NDLR : L’histoire commence le 20 août à Ankara, lors d’une réunion publique du parti AKP. Recep Tayyip Erdoğan affirme tenir « la preuve » qu’« Israël et un intellectuel juif » sont à l’origine d’un « complot » qui a abouti à la destitution du président Morsi par l’armée égyptienne. Et « la preuve », brandie devant les journalistes médusés, est une vidéo, circulant depuis deux ans sur YouTube, où l’on voit l’auteur de ces lignes dialoguer, dans une université israélienne, avec l’ancienne ministre israélienne de la Justice Tzipi Livni et réaffirmer, à cette occasion, son opposition au mouvement des Frères musulmans. Venant du chef d’un État membre du G20, l’accusation, répétée quelques jours plus tard et me mettant en cause, cette fois, nommément, fait grand bruit. Devant l’ampleur prise par l’affaire, je donne cette interview au principal quotidien d’opposition.
Cumhuriyet : Pourquoi pensez-vous qu’Erdoğan a donné votre nom et vous a tenu responsable du renversement de pouvoir en Égypte ?
BHL : Erdoğan délire. En France, dans mon pays, on dirait qu’il a « pété un câble ». Ou qu’il a « fumé la moquette ». Oui, franchement, tout le monde, en France, aux États-Unis, se tord de rire…
Avez-vous un tel pouvoir ? Y a-t-il un homme au monde qui ait le pouvoir de changer le gouvernement d’un autre pays ?
BHL : Bien sûr que non ! Et c’est bien ce qui rend cette affaire grotesque. Schéma classique. On est face à un phénomène qu’on ne comprend pas. On perd un peu les pédales. On perd, aussi, un poulain, les Frères musulmans, sur lequel on mettait de grandes ambitions. Et hop ! Dans l’affolement, on cherche une cause simple. C’est-à-dire diabolique. Et dans le genre « causalité diabolique » on n’a encore jamais trouvé mieux que les inusables Protocoles des Sages de Sion (dont je vous rappelle, d’ailleurs, que c’est hélas un best-seller chez vous, en Turquie, sous le régime de M. Erdoğan !). Tout cela est lamentable.
On dit, tout de même, qu’Israël soutient le pouvoir militaire…
BHL : Peut-être. Je n’en sais rien. Mais Israël c’est Israël. Et moi c’est moi. Et l’attaque stupide d’Erdoğan est venue le jour même où paraissait, dans divers journaux d’Europe et hors d’Europe, un éditorial où je disais combien j’étais horrifié par le bain de sang dont Le Caire venait d’être le théâtre…
Vous avez néanmoins dit, dans cette conférence avec la ministre israélienne Tzipi Livni, que vous étiez opposé à l’accession au pouvoir, en Égypte, des Frères musulmans.
BHL : J’ai dit qu’un grand peuple (et le peuple égyptien est un grand peuple…) doit avoir un autre choix que, d’un côté, le retour des généraux de Moubarak et, de l’autre, la revanche des barbus islamistes, obscurantistes, haïsseurs des femmes et de toutes les libertés. C’est ma position personnelle. Et c’est celle du meilleur de la société égyptienne d’aujourd’hui.
Vous souvenez-vous de cette conférence ? Où était-ce ? À Paris ou à Jérusalem ? Y avait-il des Turcs dans la salle ?
BHL : Bien sûr, je m’en souviens. C’était à l’université de Tel Aviv. Un débat, en effet, avec Mme Livni – mais qui, à l’époque, n’était pas ministre et avec qui nous avons eu une discussion académique. Une discussion de fond. Une discussion sur les principes.
Quel fut votre principal message pendant cette conférence ?
