Puisque Hubert Védrine veut débattre, puisque, dans un texte important (« Refonder la politique étrangère française », Le Monde diplomatique, décembre 2000), il semble regretter que « les intellectuels » soient « absents » du débat qu’il souhaite lancer, eh bien débattons !

L’ingérence. On passera sur l’argument, indigne du ministre responsable, avec d’autres, de l’intervention française au Kosovo, qui fait du devoir d’ingérence, c’est-à-dire, pour parler clair, du devoir d’assistance à peuple massacré, un avatar du « devoir de civilisation » cher à « l’homme blanc » de « l’époque coloniale ». On passera sur l’image, insultante pour les milliers de citoyens qui répondent, tous les jours, aux appels de Médecins sans frontières ou d’Action contre la faim, des téléspectateurs « imbus de leur puissance » et « intimant à leur gouvernement l’ordre de faire cesser leurs souffrances de téléspectateurs ». La question centrale est celle des « critères » qui permettent à cette ingérence d’être véritablement fondée en droit et d’être autre chose, donc, qu’un interventionnisme tous azimuts, sans règle ni principe. Il y en a trois, de principes. Il y a trois critères simples qui, n’en déplaise à Hubert Védrine, commencent de se dégager de ces vingt années de débat sur l’ingérence. Celui, comme en Irak, de l’agression d’un pays par un autre. Celui, comme au Rwanda, de l’évidence d’un génocide en marche. Celui enfin, en Somalie ou ailleurs, d’une absence d’É tat faisant obligation au monde de se porter au secours d’une société civile en perdition. Je ne dis pas que ces critères soient suffisants. Mais enfin ils sont là. Ils sont en gestation. Et à ce nouveau droit international qui, à chacun d’entre nous, impose une double appartenance – celle qui le lie à son propre État et celle qui fait de lui le sujet de ce « droit cosmopolitique » dont parlaient les philosophes des Lumières et qui, enfin, sort des limbes – il me paraîtrait navrant que la « nouvelle diplomatie » védrinienne choisisse de tourner le dos.

La démocratie. Je passe sur les étranges allusions à cette « occidentalisation forcée » que prôneraient, selon le ministre, les apôtres des droits de l’homme. Je passe sur la question de savoir si l’origine européenne du droit, pour un corps, de n’être pas affamé, torturé ou tué est une raison de douter de son universalité. La vraie question est celle du « passage » à une démocratie qui, parce qu’il ne s’est jamais fait, dit-il, « en un jour », parce qu’il est un « processus » davantage qu’une « conversion », aurait besoin de « réalisme » et de « patience ». C’est vrai et faux. Car il y a des cas – l’Espagne après Franco – où le passage s’est fait, d’une certaine façon, « en un jour ». Il y a de petites nations (la Pologne) ou des grandes (l’Inde) qui ont opéré leur révolution vite, sans véritables « traditions démocratiques » et sans s’être adossées, surtout, à ce « processus de progrès global » dont Hubert Védrine voudrait qu’il soit « économique, social, politique » autant que « culturel ». Et ma crainte, en vérité, est que la « refondation » à laquelle il invite ne reste prisonnière du vieux schéma selon lequel l’économique, le politique, le social, cet ensemble de déterminations que l’on subsumait autrefois sous le concept d’« infrastructure », commanderaient nécessairement au droit. Et si c’était l’inverse ? Et si, loin que les libertés soient un luxe destiné à couronner un développement antérieur, elles étaient parfois le moteur ? Et s’il fallait entendre Wei Jingsheng, le grand dissident chinois qui, au moment où les maîtres de Pékin lançaient leur campagne dite des « quatre modernisations », en proposait, lui, une cinquième qui, disait-il, déciderait des autres : la modernisation démocratique ?

Les intellectuels, enfin. Je n’ai ni l’envie ni la place de défendre des intellectuels accusés, avec une violence très étrange, de défendre une « irreal politik » à la fois « narcissique, verbeuse et moralisatrice ». Mais enfin… Le ministre a-t-il la mémoire si courte ? A-t-il oublié le temps, pas si lointain, où ce sont eux qui, en Bosnie, tandis que les diplomates défendaient une politique bel et bien « irréelle », tandis qu’ils abreuvaient l’opinion de leurs considérations « verbeuses » sur l’invincible armée serbe, allaient sur le terrain, menaient des enquêtes minutieuses et défendaient un interventionnisme qui, le moment venu, s’est avéré la seule politique raisonnable, efficace et économe en vies humaines ? Il est de bon ton, ces temps-ci, de couvrir ces intellectuels d’opprobre. C’est bizarre. Mais j’ai l’impression, moi, qu’à de notables exceptions près, à l’exception de ceux qui, par exemple, pendant les déportations de masse au Kosovo, voyaient les pizzerias ouvertes à Pristina et les terrasses fleuries, la génération antitotalitaire, celle qui s’est dressée contre le communisme avant de se mobiliser contre les diverses formes de terrorisme et d’intégrisme, s’est plutôt moins trompée que ses aînées – et moins, surtout, que tant de supposés « experts » qui, après nous avoir expliqué qu’on ne pouvait rien faire dans la Pologne de Solidarnosc, après avoir laissé faire, à Kigali, l’un des quatre génocides du XXe siècle, nous expliquent aujourd’hui que Vladimir Poutine, boucher de Tchétchénie, est d’abord un « patriote russe ».


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