La publication de La Cérémonie des adieux fut ce qu’il est convenu d’appeler un événement littéraire. Comment entendre en effet ce récit ? Qu’est-ce qui a poussé Simone de Beauvoir à le rendre ainsi public ? Fallait-il y voir l’effet de quelque masochisme intellectuel ou celui, au contraire, d’une sourde volonté de vengeance ? Et n’était-on pas en train, surtout, d’assister à la première étape d’un règlement de comptes au sommet, entre les branches divisées de la grande famille sartrienne ? Ces questions dont le Tout-Paris littéraire bruissait en cette veille de Noël 1981, je préférai, pour ma part, les esquiver ; et en prendre prétexte, simplement, pour en poser quelques autres dont l’enjeu, à l’heure où j’écrivais, m’apparaissait plus conséquent.

Je trouve un peu étrange ces leçons de tenue et de dignité dans la douleur que l’on donne, ces jours-ci, à Simone de Beauvoir. J’ignore si, oui ou non, elle a bien fait de livrer à la meute ce procès-verbal détaillé, incroyablement cru et précis, de l’agonie de Sartre. Je ne me sens ni le goût ni le droit de savoir s’il fallait vraiment le montrer en cette déchéance, au comble de sa misère, marchant à si petits pas vers la tombe toute proche. Mais ce dont je suis sûr, en revanche, c’est qu’il y a une autre question, infiniment plus importante et décisive pour notre époque, que, trop occupés sans doute à nos indécentes ruminations, nous nous gardons bien de poser : celle du sens qui, ici et maintenant, dans la France de 1981, à l’heure des « adieux » donc, mais aussi de l’héritage, peut bien continuer de s’attacher à l’œuvre, à la figure, au nom même de Jean-Paul Sartre…

Car enfin quel curieux, quel surprenant bilan ! Côté littérature d’abord, il n’y a plus personne pour sérieusement nier que l’œuvre, tout compte fait, ne pèsera pas si lourd qu’on l’avait cru dans la balance du siècle. Que les Chemins de la liberté, par exemple, sont très loin de valoir les grands romans américains qu’ils devaient, disait-on, acclimater ici. Qu’un livre comme la Nausée, explicitement placé, on l’oublie presque toujours, sous le haut patronage de Céline, ne souffre qu’à grand-peine l’écrasante comparaison. Que les Mots même, ce délicieux opéra de langue qu’on croirait sorti tout droit delà plume d’un mémorialiste de l’âge classique, est à ce point classique, justement, qu’on y chercherait en vain la moindre innovation formelle capable de faire école ou d’illustrer l’époque. Et il n’est pas jusqu’au théâtre enfin qui, sitôt Beckett, Genet, et quelques autres entrés en scène, n’ait spontanément, naturellement, rejoint le rang qui lui revenait de droit : celui d’un aimable divertissement didactique et politique.

Sur la front de la Pensée ensuite, on pourrait faire le compte de l’ahurissante série de bévues, j’allais dire de bourdes et de méprises, qu’accumule comme à plaisir la fantaisie de Sartre. Je songe à Bataille, évidemment, et à l’incroyable légèreté avec laquelle il le traita. A l’affaire Freud, bien sûr aussi, et à l’absurde, à la tenace résistance dont il témoigna toute sa vie à l’endroit de ce qui fut peut-être la grande révolution théorique du XXe siècle. Mais je pense à Nietzsche, encore, qu’il n’honora pas beaucoup mieux. A Marx lui-même, qu’il ne lut jamais, finalement, que dans les textes de jeunesse. A la philosophie allemande tout entière, dont on a un peu vite dit qu’il l’avait introduite en France, mais sans préciser toujours dans quel cadre, dans quelle langue, et au prix — dans le cas d’Heidegger par exemple — de quels pesants, durables et ruineux contresens. Bref, je pense à la plupart des nœuds, des enjeux, des carrefours idéologiques où s’est jouée, depuis trente ans, l’aventure de la modernité — et dont il est difficile de ne pas se dire qu’il les a comme méthodiquement manqués.