BHL : Que les démocraties n’avaient pas à avoir peur des printemps arabes. Israël étant une démocratie, le message s’adressait donc aussi à Israël. C’est toujours une bonne nouvelle, pour un pays libre, de voir d’autres peuples, des peuples voisins, reprendre pour leur propre compte le flambeau de la liberté. Membre depuis quarante ans de ce qu’on appelle le « camp de la paix », partisan d’un État palestinien à côté d’un Israël en sécurité, je disais : « N’ayez pas peur ; saisissez cette chance historique que vous offrent les printemps arabes… »
Avez-vous dit que « les Frères musulmans ne devraient pas être autorisés à gouverner, même en cas de victoire aux élections » ?
BHL : J’ai dit qu’il était clair, vu leur idéologie, qu’ils confisqueraient le pouvoir à des fins idéologiques ; qu’ils établiraient, pas à pas, un État religieux totalitaire ; qu’ils noyauteraient l’État et l’administration ; bref, qu’ils aboliraient cette démocratie naissante qui leur avait permis de s’emparer du pouvoir.
Comment le saviez-vous ?
BHL : Parce qu’ils ne s’en cachaient pas. Les élections, la démocratie, n’étaient, pour eux, qu’une étape, un pur moyen d’accéder au pouvoir. Comme toujours chez les Frères musulmans. Comme toujours chez les islamistes.
Nous sommes bien d’accord : vous avez donc dit que la démocratie ce n’était pas seulement une question d’« urnes ».
BHL : C’était une discussion contradictoire, vive, comme j’en ai partout, toujours et, j’espère, un jour, à Istanbul, avec, aussi, des questions du public. Donc je n’ai pas le souvenir exact des mots prononcés. Mais je pense cela, oui. Je pense que la démocratie, ce n’est pas seulement les élections, mais que c’est tout un ensemble de valeurs, au premier rang desquelles la liberté de pensée, la pluralité des opinions, la laïcité, le respect de l’État de droit.
Les élections sont-elles indispensables à la démocratie ? Qu’est-ce qui est indispensable à la démocratie ?
BHL : Il n’y a pas de démocratie sans élections. Mais je vous le répète : la démocratie c’est, aussi, l’instauration d’une société ouverte et plurielle, le respect de la liberté individuelle, celui de la liberté de pensée, de la liberté religieuse, de la liberté des mœurs. La démocratie c’est, encore, la régulation des conflits, et en particulier des conflits de classes, à travers des règles de droit. C’est une administration non partisane et non confessionnelle. C’est, enfin, le respect par le parti au pouvoir de l’opposition et des minorités. Vous voyez, dans ce que je viens d’énumérer, quelque chose qui serait au programme des Frères musulmans ?
Le renversement des Frères musulmans était-il un coup d’État ? Et quelle est la différence entre un bon et un mauvais coup ?
BHL : Un « bon » coup, je n’aime pas trop l’idée. Mais il y a un exemple, quand même. C’est le coup d’État du 25 avril 1974, à Lisbonne, où les militaires portugais renversèrent la dictature post-Salazar. J’étais là. J’ai vécu ces événements heure par heure. Ce fut un coup d’État sans effusion de sang, où l’on vit ces « Capitaines d’avril » fraterniser avec le peuple et rétablir la démocratie. On est loin, aujourd’hui, au Caire, de ce schéma. Très loin.
Y a-t-il une relation entre votre judaïsme et votre antipathie pour les Frères musulmans ?
BHL : Je suis juif, bien sûr. Et profondément juif. Mais, au risque de vous décevoir, je ne crois pas que ce soit là l’origine de mon antipathie. Vous connaissez l’histoire des Frères musulmans ? Leur naissance ? Ils naissent, en 1928, comme une version arabe du nazisme. On croit souvent que le nazisme fut une affaire exclusivement européenne. C’est faux. Il y eut aussi un nazisme arabe – et il fut incarné, à l’époque, par les premiers Frères musulmans, ceux d’Al-Banna. De l’eau a coulé, certes, sous les ponts. Et les Frères musulmans d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier. Mais c’est une raison suffisante pour me méfier d’eux.
Comment évaluez-vous les bouleversements dans le monde musulman ? Et pensez-vous que les pays musulmans soient assez unis ?
