Poutine est passé ce week-end à Paris réaffirmer l’intransigeance russe sur la Syrie.
A François Hollande qui disait clairement qu’« il n’y a pas de solution possible en Syrie sans le départ de son président, Bachar Al-Assad », Poutine a ironisé : « Assad a visité beaucoup plus souvent Paris que Moscou ! », ce qui, par ailleurs, est largement inexact. Le Président russe s’est quand même inquiété des signes précurseurs de guerre civile en Syrie, après le massacre d’Houla où 108 personnes dont 49 enfants ont été tués.
Vincent Giret de Libération avait raison de souligner samedi notre malaise devant « une scène d’horreur (qui) chasse une autre scène d’horreur ». Son journal expliquait fort bien que les événements de Houla n’étaient pas qu’une tuerie de plus, mais un tournant s’il se confirme, qu’incités par des provocations policières, des villages alaouites sont allés assassiner les habitants d’une petite ville sunnite. Ce qui pourrait être le prélude à une guerre civile totale, dont Bachar El Assad a accusé évidemment l’étranger d’être à l’origine.
Ces horreurs s’impriment dans le cerveau en même temps que les images du film de BHL Le serment de Tobrouk qui sera en salles mercredi, et qui fut présenté à Cannes dans la sélection officielle. Et on se dit qu’il s’en est fallu d’un rien pour que Poutine, il y a un an, dise la même chose sur la Libye pour laquelle il a consenti quand même l’intervention de l’ONU.
Je vais donc vous dire quelques mots de ce film. Oh, je vois d’ici vos soupirs : non, pas encore BHL ! Et j’entends vos réserves, réticences, critiques, tant il est vrai que pour une partie de la population, non insensible aux modes, le philosophe est à vouer aux gémonies.
Alors, transparence d’entrée de jeu, pour que cette chronique ne soit pas hypocrite. Bernard-Henri Lévy est mon ami. Depuis 35 ans. Et depuis 35 ans, on entend les mêmes critiques sur son look, son narcissisme, la façon qu’il a de se mettre en scène et ses combats et reportages de journaliste, qui ont pris le pas sur ses écrits d’intellectuel.
Ceux qui verront Le Serment de Tobrouk se retrouveront donc, comme d’habitude, partagés en deux camps. Les « anti-BHL » qui dénonceront un film fait par, pour, avec et à la gloire de BHL. Et les « pro-BHL » qui regarderont ce documentaire comme un récit à la première personne, avec les défauts mais aussi les qualités du genre. Je fais partie de cette dernière catégorie.
Les images de Marc Roussel sont belles, poignantes, inédites, c’est la guerre vue de l’intérieur, avec ses combattants, ses héros, ses ombres, ses hésitations, ses ruines, ses manœuvres.
Alors oui, BHL est là, sur toutes les images, omniprésent, mais comme dans un journal de bord dont il est le récitant.
Il n’a pas voulu, je pense, faire un documentaire historique et objectif sur la Libye de Kadhafi et sur la prise de pouvoir des rebelles.
Nous savons bien – comme l’écrit Le Nouvel Observateur dans un de ses passages les moins violents sur le film et son auteur, « que la situation est plus complexe que la présentation d’une population libyenne sauvée par l’intervention d’un philosophe ayant accès au pouvoir politique et inversant, par son action providentielle, le cours de l’histoire ». Évidemment. Mais, à l’inverse, comme l’écrit Libération, « On suit l’espoir et le désespoir des révoltés du désert (…) Et on revoit donc, en images, ces huit mois où les Libyens ont pris leur sort en main, où le monde occidental a compris que l’histoire était du côté de ce peuple, que le XXIe siècle ne pouvait pas toujours reproduire les erreurs génocidaires du XXe. »
BHL agit, harangue, court la planète pour convaincre, et commente.
Avec un brin trop de lyrisme, mais avec la foi aveugle de ceux qui pensent qu’on peut renverser les montagnes. Bien sûr, il pourrait être en jean et en t-shirt dans les ruines de Misrata plutôt que grimper les dunes, élégante silhouette dans son costume noir, comme une sorte de conteur, hors du film et dans le film à la fois, mais est-ce vraiment important ?
Sa nostalgie malrucienne pour L’Espoir et la Guerre d’Espagne est évidente – Malraux, son éternel modèle (comme Hemingway), depuis sa première aventure au Bangladesh où il partit sur ses conseils.
Présente tout au long aussi, la mémoire de son père, combattant du désert, dans les troupes de la Deuxième DB, faisant avec ses compagnons le Serment de Koufra au début de 1941 : se battre jusqu’à ce que le drapeau français flotte sur la cathédrale de Strasbourg. Cette fidélité à la trace paternelle me touche. Mon propre père, mon oncle (qui lui aussi fut des combats de Libye aux côtés de Leclerc) ont fait ce chemin-là, et leur exemple imprègne toute notre génération qui ne cesse de se dire, malgré tous les arguments raisonnables, qu’on n’a pas le droit de laisser un peuple, des peuples, se faire massacrer crier notre colère et notre honte.