Pis encore, tous les bons lecteurs savent que sa philosophie elle-même, je veux dire sa doctrine, son système proprement dits, sont marqués au sceau d’une terrible, irrémédiable caducité. Jean Hippolyte le disait déjà qui, dès les années de l’immédiat après-guerre, prétendait retrouver, dans quelques-uns des maîtres concepts sartriens, la trace indélébile, et ô combien significative ! de l’influence bergsonienne. Jacques Derrida le confirmera trente ans plus tard quand, au plus haut de la vague « structuraliste » qui allait relancer comme jamais le jeu de la philosophie française, il verra dans le dispositif tout entier le dernier avatar de la bonne vieille métaphysique humaniste des siècles écoulés. Et, pour ma part, je ne puis que témoigner de la foudroyante rapidité avec laquelle ladite vague suffit à submerger ses pauvres cathédrales de papier — pour les renvoyer, en un éclair, à l’incontournable horizon qui n’avait jamais cessé, en vérité, de les hanter silencieusement : celui de l’insistant, de l’insinuant XIXe siècle.

En sorte qu’au total, prendre la mesure de 1’« effet Sartre » dans la France contemporaine, c’est aller, pour ainsi dire, de déception en déception. C’est voir se tarir une à une les sources où la légende l’avait commodément assigné. C’est aller en chercher d’autres alors, ailleurs, moins attendues, et peut-être plus mineures. Sartre lui-même ne fait rien d’autre lorsque, dans le passage le plus poignant de son entretien avec Beauvoir, il convient que ses romans sont « ratés », que sa philosophie est demeurée « idéaliste », et qu’il ne peut plus compter que sur ses Situations pour passer à la postérité. Et je ne crois pas, dans ce cas, le trahir énormément en disant que le seul domaine qui reste, le seul où il ait excellé, le seul où il ait quelque chance, surtout, de toucher à la modernité, c’est celui où, comme de juste, il a été le plus diffamé : en un mot, sa politique.

Pour être tout à fait précis, je devrais d’abord dire son style. Son style bougon, têtu et même un peu revêche. Son air de vieux râleur, « attardé en anarchisme » et indocile, jusqu’au bout, à toute discipline. Ce Sartre-là, c’est le Sartre tête de mule. C’est le Sartre tête de brique. C’est le Sartre aux « idées de pierre », en guerre perpétuelle avec la pierre de ses idées. C’est le Sartre qui, surtout, savait qu’il n’est pires pierres que celles qui font bloc, qui obligent à se mettre en bloc, qui soudent l’humanité en blockhaus communautaires. S’est-on jamais demandé d’où vient que ce singulier réfractaire a refusé le Nobel, décliné la Légion d’honneur, et n’accepta jamais de distinction de ce genre que d’un seul Etat, celui d’Israël ? C’est probablement qu’au plus profond de lui, au cœur de ce qu’il eût lui-même appelé son « projet existentiel », il y avait cette conviction sourde, quoique largement informulée : à l’essentielle exception près des peuples de diaspora, la plus terrible menace qui pèse sur la liberté d’un homme est celle de la pression, de l’agrégation, du rêve d’unanimité qu’implique toujours, peu ou prou, le lien de communauté.

En clair, et concrètement, cela signifie qu’il aura aussi été l’un de nos très rares intellectuels à n’avoir jamais trempé dans cette forme spécifiquement française du rêve d’unanimité, qui s’appelle le pétainisme. Je ne dis pas seulement le pétainisme historique, même s’il est beau, déjà, qu’il ne s’y soit pas mêlé. Je ne dis même pas simplement ce pétainisme élargi des résistants tardifs qui, plus audacieux parfois qu’il ne le fut jamais lui- même, transportaient jusque dans les maquis un maréchalisme diffus dont on ne trouve, grâce au ciel, pas le moindre commencement de trace dans les textes sartriens. Mais je dis surtout le pétainisme transhistorique ; celui où notre culture n’a jamais tout à fait cessé de baigner ; celui où la petite saleté « nationale et socialiste » n’a jamais tout à fait fini de flotter ; celui dont ce serait presque trop dire qu’il y a « résisté » puisqu’il n’y a probablement, et tout simplement, jamais songé. On peut imputer à Sartre tous les crimes de la planète : il reste à son crédit d’être innocent de celui-ci ; il reste à son honneur de n’avoir jamais vraiment compris, au fond, ces rites, cette liturgie, cette quasi-religion que constitue la « francité » ; il reste sa grandeur, en fait, qui est d’avoir très tôt senti le mufle de « la bête sans poils et maligne » dont il parle dans les Séquestrés d’Altona — et où il n’est pas interdit de voir une métaphore pour la sournoise, insidieuse et hideuse Bête française.