BHL : Pourquoi devraient-ils être « unis » ? Est-ce qu’il faut être pour « l’unité » à tout prix ? Le monde musulman c’est, au moins, trois civilisations : l’arabe, la persane et l’ottomane (sans parler du monde berbère…). Et c’est, au moins, deux grandes aspirations politiques : l’aspiration à la paix, à la démocratie, aux droits de l’homme – et, de l’autre côté, la tentation obscurantiste. A-t-on vraiment intérêt, sous prétexte d’« unité », à confondre tout cela ? Avez-vous intérêt, vous, les Turcs, à vous laisser caporaliser par l’AKP, sous prétexte d’unité face à un monde présenté par un paranoïaque comme uniment hostile ? En Turquie, comme en Iran, comme en Égypte, je crois dans le bon génie de la division, c’est-à-dire du différend politique ; et je crois à la victoire, à terme, des forces laïques, de l’esprit des Lumières et du progrès.
Après cette affaire, et ces allégations, est-il possible pour Israël et la Turquie de travailler à nouveau ensemble ?
BHL : Oui, bien sûr. Les relations entre deux grands pays ne s’arrêtent jamais, heureusement, aux accès d’humeur d’un dictateur ou à des querelles subalternes.
Il y a eu des négociations après l’affaire du Mavi Marmara mais rien n’a été résolu.
BHL : Oui. À cause d’Erdoğan. Et malgré le fait que Shimon Peres se soit excusé dès le lendemain. Non, croyez-moi. Et pardonnez-moi de vous le dire aussi crûment. Vous avez, vous, les Turcs, un vrai problème Erdoğan. Pour que la Turquie retrouve des relations normales avec ses partenaires naturels, c’est-à-dire avec les démocraties et, en particulier, avec Israël, il faudra qu’elle tourne la page Erdoğan.
Avez-vous un lien avec les services d’intelligence israéliens ?
BHL : C’est une blague ? Ou vous êtes sérieux ?
Certains, ici, se posent la question.
BHL : Ce sont les mêmes qui envoient chez les juges des gens comme Orhan Pamuk et Elif Shafak. Et ce sont les mêmes qui exécutent Hrant Dink sous prétexte qu’il serait « traître à la patrie ». En Turquie comme ailleurs, il y a des crétins qui ne parviennent pas à concevoir qu’il puisse exister des intellectuels libres, juste libres. J’en suis un. Et, à ce titre, je défends le droit d’Israël à exister, mais aussi le droit des Palestiniens à un État. Je lutte contre l’antisémitisme dans mon pays, mais je fonde aussi SOS Racisme. Je me bats contre Le Pen en France, mais c’est en Libye, au coude à coude avec les révolutionnaires libyens, que je mets ma vie en jeu. Et je ne parle pas de mon séjour au Bangladesh en 1971. Ni de mon amour pour l’Afghanistan. Ni de mes années passées au service de la Bosnie et qui viennent de me valoir le titre (dont je suis si fier…) de citoyen d’honneur de la ville de Sarajevo. Ni de ma dernière prise de position (que M. Erdoğan ignore, mais que je tiens à sa disposition) où, tout en ayant l’antipathie que vous savez pour les Frères musulmans, je m’élève contre le carnage que fait, en ce moment même, le pouvoir militaire égyptien.
Pouvez-vous nous parler de votre engagement en Bosnie ?
BHL : C’est quatre ans de ma vie. Un livre. Deux films, dont un (Bosna !) tourné dans les tranchées de Sarajevo, en première ligne, là où l’on résistait à la sauvagerie des Serbes. C’est une amitié, celle du président Alija Izetbegović, ce de Gaulle bosniaque dont je révère la mémoire et qui est le seul chef d’État au monde au service de qui j’aie jamais accepté de me mettre.
Qu’est-ce qui peut être fait, en Égypte, pour stopper le bain de sang ?
