Cette question étrange et, depuis quelque temps, étrangement insistante : les juifs n’en font-ils pas trop ? n’ont-ils pas fâcheusement tendance à monopoliser le malheur du monde ? Cette volonté, par exemple, de maintenir, coûte que coûte, le souvenir de la Shoah, cette confiscation, à leur profit, des ressources mondiales de la compassion, n’ont-elles pas pour effet d’occulter les autres souffrances d’aujourd’hui et d’abord, bien entendu, celle des Palestiniens ? On peut répondre, premièrement, que le raisonnement est nauséabond. On peut plaider, deuxièmement, qu’il n’a pas de sens puisque c’est chez ceux qui, au contraire, cultivent ce souvenir de la Shoah que l’attention aux massacres de Bosnie ou du Rwanda s’est trouvée être, ces dernières années, la plus aiguë, la plus constante. Mais on peut surtout, et troisièmement, pousser le renversement encore plus loin et dire que, confiscation pour confiscation, c’est la focalisation sur la cause palestinienne qui aurait tendance, aujourd’hui, à occulter les autres tragédies. D’un côté les cinq mille victimes de la guerre israélo-palestinienne : aux funérailles de chacune, toutes les caméras, tous les journaux du monde. De l’autre les millions de morts du Burundi, du Sud-Soudan, de Sri Lanka : pas un mot, pas une image, des morts sans sépulture et, à la lettre, sans visage. Et quand, à la Conférence de Durban, début septembre 2001, les survivants de ces guerres oubliées ont l’espoir de faire entendre enfin leur pauvre cri, cette clameur qui, aussitôt, le couvre : il n’y a qu’une idéologie criminelle, c’est le sionisme; il n’y a qu’une victime intéressante, c’est le Palestinie ; si vous n’êtes ni palestinien ni persécuté par le sionisme, votre malheur est historiquement nul, non avenu, sans importance.

Cette autre question, alors : le sionisme ? A-t-on le droit, comme on dit, de se déclarer antisioniste ? Peut-on, plus exactement, affirmer sa détestation du sionisme comme de n’importe quel autre « isme » contemporain ? La dégradation du climat est telle qu’il est temps, là aussi, de répondre clairement, sans langue de bois. Outre que cet antisionisme a l’effet que je viens de dire, outre qu’il est comme un nuage d’encre tendant à nous rendre aveugles à tous les malheurs du monde autres que le malheur palestinien, je pense qu’il n’est, effectivement, jamais exempt d’antisémitisme. On peut, cela va sans dire, être farouchement opposé à tel ou tel gouvernement israélien. On peut condamner aussi vivement qu’on le souhaite la politique, par exemple, de Sharon. Le sionisme étant le sol, le socle, le principe constitutif, non de son gouvernement, mais d’Israël en tant que tel, l’antisionisme a pour conséquence et horizon l’hostilité de principe à l’existence même d’Israël. L’antisionisme, pour cette raison, est l’habit neuf de l’antisémitisme. L’antisionisme, parce qu’il refuse aux juifs ce droit à un Etat reconnu à tous les peuples du monde et notamment, d’ailleurs, aux Palestiniens, est la façon moderne de dire la discrimination qui fut, millénairement, le lot des juifs. Vous vous souvenez du mot énigmatique de Bernanos sur l’hitlérisme qui aurait « déshonoré » l’antisémitisme ? Eh bien voilà. L’antisionisme réhabilite ce que l’antisémitisme avait disqualifié. L’antisionisme rend de nouveau légitimes un ensemble de réflexes que la lutte contre l’antisémitisme croyait avoir proscrits. Argent, complot, puissance mondiale et maléfique, les Palestiniens peuple-Christ et le recyclage, alors, de toute l’inspiration des accusations de déicide – nous y sommes.

Dernière question, enfin. La montée de cet antisémitisme et l’inquiétude qu’il inspire, non seulement aux juifs, mais aux républicains de notre pays. Mettez bout à bout cet antisionisme estampillé progressiste. La profanation des tombes de Herrlisheim par, sans doute, des néonazis. Les beurs qui, dans les banlieues, rêvent de prolonger l’Intifada. Les altermondialistes qui fraternisent avec Ramadan. Les bons Français qui, comme autrefois Louis-Ferdinand Céline, ne doutent pas que le minuscule Etat juif soit plus dangereux pour la paix du monde que la Corée du Nord, la Russie, le Pakistan, l’Amérique réunis. L’islamisme radical. Le lepénisme. Je n’ai pas l’habitude de jouer avec ces sujets. Et je suis de ceux qui, depuis vingt ans, face aux incendiaires des âmes, tentent plutôt de calmer le jeu. Mais tout cela, à force, finit par faire un air du temps. Et l’expérience prouve que, face à un tel air du temps, face à l’accumulation de ces attracteurs du pire, face à ce cocktail, en un mot, de forces venues de toutes parts mais convergeant mystérieusement vers la même haine compulsionnelle, il est urgent d’en appeler à la conscience de chacun. Les médias, bien sûr (encore que l’on s’y acquitte globalement bien du devoir d’information et de vigilance). Les politiques, évidemment (encore que, passé le premier moment de flottement et d’hésitation à nommer la chose, ils se soient, eux aussi, honnêtement mobilisés). Non. Le véritable enjeu, aujourd’hui, c’est l’opinion publique elle-même. La véritable urgence est d’expliquer à tous que l’antisémitisme n’est pas mon problème mais le leur – que ce n’est pas le problème des juifs mais de la France.


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