On le présente comme l’homme des « compressions » et autres « expansions ». On fait comme si ses œuvres les plus dignes de survivre étaient ses fameux « pouces » et leurs « agrandissements » gigantesques. Or il a fait cela, sans doute. Il a été cet avant-gardiste facétieux ajoutant à l’histoire de son art quelques gestes inédits. Mais il a d’abord été un sculpteur. Un vrai grand sculpteur traditionnel, héritier de Maillol et de Rodin, égal de Giacometti ou de Germaine Richier. Et il suffit de l’avoir vu, une fois au moins, au milieu de ses amas de ferrailles et de boulons, de clous immenses et de bouts de métal tordu, il suffit de l’avoir observé, si seul, si petit, si terriblement tendu et concentré, aux prises avec ses débris de bronze accumulés, pour comprendre que sa grande, sa seule affaire, aura été celle du travail de la matière. « Voici ma Rolls, mes bijoux de famille, mes vieux cageots, mes boîtes de Coca », disait le sympathique amateur qui venait voir « Monsieur Compressions ». Et lui, mélancolique, un rien cynique, s’exécutait. Il comprimait ce qu’on lui demandait de comprimer. Mais la tête était ailleurs, plus près de Rodin que de Duchamp, de Brancusi que de Dali ; combien de fois l’ai-je entendu maugréer : « c’est bien joli les compressions, ça permet de payer les impôts et les pensions alimentaires, mais ce n’est pas ça, la vraie sculpture » !

On nous explique : « un artiste mondain, donc léger ; un personnage du Tout-Paris – donc une vision du monde, et de l’art, inévitablement futile ». Là aussi, c’est absurde. Car c’est faire bon marché de l’autre César : celui qui, comme Proust, allait en effet dîner en ville, mais pour y faire provision de types et de traits. Voyez la « Victoire de Villetaneuse » ou la « Fanny-Fanny ». Voyez ces corps difformes, ces ventres ballonnés ou hérissés de limes, de petites grilles froissées, de poulies, de vis énormes. Voyez la façon qu’il a eue, ce « jouisseur », de torturer ses femmes, de les défigurer, de les faire grimacer. Il y a la famille des artistes enchanteurs, bonimenteurs de profession, qui tendent un miroir flatteur et nous dorent la pilule. Il y a celle – tellement plus riche ! – des insulteurs, des imprécateurs, qui feignent de nous flatter pour mieux nous dire nos vérités. César était de cette seconde famille. Il était drôle, mais féroce. Railleur mais, à sa manière, cruel. Il était l’un des artistes les plus sombres, les plus heureusement tragiques de cette fin du XXe siècle. Frivole, dites-vous ? Bon vivant ? Demandez donc ce qu’elle en pense à sa voisine de table d’un soir qui se retrouvait le lendemain sous les traits d’une grosse écorchée dont il avait retourné la peau du ventre comme un gant – entrailles et ferrailles mêlées… envers du corps et du décor… on est loin du Fouquet’s et d’Eddie Barclay… on est loin de la statuaire académique et de son idéalisation du corps féminin… César, le désenchanté. Sauvagerie extrême de César.

On dit enfin : un artiste « populaire », quand ce n’est pas « populiste » ou « folklorique », qui pensait « avec les mains » et sculptait « avec ses tripes ». Quel malentendu, là encore ! Car une chose est de dire que l’enfant de la Belle-de-Mai fut un autodidacte. Une chose est d’insister sur sa conception roturière de la sculpture : esthétique du déchet, goût des chutes et des rebuts, amour des objets usés, épuisés par leur usage. Mais une autre serait d’en faire un « inculte », ne travaillant qu’« à l’instinct ». La vérité, c’est que j’ai connu peu d’artistes aussi cultivés que ce soi-disant « analphabète » et peu d’œuvres contemporaines aussi riches de citations et de références, donc aussi savantes et cryptées, que cette prétendue œuvre « innocente ». Le dialogue muet avec Motherwell… Le disciple ébloui de Michel-Ange… Ce « Centaure » magnifique qui était, dit Restany, un hommage au « Marc Aurèle » du Capitole en même temps qu’au « Colleone » de Verrocchio à Venise et au « Gattamelata » de Donatello, à Padoue… Et j’allais oublier Picasso, l’interlocuteur et intercesseur de chaque jour, la grande ombre qui le hante et dont je l’ai souvent entendu dire que tout en lui était admirable : la vitalité, l’humour, le rire des toiles et des figures, la virilité vécue comme un des beaux-arts, les femmes ou l’art, dans chaque toile, de récapituler l’entière histoire du genre… Ainsi était César ! On le croyait en train de cuisiner des pâtes pour de vieux copains marseillais. On le voyait faire le benêt et accepter de donner son nom à la manifestation la plus symbolique de la société du spectacle contemporaine. Mais il avait cette autre vie, la vraie, avec ses tuteurs, ses totems ou, simplement, ses maîtres – tous ces morts autour de ses bronzes, qui formaient son Église invisible.

Permettra-t-on à ce mort d’enterrer les vivants qui l’étouffent ? Ou faudra-t-il, une fois encore, donner raison à la loi : le plus aléatoire dans une vie n’est pas la façon d’y entrer, mais d’en sortir ? Telle est la question posée, par-delà le chagrin et le deuil, par la mort du successeur de Rodin.


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