BHL : Menacer les militaires de couper toute aide à l’Égypte, militaire et autre. Puis conditionner cette même aide à des élections libres, dans les meilleurs délais et sous contrôle international.
Et en Syrie ?
BHL : La Syrie, c’est autre chose. Et ce sera, quoi qu’il arrive, la honte de notre génération. Je suis horrifié par l’inaction de la communauté internationale face à un massacre qui a déjà fait plus de cent mille morts. Et favorable à une intervention militaire pour renverser un Assad qui a perdu toute légitimité à gouverner son peuple. Obama a dit, il y a un an presque jour pour jour, que l’usage des armes chimiques était la « ligne rouge ». Nous y sommes. La ligne rouge est franchie. Et, face à ces images d’enfants gazés, suffoquant, agonisant, on ne fait rien, on reste l’arme au pied – c’est monstrueux.
Comment évaluez-vous la politique turque en Syrie ?
BHL : Comme la nôtre. Je veux dire comme celle du reste de l’Europe. Terriblement décevante. On aurait pu s’attendre à une Turquie prenant, comme en Bosnie, un certain leadership dans le combat pour la liberté et contre la barbarie. On aurait pu imaginer la puissante armée turque sécurisant des zones tampons, des sanctuaires, à ses frontières, pour les civils syriens. Or non. Ça a failli être ça, et puis finalement non – comme si avait fini par prévaloir la sainte alliance des despotes ; comme si M. Erdoğan avait préféré jouer les potentats at home, persécuter les démocrates et la gauche, tirer sur le peuple quand il exprime son mécontentement en manifestant, plutôt que contribuer à sauver une nation en péril. Au lieu de délirer sur le compte d’un intellectuel français isolé, il ferait mieux de s’occuper d’Assad. L’ennemi de la Turquie, ce n’est pas Bernard-Henri Lévy, c’est Assad.
Le veto russe et chinois bloque le Conseil de sécurité.
BHL : Eh bien il faut agir sans le Conseil de sécurité. C’est ce qu’était décidé à faire le président Sarkozy en Libye s’il n’avait pas eu l’aval du Conseil. C’est ce qu’Obama, Hollande, Erdoğan, les pays de la Ligue arabe devraient faire aujourd’hui, en Syrie, pour stopper le bain de sang.
Avez-vous rencontré M. Erdoğan ?
BHL : Non. Jamais. Mais je serais heureux de le faire. À Ankara ou ailleurs. Pour discuter de tout cela. Et, aussi, pour essayer de comprendre ce que peut bien avoir dans la tête le dirigeant d’un grand pays quand il dit une bêtise comme : « Israël, à travers M. Lévy, est à l’origine du complot qui, etc. » C’est fascinant, la bêtise. C’est fascinant (et inquiétant !), un personnage de cette importance qui recourt à des explications aussi puériles pour rendre compte des événements aussi considérables que ceux qui se produisent, en ce moment, sur les bords du Nil.
Puéril est le mot ?
BHL : Si ce n’est pas puéril, c’est antisémite. Encore que les deux puissent très bien aller ensemble. M. Erdoğan est un grand enfant qui jouait avec un ottomanisme dont les Frères musulmans, en Égypte, étaient une carte maîtresse. Soudain, le jouet s’est cassé. Et là, le roi trépigne et ressort, je vous le répète, la grosse ficelle du complot juif…
Trouvez-vous qu’Erdoğan a du charisme ? quelle sorte de leader est-il ?
BHL : Il a dû avoir un certain charisme, oui, pour régner ainsi, pendant douze ans, sur un pays aussi chargé d’Histoire et de culture que la Turquie. Mais il me semble qu’il l’a perdu. Je ne le connais pas, encore une fois. Mais je le vois, de loin, comme un dirigeant en fin de règne, avec des réflexes, des affolements de fin de règne.
Le voyez-vous comme un dictateur ?
