Mais quelle mouche a donc piqué Jean-Pierre Chevènement ?

Qui parle de lui « imputer je ne sais quel passé d’extrême droite » ?

Et d’où lui est venue l’étrange idée de me prier de lui apporter — je le cite — « le moindre petit fait à l’appui d’une thèse » que je me suis bien gardé de formuler.

Le « petit fait », qu’il me pardonne, ne m’intéresse, en effet, en soi, pas plus que ce « passé ».

Je me moque, par exemple, si c’est à cela qu’il songe, de ce que dit ou fit, à l’aube des années 60, le jeune officier qui, aujourd’hui, se flatte d’appartenir encore à la Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie

Je ne sais ni ne veux savoir dans quelle mesure il fut impliqué dans ce fameux « Patrie et Progrès » où tels de ses camarades d’alors rêvaient d’un « socialisme patriotique » qui sût « rendre à la jeune armée d’Indochine et d’Algérie » sa « mission éducatrice », son « rôle d’avant-garde des salariés ».

Et je ne me serais même pas donné la peine, s’il ne m’en avait si crânement mis au défi, d’aller, dans les bibliothèques, retrouver ce texte de jeunesse où, en conclusion d’une savante étude sur la « droite nationale face à l’Allemagne », il réconciliait déjà « le provençal Maurras » et « Barrés, l’homme des marches de l’Est ».

Car le fond de l’affaire, chacun le sent, n’est évidemment pas là. Ce n’est ni au militaire ni au potache d’il y a vingt ans que je m’adressais la semaine dernière. Et le « discours », la « biographie », les « dynasties » d’Action française que j’évoquais concernaient l’homme public, bien sûr, et pas la personne privée.

Reste que Jean-Pierre Chevènement devra savoir à l’avenir que je ne suis pas le type d’homme à adresser — c’étaient ses termes — des « excuses publiques » à qui que ce soit, fût-il ministre d’Etat ; et qu’il y avait dans sa lettre un ton qui ne pouvait que m’inciter à aller plus loin — et à traiter, en son détail cette fois, la question du maurrassisme diffus dans le parcours, le discours ou la généalogie de l’un des plus éminents dignitaires de l’ordre socialiste.

*

Car enfin, soyons sérieux.

Est-il si « délirant », vraiment, de s’interroger sur l’acharnement d’un politicien « de gauche » à rappeler que « rien de grand ne s’est jamais fait qu’appuyé sur un puissant sentiment d’identité nationale ».

Sur ses appels anxieux, presque fiévreux parfois, à un socialisme « patriote » qui sache « rétablir la France », restaurer sa « pérennité » et donner « à notre pays une grande ambition » ?

Sur les pompeuses — et si classiques — professions de foi d’un homme qui, même s’il « se sent très français », tient à nous faire savoir qu’il reste « très attaché à sa région d’origine » ?

Et, dans le fil de cette « fibre nationale » infatigablement glorifiée, tant de motifs et de thèmes qui, de la haine des « esprits avancés » à la sacralisation de la « compétence », de l’appel au « pays réel » à l’hystérie « anti-américaine », ont toujours eu, dans notre patrimoine culturel, un très douteux écho ?

Je ne suis pas, en ce qui me concerne, particulièrement américanophile. Et je n’ai pas plus de sympathie que notre ministre pour les crimes réels du Pentagone ou d’I.T.T.

Mais je dis qu’on est loin du réel, justement, quand I.T.T. et le Pentagone deviennent les responsables occultes de la « philosophie du désir » ; qu’on est proche du fantasme pur et simple quand on lit que « la redécouverte de la vie privée » par les jeunes d’aujourd’hui n’a « d’autre fonction que de transformer pour toujours la France en une province de l’Empire américain » ; et qu’on se rapproche, nommément, des plus traditionnels fantasmes de la plus traditionnelle de nos pensées conservatrices quand, à l’instar de la jeune droite des années 30 rassemblant dans une Amérique mythologique et satanique la somme de ses dégoûts et de ses obsessions, Jean-Pierre Chevènement fustige pêle-mêle « l’inspiration californienne de mai 68 », « l’américanisation des mœurs, des mentalités, des structures psychiques » ou la duplicité de Mme Garaud rêvant de brader la France à… la Perfide Albion .

*

Dira-t-on que j’interprète ? Que je sollicite les textes ?

Les textes, hélas, parlent d’eux-mêmes, qui ne dédaignent pas d’évoquer, plus précisément encore, le « besoin d’autorité » ou de « sécurité » qui serait, paraît- il, « le premier besoin » des sociétés.

Qui, dans un dialogue avec le gaulliste Pierre Messmer, chantent la gloire du « soldat français » ou, dans un livre plus récent encore, le fait que le socialisme ne pourra « naître et grandir » que « par la protection d’une épée vigilante’ ».

Et qui, une fois l’an ou presque, relancent explicitement le même sempiternel appel aux hommes de droite qui, tel Michel Debré — « homme d’Etat courageux » qui « pose les vraies questions » et qui « a raison de parler le langage de l’effort » — « préfèrent la France à l’argent ».

Le ton, là encore, ne trompe pas.

De même qu’il ne trompe pas non plus quand le bouillant exorciste s’en va-t’en guerre contre les « miasmes » des « valeurs ludiques », des « valeurs de fuite », des « valeurs de repli sur soi ».

Quand, à propos d’un romancier qu’il ne craignit pas de saluer jadis comme notre « nouveau Drieu La Rochelle », il se prend à rêver aux vertus purificatrices d’un « grand coup de vent venu des profondeurs de la France ».

