Lire l’article de Raymond Aron, à propos de L’Idéologie française, publié dans L’Express le 7 février 1981 : cliquez ici

J’ai lu, cher Raymond Aron, l’article que vous venez de consacrer à mon Idéologie française. Il m’a laissé, je vous l’avoue, un assez pénible sentiment. Et je me devais, au nom même de cette familiarité ancienne dont vous gardez, me dites-vous, la « nostalgie », de vous dire en quelques mots pourquoi.

Ce n’est pas que, sur le fond, nous soyons toujours en désaccord puisque je constate, au contraire, que vous corroborez sur bien des points nombre de mes analyses ; que vous expliquez par exemple comment le pétainisme, loin d’être l’improbable parenthèse que veut certaine légende, fit et fait bel et bien « partie intégrante de l’histoire politique de la France » ; que vous montrez, vous aussi, mais avec l’inestimable autorité que vous confère votre passé, en quoi notre Révolution nationale « n’eut d’équivalent dans aucun pays de l’Europe occupée » ; qu’évoquant, même, les origines de ce « fascisme aux couleurs de la France », vous allez jusqu’à convenir que Sorel, Bernanos, Maurras, Péguy et quelques autres eurent tous ce point commun – qui est la propre définition de ce que j’appelle « idéologie française » – de nourrir la même haine des principes de démocratie, de libéralisme, d’individualisme…

Ce n’est pas davantage que je vous range, à cause de cet article, au nombre des truqueurs qui jouent, depuis quelques semaines, à bricoler mon livre et, derrière lui, plus gravement, l’histoire de notre pays. Car, là aussi, j’ai été plutôt sensible à la façon que vous avez de rappeler à la petite troupe que sa fameuse « École d’Uriage » fut purement, simplement, et incontestablement une institution vichyste, « subventionnée », dites-vous, par le régime. Je ne puis que me féliciter de lire enfin, sous une plume comme la vôtre, que l’animateur de l’école, l’« admirable combattant » Dunoyer de Segonzac, n’entra en Résistance qu’à l’aube de l’année 1943 et « demeura – je vous cite – longtemps maréchaliste en dépit des lois infâmes ». Mieux, j’aurais mauvaise grâce à ne pas me réjouir quand je vous vois préciser, à propos d’un autre, le désormais fameux Emmanuel Mounier, qu’il ne « pouvait pas – je vous cite toujours – ne pas retrouver nombre de ses idées dans le “langage” tenu par “les hommes de la révolution nationale ». Oui, de tout cela, je pourrais vous savoir gré. Je vous en sais gré, de fait, tant ces menus points d’histoire ont monopolisé l’attention. Et n’y aurait-il que cela dans votre texte, que je vous remercierais d’avoir ainsi mis un terme à cette obscure et grotesque polémique où l’on a voulu, jusqu’ici, m’enfermer…

Seulement voilà. Il n’y a pas que cela, justement, dans votre texte. Vous ne vous contentez malheureusement pas de rappeler ainsi à l’ordre les tenants de ce que Revel nomme drôlement le « lobby d’Uriage ». Mais tout se passe comme si vous le faisiez à regret, poussé par on ne sait quelle fâcheuse nécessitée, de cet air légèrement bougon que je vous connais bien et qui vous pousse, aussitôt, à poser cette singulière question : ces vérités d’évidence dont nous convenons tous deux, fallait-il vraiment les dire et les rendre si publiques ? Cette « part engloutie de son passé », était-il absolument nécessaire de venir la « rappeler à un peuple amnésique » qui s’accommodait fort bien, selon vous, de sa benoîte torpeur ? Ces « plaies » dont nous savons, vous et moi, qu’elles béent au flanc de la France et que, purulentes jusqu’à aujourd’hui, elles ne se sont jamais tout à fait « cicatrisées », y avait-il urgence à les sonder de nouveau ? Vous répondez que non. Je pense, moi, que oui. Et là commence notre « débat » – et le malaise dont je parlais en commençant.

Car enfin, quel extraordinaire aveu, tout de même, dans la bouche d’un homme qui, comme vous, a toujours vu dans la lucidité et le service de la vérité, l’honneur et la grandeur des intellectuels ! Quel renfort inespéré au camp des receleurs de morts, qui savent mieux que quiconque que c’est en aveuglant les hommes aux blessures de la veille qu’on les rend si parfaitement vulnérables aux armes du lendemain ! Quelle formidable caution à ces experts en révision qui, de plus en plus hardiment, vont partout clamant que l’heure est venue d’oublier, de baisser enfin la garde et d’entrer doucement dans la douce saison du sommeil ! Votre article, curieusement, m’a fait penser à celui d’un de vos disciples qui propose, lui, ailleurs, d’« oublier » tout bonnement mon livre, sans s’aviser, le malheureux, qu’il ne fait que reprendre ainsi l’argument d’un procureur pétainiste suggérant, en 1945, de « rayer » de notre histoire les quatre années de la honte. J’ai cru y retrouver aussi, et jusque dans les termes, la voix du législateur irresponsable qui, tenant celée l’archive, et donc la mémoire de cette France de la honte, fabrique méthodiquement, depuis trente-cinq ans maintenant, des générations de somnambules, errant dans leur présent. Et je dois vous dire enfin, pour être franc, qu’il y a là, dans cette farouche et insistante passion d’ignorance, un mystère que j’ai quelque difficulté à comprendre.