BHL : Il y a eu les arrestations de journalistes et d’intellectuels… Les débits de boissons fermés sous prétexte de santé publique… Les condamnations, pour blasphème, d’écrivains, d’humoristes, de pianistes… La répression des Kurdes et des autres minorités… Le refus obsessionnel, presque fou, non seulement de reconnaître mais même de nommer le génocide arménien… Tout cela fait un drôle de cocktail. C’est un mélange d’islamisme d’État, de poutinisme ottomanisé et de peur panique de la modernité. Ça peut s’apparenter, je crois, à une forme de dictature.
Êtes-vous d’accord que la Turquie devient, chaque jour, un peu plus isolée ?
BHL : Oui. Mais à qui la faute ? Cette solitude, c’est lui, Erdoğan, qui l’a choisie. C’est lui qui, en tournant le dos à la modernité, en détricotant le kémalisme, en s’arc-boutant sur la question arménienne, a isolé la Turquie. Et cela sera sa grande faute au regard de l’histoire de votre pays.
Les conseillers d’Erdoğan parlent de « précieuse solitude ».
BHL : Je l’ignorais. Mais cela confirme ce que je vous dis. Ce mixte de nostalgie ottomane et de nationalisme borné qui provoque, en effet, un grand isolement. J’aime la Turquie. Elle mérite mieux.
Pensez-vous que l’Occident a laissé tomber la Turquie, que l’on voyait autrefois comme un exemple d’islam modéré ?
BHL : L’Europe a un problème avec la Turquie, c’est sûr. Mais non moins sûr est le fait qu’Erdoğan a un problème avec l’Europe et qu’il a tout fait, depuis douze ans, absolument tout, pour lui tourner le dos et s’en séparer.
Oui. Et, en même temps, les dirigeants occidentaux n’ont jamais été trop hostiles à Erdoğan.
BHL : C’est le paradoxe. C’est nous, les Européens, qui avons créé, pour Erdoğan, ce concept d’islamisme « modéré » censé ressembler – en un peu plus musclé, mais à peine ! – à une démocratie chrétienne à l’italienne ou à l’allemande. Et ce fut, on s’en rend compte aujourd’hui, une terrible illusion doublée d’une mauvaise action. Pourquoi, alors, cette complaisance ? Et pourquoi, cette erreur d’analyse sur l’islamisme d’Erdoğan ? Il y avait l’OTAN, d’abord, qui valait bien, aux yeux des real-politiciens européens, des accommodements avec la morale et avec la logique. Et puis il y avait les futurs tuyaux et pipe-lines d’Asie centrale dont on pensait qu’ils nous permettraient d’échapper à la main de Moscou sur le robinet énergétique – alors, pour ça aussi, on a fermé pudiquement les yeux sur le piétinement des libertés, sur l’étouffement de la petite Arménie voisine, sur l’expansionnisme dans les Républiques musulmanes de l’ex-URSS, sur le soutien sans faille ni scrupule à tous les potentats locaux… Ça, c’est notre responsabilité. Je veux dire celle des Européens d’Occident. Et c’est dégueulasse.
Êtes-vous, personnellement, favorable à l’entrée de la Turquie en Europe ?
BHL : Oui. À condition qu’elle se mette en règle avec sa propre mémoire, à condition, autrement dit, qu’elle fasse, en particulier sur le génocide des Arméniens, le travail de deuil que les Français et les Allemands, par exemple, ont fait sur leur propre passé fasciste. Ce sera, ce jour-là, une grande chance pour votre pays. Mais ce le sera, aussi, pour le mien – tant l’Europe s’enfonce dans la crise et a besoin de la croissance, du dynamisme, de la haute culture turque ! Mais Erdoğan, hélas, ne sera pas l’homme de ce moment-là. Il était l’homme des chancelleries et de la realpolitik de l’Occident. Il ne conviendra plus au besoin de démocratie qui est le vrai préalable à ce retour de la Turquie en Europe.
Pourquoi dites-vous « retour » ?
