La question, au fond, n’est pas tellement de savoir si cet article de Time Magazine a raison ou non dans le jugement sévère qu’il porte sur l’état de la culture française.

Mon avis personnel est qu’il a, d’ailleurs, plutôt raison et qu’il y a, en effet, chez nombre d’artistes de mon pays un côté provincial, un peu moisi, insupportablement narcissique et nombriliste, qu’il n’est pas mauvais de voir ainsi dénoncé.

Et, quand bien même, du reste, la dénonciation serait caricaturale, quand bien même le diagnostic serait exagérément dur, injuste, passant à côté de ce que la France produit tout de même de beau et de vivant, je préfère encore cela aux rodomontades du coq gaulois dressé sur ses ergots et venant hurler, tel l’académicien Maurice Druon, à l’honneur national bafoué…

Non.

La question, la vraie question, celle qui, moi, en tout cas, m’intéresse au plus haut point, est la question inverse : de même que, face à un portrait, on doit toujours s’interroger sur ce qu’il nous raconte, non seulement du modèle, mais du portraitiste qui l’a composé, de même, face à cet article, il est étonnant que personne n’ait l’air de prêter attention à ce qu’il nous dit de celui qui l’a écrit, du magazine qui l’a publié, c’est-à-dire, en somme, du pays dont il exprime, qu’il le veuille ou non, et pour partie, quelques-uns des préjugés ou axiomes spontanés.

Axiome numéro 1. La bonne santé d’une culture (ici, donc, la française) se mesure au degré de curiosité qu’elle suscite au sein de la culture dominante (aujourd’hui, les États-Unis). Une culture qui n’intéresse pas les Américains est une culture intrinsèquement et nécessairement faible. Une œuvre de l’esprit qui ne trouve pas un écho maximal en Amérique est une œuvre sans importance ni intérêt. En sorte que – corollaire – un bon film, par exemple, est un film dont on peut, et doit, faire un remake. Mieux : les vrais bons films sont ceux, et seulement ceux, dont Hollywood a déjà donné le remake dont ils étaient secrètement porteurs. Raison pour laquelle l’auteur de ce texte ne trouve à sauver, dans le paysage du cinéma français contemporain, que la navrante série Taxi produite par l’industriel du cinéma Luc Besson.

Axiome numéro 2. Les Américains ne se trompent jamais. Le radar américain est un radar infaillible, et qui ne laisse, par hypothèse, rien passer de ce qui est beau et bon. Edgar Poe mourant comme un chien, dans la misère, à Baltimore ? Oublié. Scott Fitzgerald enterré vivant, méprisé, diffamé, à peine publié, misérable lui aussi, enragé ? Négligé, effacé, gommé par l’idée simple selon laquelle la vitalité d’un auteur est directement proportionnelle à sa quantité de présence dans le grand détecteur cyclonique américain. Tous ces écrivains américains d’aujourd’hui dont les amis de l’Amérique savent combien ils peinent à imposer leur voix dans une société qui, comme toutes les sociétés, est faite pour ne pas les entendre et résister à leur irruption ? Effacés encore. Niés. Puisqu’on vous dit que l’Amérique est une chambre d’enregistrement exacte, fatale… Puisqu’on vous dit et vous répète que, comme l’œil du paysan chinois selon Mao, l’œil de l’éleveur du Colorado, du cultivateur de l’Iowa ou du trader de Wall Street « voit juste ».

Axiome numéro 3. L’art c’est, en fait, l’industrie de l’art. La culture c’est, en fait, le marché de la culture. Ou, dit encore autrement, le modèle cinématographique est en train de s’imposer comme le paradigme dominant dans toutes les esthétiques. Toutes les œuvres de l’esprit, sans exception, sont en train d’être pensées sur le modèle du box-office. Et attention ! Avec mention particulière pour le cas des œuvres « subventionnées » qui seront, par le seul fait qu’une part de leur genèse s’est affranchie de la loi du marché, frappées de nullité… « Le pape, combien de divisions ? », demanda, un jour, Staline (s’exposant, au jour de sa mort, à cette réplique cinglante du pape en exercice : « maintenant, il voit mes légions ? »). Tel écrivain, combien d’entrées ? demande maintenant, dans ce texte, l’un des papes du journalisme américain. Et il s’expose, ce faisant, à voir le spectre, non pas de tel littérateur français replié sur ses autofictions, mais du grand Poe lui-même, ou de l’immense Ezra Pound, ou de tant d’autres non moins immenses et non moins écrasés par la même machine sociale, venir hanter ses insomnies…