C’est l’illustration de notre impuissance pour la Syrie et voilà pourquoi, ce matin, nous avons décidé d’y consacrer notre Une avec des documents inédits et bouleversants, comme vous le verrez.
Mais revenons au Serment de Tobrouk.
Marc Roussel qui n’avait pas prévu de filmer mais seulement d’illustrer un reportage en images, a fait tourner sa caméra. Et il a capté les moments les plus insolites qui intéresseront les historiens qui décrypteront le conflit.
Comme celui où Bernard-Henri Lévy, muni de son téléphone satellitaire, appelle Nicolas Sarkozy et lui demande – et obtient – qu’il reçoive ces opposants libyens, ce qui leur valait reconnaissance ; comme celui où il briefe ses amis résistants arrivés à Paris sur la psychologie du Président qu’ils vont rencontrer, et sur le degré de précision dans leur demande de munitions pour ouvrir un second front ; comme celui où il aide le vieux Wade, disparu du pouvoir depuis au Sénégal, à rédiger un texte où il soutient la lutte des Libyens contre leur tyran, à la condition qu’il soit acceptable pour le reste de l’Afrique.
Images surprenantes donc. Agaçantes, j’en conviens, pour ceux que la personnalité du philosophe hérisse.
Pour ceux qui ne savent pas qu’il fut et qu’il reste un écrivain de gauche, quand tant de ses anciens compagnons de « La Nouvelle Philosophie » allaient, revenus de tout, goûter aux charmes de la droite.
Pour ceux qui se veulent plus lettrés, et lui reprochent de n’avoir pas fait une « œuvre » discrète, laborieuse et obscure et de s’être dispersé aux hasards de la Bosnie, du cinéma, du théâtre, avec de temps en temps, des arrêts sur images, le temps d’une réflexion, d’un livre sur Sartre ou de la tentative de penser la guerre.
Cet homme pourrait passer sa vie à naviguer sur les mers, à spéculer en Bourse, ou faire du business. Mais il est hanté par les drames du monde, de la tragédie stalinienne aux guerres oubliées auxquels il a redonné existence. Sous les bombes de Sarajevo, tapis derrière une carcasse de tank, en plein Pakistan, à la poursuite des assassins de Daniel Pearl, au milieu des snipers de Benghazi tout juste libérée, reconnaissons-lui un courage dont peu d’intellectuels seraient capables hors de leur bibliothèque.
Avait-il tort, avait-il raison d’ameuter tout le monde dans ce conflit ? Je n’en sais rien, et ce n’est pas le sujet. Peut-être cette guerre fut une erreur. Peut-être en effet la Libye est en train de basculer du côté de la Charia tout comme l’Égypte, et qui sait, demain la Syrie ? Ce sont les politiques, le Conseil de Sécurité, la communauté internationale qui ont pris les décisions, ils sont élus pour cela. BHL veut seulement que ceux qui ont la chance d’avoir accès à la parole publique ne se taisent pas, qu’ils disent à la face du monde, par les moyens qui sont les leurs, qu’on tue, qu’on massacre, qu’on torture une population.
Deux points restent pour moi obscurs dans ce film : le crédit de l’intervention est-il vraiment dû aux seuls Sarkozy et Cameron, et Obama n’a-t-il fait que prendre le train en marche alors que rien n’était vraiment possible sans les Américains ? Qu’en est-il aujourd’hui du CNT (le Conseil National de Transition) ? A-t-il jamais été la grande force démocratique rêvée, ou est-il devenu un autre pouvoir totalitaire qui imprimera sa lourde marque sur les hommes (et surtout sur les femmes !) de Libye ? BHL entrouvre la question, avec angoisse, sans y répondre.
Quoiqu’il en soit, ce film doit être vu pour ce qu’il est : les très fortes images d’une guerre révolutionnaire qui pour une fois, l’emporte, quand tant d’autres ont échoué.
Il doit être regardé aussi pour ce qui n’était pas son but d’origine : ce qui se passe en Syrie, à Homs, à Houla, répète – je le disais au début – ce qui se passait hier à Benghazi ou Misrata. Pourquoi n’intervient-on pas aujourd’hui quand on a cru bon de le faire hier ? Parce que l’armée libyenne était médiocre, comparée aux troupes et milices d’Assad surarmées ? Parce que les Russes qui craignent la contagion tchétchène, et les Chinois, celle du Tibet, ne bougeront pas un petit doigt ? Et d’ailleurs faut-il que l’Occident s’engage dans une nouvelle guerre qui devient civile et dont nul ne connaît l’issue en termes de déstabilisation régionale ?
Il reste que les morts à Houla enterrent les morts non pas dans le silence, mais dans l’impuissance des nations. C’est ce que ce film veut dire.
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