Il y a, à cet égard, des signes qui ne trompent pas. Ce n’est pas tout à fait un hasard, par exemple, s’il a pu nourrir à l’égard du freudisme la prévention que j’ai notée, mais sans jamais tomber pour autant dans ce « jungisme » honteux et subtilement fascisant qui en est, bien souvent, l’immédiate rançon. Si, reprenant théoriquement à son compte les plus imbéciles rengaines de l’antiaméricanisme primaire, il ne s’en est pas moins obstiné à défendre, mais esthétiquement cette fois, et contre le jdanovisme ambiant, les œuvres de Miller, Faulkner et Dos Passos. Si, après avoir multiplié les textes douteux où il propose de remettre à l’école de la vie ces clercs aux mains trop blanches que sont les intellectuels de gauche, il se remet brusquement à la rédaction de son Flaubert et brise net, de la sorte, le délire anti-intellectualiste naissant. S’il peut ne rien entendre, enfin, dans l’ordre philosophique, au mystère de la « question juive » et ne rien céder pourtant, dans l’ordre de l’action, quant aux exigences du combat contre l’antisémitisme, ou — plus méritoire encore — contre l’antisionisme. Non, tout cela n’est pas fait de hasard : et tout se passe comme si, chaque fois, s’élevait une voix obscure, un muet savoir des tréfonds, une sorte d’« instinct », si l’on veut, qui, constamment aux aguets du grondement de la bête, définit ce que j’appellerai l’« antifascisme sartrien ».

Qu’on m’entende bien, je ne suis pas en train de faire, de l’auteur des Situations, un pur héraut de Liberté. Je n’oublie pas de quels tragiques et pitoyables aveuglements se paya, bien souvent, cette sagesse des tréfonds. Je serai le dernier à minimiser, on s’en doute, son interminable compagnonnage de route, par exemple, avec le P.C.F. Mais je crois que, même là, et si paradoxal que cela paraisse, la logique continue de fonctionner et l’antifascisme sartrien de produire ses effets de vérité. Car c’est lui, on ne l’a pas assez dit, qui, au jour de la rupture, permettra d’aller droit au but, et de ne point s’attarder aux figures secondaires du totalitarisme rouge. C’est par lui, et par lui seulement, qu’il sera possible de deviner, au fond du P.C.F., un mal plus enfoui, un secret plus honteux encore que « la main de Moscou », la « déviation stalinienne » ou la tentation « collectiviste ». C’est grâce à lui, si l’on préfère, que, juché sur son tonneau, aux portes de Billancourt, où il venait haranguer les travailleurs immigrés, le vieux philosophe y reconnut par exemple le visage familier du racisme. Bref, il fallait cet antipétainisme de principe, il fallait cette accoutumance au style de la bête française, il fallait être Sartre encore, et le Sartre que j’ai dit, pour percevoir cette dimension essentielle et mal connue du phénomène : avant d’être marxiste, stalinien ou à la solde du Kremlin, le Parti communiste français est d’abord, et fondamentalement, un parti pétri de fascisme.

J’ignore, bien entendu, si ce Sartre-ci aura l’agrément des sourcilleux gardiens qui veillent sur le mausolée. Je ne sais pas davantage si ceux de l’autre bord retrouveront sous ses traits la figure démoniaque de leur vieil adversaire. Mais ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il s’agit d’un Sartre vivant, sans adieux ni cérémonie, aussi profondément présent que l’autre était caduc, et aussi près des enjeux, des débats vrais du temps que lui s’employait à les déserter. Et je me demande alors si ce n’est pas de là que vient, finalement, tout ce charivari, toute cette menue agitation que j’évoquais en commençant : il y a une « question Sartre », beaucoup plus brûlante qu’il n’y paraît, qui commence à peine d’être posée — et qui, à l’heure où nous sommes, où bruissent de nouveau tant de funestes présages, où reviennent rôder encore tant d’insistants fantômes, pourrait bien avoir à s’illustrer d’une nouvelle, fulgurante actualité.


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