assurément, Le Siècle de Sartre redonne à Sartre sa stature, montre qu’avec Sartre, on n’en a jamais fini, parce que son œuvre, « monstrueuse, vivante comme un cancer, en guerre avec elle-même », contient, du siècle, à peu près tout, les espoirs et les désillusions, les chemins vers la liberté et les voyages au bout de l’erreur, la fraternité et la terreur – à peu près tout ce que l’on n’a pas su démêler.


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