BHL : Parce que l’Europe est née dans votre région du monde. C’est, du moins, ce que dit la langue grecque, donc la langue de l’Europe naissante, quand elle nomme « Europe » une déesse née à Tyr, en Phénicie, et ravie par Zeus qui lui fait traverser « le Détroit ».
C’est un mythe…
BHL : Oui. Mais regardez, quelques milliers d’années plus tard, cette guerre – pas du tout mythique, elle, hélas – que fut la guerre de Bosnie. C’est l’Europe qui mourait à Sarajevo. Et ce sont les Turcs qui, à Sarajevo, étaient, avec nous, consciences libres de France et d’Europe, au premier rang de ceux qui défendaient les valeurs de l’Europe. Pour cela, rien que pour cela, pour ce moment de grandeur partagée, j’ai une dette vis-à-vis du peuple turc. Et une dette dont je me souviendrai jusqu’à la fin de ma vie.
Comment voyez-vous les événements du parc Gezi ? Les avez-vous soutenus ?
BHL : Et comment ! J’ai tout de suite salué, et avec enthousiasme, cette insurrection pacifique de la société civile. La Turquie assistait, apparemment résignée, à cette déconstruction méthodique de l’héritage kémaliste et de ses conquêtes de civilisation. Et voilà qu’un projet immobilier, un simple quoique pharaonique projet immobilier, a mis le feu aux poudres et précipité une révolte qui couvait en secret mais n’avait pas trouvé, jusque-là, les mots pour se dire… C’est une étrange mais belle histoire.
Pensez-vous que le mouvement va se poursuivre ?
BHL : Oui. Parce qu’une révolte comme celle-là, c’est comme un voile qui se déchire. Ou un masque qui tombe. C’est la vérité d’un État qui, après douze ans d’un pouvoir de plus en plus étouffant, éclate aux yeux de tous. C’est le roi Erdoğan qui est nu et le mythe de son islamisme souriant qui se dissout comme un mirage. Ce genre de phénomène ne s’arrête jamais en chemin. Il n’y a pas que les printemps arabes : il y a, il y aura, un printemps turc mené par ce même peuple d’étudiants, d’intellectuels, de représentants des professions libérales, pro-européens, amoureux des villes et de la démocratie, qui, il y a six ans, après l’assassinat du journaliste Hrant Dink, manifestaient au cri de « Nous sommes tous des Arméniens »…
Que pensez-vous de la gauche turque ?
BHL : Qui étaient les manifestants de la place Taksim et ceux qui, dans les autres villes du pays, leur ont emboîté le pas ? C’étaient des écologistes mobilisés pour sauver des arbres centenaires… Des laïques qui savaient que leur ville abrite déjà quelques-unes des plus belles mosquées du monde et qui ne voyaient pas l’intérêt d’en construire une de plus sur ce haut lieu, non seulement de la contestation, mais du vivre-ensemble stambouliote… C’étaient des hommes et femmes de culture, épouvantés de voir cette mosquée, doublée d’un centre commercial, remplacer le centre culturel Atatürk qui borde le parc Gezi et faisait leur fierté… C’étaient des Alevis considérant que baptiser le futur troisième pont sur le Bosphore du nom de Selim Ier, le sultan responsable des massacres qui les ont décimés il y a cinq siècles, était une provocation… C’était des démocrates qui ont vu dans ce centre commercial et religieux projeté par un nouveau sultan poutinisé l’exacte image de l’affairisme à visage islamiste qui est au cœur de son régime… Tout cela va au-delà de la gauche et de la droite ! Vu de loin, cela me semble un mouvement bien plus énorme, qui déborde les frontières politiques classiques et qui rassemble ce que votre pays a de meilleur ! C’est la Turquie que j’aime. C’est l’Istanbul que j’aime. C’est un Istanbul sur lequel le monde a, de nouveau, les yeux braqués car il sait bien que quelque chose d’essentiel s’y joue – dans l’ordre des civilisations.
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