Oh ! Je sais bien – car vous l’écrivez – que ce qui, dans mon livre, vous tourmente le plus, c’est, au fond, sa signature. Que le fait d’être « juif » aurait dû m’incliner à davantage de réserve. Et que mon « hystérie » risque d’accréditer l’idée que nous sommes, nous, les juifs, « encore plus différents que ne l’imaginaient les Français non juifs »… Mais j’ai trop d’estime et de respect pour vous pour penser un seul instant que vous accordiez vous-même le moindre crédit à un argument de cette nature. Il m’est difficile de croire que vous puissiez reprendre sérieusement à votre compte un reproche que je rencontre d’habitude dans les colonnes de tels hebdomadaires satiriques insinuant que L’Idéologie française serait le combat de la « judéité » contre la « francité ». Et puis, vous m’avez lu de trop près, j’en suis sûr, pour ignorer que c’est en français et comme Français que, comme n’importe quel autre philosophe français, je me suis risqué à cette enquête sur la France noire, dont le thème central, vous ne pouvez l’ignorer non plus, n’est au demeurant pas celui de l’antisémitisme.

Je sais aussi, bien sûr, que vous prétendez ne rien savoir de cette France noire justement, et que vous assumez, depuis quelques années, le rôle un peu ingrat de l’anti-Cassandre professionnel. Je n’ai pas oublié par exemple votre pathétique apparition télévisée, au lendemain de la rue Copernic, quand, face à un pays hébété par le retour inopiné de la Bête, vous nous avez assuré que rien, ou presque, ne permettait de soupçonner un retour du fascisme à la française. Je me souviens aussi de tel navrant éditorial où, quand faisait rage la fameuse querelle autour de la « nouvelle droite », vous avez si imprudemment affirmé n’avoir jamais trouvé la moindre trace de racisme dans les textes de M. de Benoist. Mais je ne suis jamais parvenu, là non plus, à vous prendre vraiment au sérieux. Je vous ai toujours soupçonné d’en dire, chaque fois, un peu plus – ou un peu moins – que vous n’en pensiez. Et même si cette explication me satisfait davantage que l’autre, elle me paraît, elle aussi, un peu courte.

Alors ? Alors, je finis par me demander s’il n’y a pas autre chose. Si, à l’origine de vos tenaces, récurrentes et mystérieuses dénégations, il n’y aurait pas un autre ressort encore. Et si, en bref, vous n’auriez pas simplement et très platement peur, une peur atroce, une peur panique, une obscure et folle terreur qui, chevillée au corps, vous nouerait aussi la langue… Car c’est bien de cela – d’une affaire de pure langue – qu’il s’agit peut-être au fond. Car c’est bien sur une question de mots – vous parlez de mon « style », de mon goût de la « diffusion de masse » – que vous avez choisi de me chicaner. Car c’est bien sur le rôle, les pouvoirs, les propriétés du discours en tant que tel, que, finalement, nous divergeons le plus. Comme si vous ne saviez, à ce discours, de pouvoirs que maléfiques – cette sourde et inquiétante sorcellerie qu’aime à figurer la vieille mentalité magique et à laquelle vous revenez quand vous dites, et répétez, que c’est en « en parlant » qu’on réveille et qu’on ressuscite les démons assoupis.

Permettez-moi de vous dire dans ce cas que je me fais, moi, de ma langue, une bien plus haute idée. Qu’aux archaïques superstitions auxquelles vous semblez adhérer, je préfère cette autre idée que les Grecs, une fois, inventèrent et qui s’appelle la catharsis. Qu’au petit jeu des silences apeurés, frémissants, et lourds, toujours, de très sombres menaces, je préfère le jeu plus rude, mais beaucoup plus efficace, de cet examen dont la grande tradition judéo-chrétienne nous a légué les clefs. Que, répugnant à prendre le risque d’un hideux et sanglant retour du refoulé, j’ai appris des freudiens la fonction d’un travail du deuil qui, enchaînant les démons à l’ordre du discours, les apprivoise et les conjure. Et que l’Histoire est là, enfin, qui nous enseigne que c’est bien souvent la guerre des mots, la guerre dans les mots et par les mots, qui économise et exorcise la guerre des chairs et des humains.

Car tranquillisez-vous, cher Raymond Aron. Je pense que le jour viendra où nous pourrons enfin, et pour de bon, oublier Philippe Pétain. L’heure n’est peut-être pas loin, où nous saurons congédier nos fantômes, increvables morts-vivants, ensablés dans nos consciences. J’ai foi, moi aussi, en une France de lumière qui aura su consommer l’arbitrage, si lent à se jouer, de sa part de résistance et de ses éternels collabos. Mais je pense simplement qu’il y faudra autre chose que ces pieuses frayeurs dont vous nous donnez présentement l’exemple. Et que seuls y auront contribué ceux qui, à mesure de leurs moyens, et à leurs risques et périls, auront pris le parti de rendre la parole à la mémoire.


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