Les défenseurs des droits de l’homme en Bosnie puis, aujourd’hui, au Kosovo font-ils un usage immodéré de la référence au précédent nazi ? C’est l’opinion, formulée lors d’une réunion de la Fondation Marc-Bloch, du cinéaste Claude Lanzmann, auteur de Shoah. Puisqu’il m’a nommément désigné comme l’un des auteurs de cette « confusion », je veux lui répondre en mon nom – et sur le fond.
La destruction des Juifs – Lanzmann a raison de le rappeler avec cette inlassable précision – est un événement unique, sans modèle ni équivalent et, en ce sens, incomparable. Il y a eu d’autres massacres de masse dans l’histoire des hommes. Il y a eu des destructions totales (Mélos, Carthage), des déportations (la traite des Noirs, les hécatombes de la colonisation), des génocides (Arménie, Rwanda, Cambodge). Mais l’assassinat programmé des Juifs d’Europe, l’aberration de ses raisons, la définition collective de ces gens comme hommes en trop sur cette terre, coupables du seul crime d’être nés, la volonté d’opérer dans le plus grand secret et en effaçant les traces de l’opération, la déshumanisation de l’entreprise, la façon, oui, de traiter comme des « poux » ou des « déchets » les hommes et les femmes exterminés, l’invention, pour ce faire, de la chambre et du camion à gaz, la sélection aussi, la déportation, le fait, autrement dit, d’aller, pour la première fois, chercher partout, d’un bout à l’autre du continent, les « cargaisons » de futures victimes pour les mener sur les lieux de leur liquidation « industrielle », tout cela crée une configuration criminelle inédite. Et Lanzmann a raison, je le répète, de plaider non seulement pour l’« unicité », mais pour l’« obscénité absolue du projet de comprendre ».
Cela étant dit, étant admis – j’y insiste – que ce forfait est sans pareil et que l’on ne peut espérer réduire, de surcroît, sa part d’inintelligibilité sans prendre le risque du relativisme et donc du révisionnisme, faut-il tenir pour illégitime, voire profanatrice, la volonté de s’en souvenir lorsque surviennent d’autres crimes d’État, de masse ou contre l’humanité ? Je ne le crois pas. Et je pense même, au contraire, qu’il y a un bon usage de la mémoire qui consiste à garder à l’esprit cette référence absolue et à s’en faire une sorte de mesure de l’inhumain, ou d’étalon de l’horreur, face auxquels puissent comparaître les crimes engendrés par l’époque. C’est ce que fait Merleau-Ponty quand, après Humanisme et terreur, il condamne et pense enfin les crimes du stalinisme. C’est ce que dit David Rousset lorsqu’il confronte, sans les assimiler, les camps soviétiques et les camps nazis. Et la vérité est que seul ce mécanisme, seule cette mise en alerte de la conscience européenne par le souvenir maintenu de l’hitlérisme ont fini par rendre possible, dans les années 50 et ensuite, la perception de la monstruosité totalitaire. Mémoire morte ou mémoire vive ? Une mémoire qui devrait rester lettre morte – ou une mémoire qui aide les survivants, et les héritiers des survivants, à vivre, penser, reconnaître l’odeur du crime quand il survient ? C’est la question. Et j’avoue – autre exemple – ne pas comprendre au nom de quel principe, lorsque je lis le rapport intitulé Aucun témoin ne doit survivre sur le génocide rwandais, il me serait interdit de songer, en effet, à la Shoah.
L’ex-Yougoslavie, maintenant. Je n’ai évidemment jamais dit – et Lanzmann en a pris acte – que les assiégés de Sarajevo étaient la réincarnation des combattants du ghetto de Varsovie. Et quant au débat sur le Kosovo, je crois n’y être jamais intervenu sans prendre la précaution de préciser – et ce n’était pas, dans ma bouche, pure précaution de rhétorique – que Milosevic n’est pas Hitler, que Belgrade n’est pas Berlin et que ces forces de l’Otan qui ne se décident toujours pas à intervenir au sol, ni à armer les Kosovars, ont besoin d’encore un effort pour être vraiment antifascistes ! Mais enfin… Ces villages rasés ou vidés de leurs Albanais… Ces wagons à bestiaux… La sélection de ceux qui ont le droit de vivre et de ceux qui doivent mourir… Le fait que le nettoyage ait commencé au même instant, conformément à un même programme, dans toutes les villes et tous les villages du pays… Les charniers… Les massacres de civils… La tentative de destruction, méthodique, de toute archive susceptible d’attester de l’identité de ces centaines de milliers d’hommes et de femmes dont le seul crime est d’être nés albanais… Comment ne pas se rappeler ? Comment s’empêcher de revoir les scènes du passé ? Comment ne pas entendre, dans le témoignage des déportés, comme dans les conclusions du TPI, l’écho, fût-il assourdi, de la catastrophe du siècle ? Claude Lanzmann est, avec son grand film, de ceux qui nous ont dotés d’un détecteur d’infamie dont ne disposaient pas, et pour cause, les générations antérieures. Il a contribué à forger nos réflexes. Il nous a appris à pressentir les enchaînements de la haine, leur mécanique. Comment n’userions-nous pas de cette mémoire pour, lorsque revient la barbarie, reconnaître sa logique et, cette fois, vouloir la conjurer ?
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