Ou bien encore quand, partout, d’article en article et de discours en discours, il parle de « réhabiliter les vertus du travail sérieux », de « rassembler tout ce qui est fort et sain » ou d’administrer à tel ennemi politique « une raclée supplémentaire ».

On peut parler, si l’on y tient, de « jacobinisme ». De « bonapartisme ». De « gaullisme ». Reste qu’il y a, dans ces textes, quelque chose de plus. Que ce quelque chose n’a rien à voir, c’est le moins que l’on puisse dire, avec le style qui, d’habitude, sied à un socialiste. Et je ne regrette qu’une chose, du coup, dans mon article de la semaine dernière : m’être contenté de parler de « maurrassisme » quand j’aurais pu dire plus nettement, plus directement et plus généralement que Jean-Pierre Chevènement est surtout, et dans toute l’acception du terme, un véritable homme de droite.

*

Ou plus exactement — et c’est là que son cas commence à devenir passionnant — un homme qui, même lorsqu’il penche à gauche, le fait sur une ligne de droite.

Car il est clair, bien entendu, qu’il y a aussi chez lui une touchante volonté de rompre avec ce passé.

Je n’oublie pas les livres, interminables et pesants, où il s’efforce si vaillamment de mimer la langue marxiste.

Et je ne nie pas, surtout, le soin qu’il met, parfois — pour faire plus vrai, plus authentique peut-être ? — à se draper dans la pose du stalinien le plus primaire ; à annoncer urbi et orbi que Kaboul, après tout, « n’est pas le nombril du monde » ; ou à nous dire, ailleurs, qu’on ne saurait « mettre dans le même sac » les dictatures d’Amérique latine et les démocraties populaires de l’Est.

Mais ce qui me frappe, justement, c’est de voir à quel point ces tentatives ont toujours l’air vaines, forcées et même un peu dérisoires.

C’est la fatalité avec laquelle, quand il traite du capitalisme par exemple, il retrouve le fantôme de Barrés et de sa problématique fameuse d’une bourgeoisie « nationale » opposée à l’infâme, à l’insidieuse, à la cosmopolite bourgeoisie « multinationale »

C’est la façon qu’il a, s’il se penche sur le scandale de la misère ou de l’injustice, de remettre immanquablement ses pas dans les traces de Péguy hurlant contre le « veau d’or », le « règne de l’Argent ».

Et c’est, quand il évoque les nationalisations, l’extraordinaire aisance avec laquelle il retrouve la manière d’un Drumont qui eût pu chanter, lui aussi, dans son Vers un capitalisme national, l’insigne chance que nous avons de servir « non plus seulement l’esprit maison, mais l’esprit de la Maison France ».

Je recommande au lecteur curieux le bel échantillon de léninisme où le futur ministre de la Recherche nous décrit un parti dont la principale vertu sera d’avoir « les pieds sur terre » et un « enracinement concret dans la réalité chamelle de la société ». Et le non moins admirable morceau de bravoure marxiste où l’ultime argument opposé au parti pris anticommuniste est qu’il reste en son fond « peu conforme au génie de la France ».

L’histoire française des idées connaît assez bien, de fait, ce type de chassés-croisés ; et je ne pense pas faire injure à Jean-Pierre Chevènement en disant qu’il pourrait fort bien finir, pour peu qu’il s’y emploie, par trouver la place qui lui revient dans cette tradition intellectuelle, point si nulle après tout, qui s’appelle dans notre pays le socialisme national.

*

Jean-Pierre Chevènement, du reste, sait fort bien de quoi je parle.

Il sait mieux que personne cette longue cohorte d’ombres qui, de tout temps, je le répète, lui a montré la voie.

Il le sait même si bien que je le soupçonne de fonder là, sur le terrain si sûr et si solidement ancré de cette bonne vieille droite classique, toute sa récente prétention à un destin national.

Et si je m’y suis, moi, alors, si longuement attardé, c’est qu’il me paraissait urgent de souligner ici, et au-delà de sa personne, l’indice d’une « stratégie de rechange » par quoi certains socialistes pourraient bien être en train de courir, déjà, vers ce point reculé du spectre politique où le « balancier », dit-on, ne saura manquer, un jour ou l’autre, de revenir se fixer.

Au-delà même de la politique et de ses jeux électoraux, la preuve enfin donnée, sur un exemple concret et ô combien significatif, que je ne rêvais pas tout à fait en dénonçant, semaine après semaine, l’existence et le péril d’une véritable « droite dans la gauche ».

Et, par-delà même ces croisements et ces quiproquos d’occasion, l’évidence massive cette fois, et en un sens terrifiante, que le socialisme à la française continue d’être bordé, qu’on le veuille ou non, par la sombre tentation — au choix — d’une gauche réactionnaire ou d’une droite prolétarienne.

On est loin, on en conviendra, de la menue querelle personnelle où le ministre, la semaine passée, semblait vouloir nous enfermer. Et tout cela n’a pas grand-chose à voir, c’est sûr aussi, avec ces « petits faits » qu’il me sommait alors, et impérativement, de produire. Mais la clarté, la vérité du débat, étaient, je crois, à ce prix : et la reconnaissance d’un enjeu auquel n’ont pas fini de se mesurer, j’en ai peur, tous ceux qui, comme moi, ne se résignent pas à faire leur deuil des vecteurs, des valeurs, des vertus théologales de la gauche.


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