Axiome numéro 4. L’art c’est comme la science. Les œuvres du premier sont comme les théorèmes de la seconde : d’une universalité simple, facile, automatique – elles sont accessibles à tous, traduisibles en toutes langues et, au premier chef, en anglo-américain. Un livre qui résiste ? Un Céline, un Proust, intraduisibles ? Un Kafka dont un reste demeure, rebelle à la meilleure, la plus apparemment fidèle, des traductions ? Un Joyce qui, à l’inverse, et même dans l’impeccable prose de Valery Larbaud, n’est plus plus tout à fait Joyce ? Un écrivain français, ou anglais, ou anglo-américain d’aujourd’hui, qui pourrait être, autrement dit, inapte à son transport dans l’autre langue ? N’existe pas. N’est pas pensable. Ou ne sera – je cite – qu’« un divertissement léger, produit à peu de coût pour le seul marché domestique ». Car la lettre c’est le chiffre. Car la syntaxe c’est l’équation. Car l’idéal de la littérature c’est, à proprement parler, le mathème.

Axiome numéro 5, enfin – peut-être le plus absurde, le plus naïf de tous. Cette traductibilité est, non seulement sans reste, mais sans délai. Cet effet de mathème est un effet, non seulement nécessaire, mais immédiat. Les grandes œuvres sont celles qui se transportent, non seulement dans leur totalité, mais en temps quasi réel dans la langue de la global significance. Ultime niaiserie qui nous vaut les passages les plus cocasses de l’article : ceux où l’auteur fait comme si les grands écrivains français dont il a la nostalgie, les Camus, les Sartre, voire les Racine et les Molière auxquels il entend mesurer l’éclat vacillant des œuvres naines d’aujourd’hui, avaient tous connu une gloire planétaire totale et instantanée ! comme si ces œuvres du Grand Siècle qui peinaient à rayonner au-delà des limites de la Cour, comme si ces œuvres magnifiques mais à peine audibles en France même, se pressaient déjà aux portes de la sacro-sainte liste des best-sellers du New York Times version XXIe siècle !

Il faudrait évoquer encore le passage où se trouve répété le vieux préjugé – pas seulement américain… – selon lequel les avant-gardes du XXe siècle, le « nouveau roman », etc., auraient stérilisé la fiction française.

Ou celui où il est dit de Michel Houellebecq qu’il est « d’abord connu pour sa misogynie, sa misanthropie et ses obsessions sexuelles » – manière de sous-entendre qu’un écrivain serait comptable des traits qu’il prête à ses personnages…

Mais je voudrais terminer sur l’impression de lecture finalement dominante dans ce drôle de texte qui, à mesure que j’y pense, m’apparaît de moins en moins comme une enquête sur la France et de plus en plus comme un reportage sauvage sur l’état de la culture américaine elle-même. Car ce qui frappe, au fond, c’est la fébrilité du ton. C’est cette volonté de trop prouver qui, à force, et comme disait Nietzsche, fatigue la vérité. C’est ce parfum d’anxiété, et peut-être d’angoisse, qu’il dégage par moments. Comme s’il voulait dire autre chose que ce qu’il nous dit officiellement. Comme s’il recelait un tout dernier message, mais clandestin celui-là, et codé. Allez ! Venons au fait ! Mon sentiment c’est que cet article ne parlerait pas ainsi du déclin de la culture française s’il ne parlait, à travers lui, du destin de toutes les cultures dominantes qui, à un moment ou à un autre, sont condamnées à voir leur domination décliner. Mon hypothèse c’est qu’il parle vraiment, pour le coup, de l’Amérique et de ce qu’il adviendra d’elle le jour, pas forcément très lointain, où la montée en puissance de l’espagnol, du chinois, voire d’autres langues asiatiques fera que l’anglo-américain ne sera plus, ni dans le monde ni à l’intérieur des États-Unis, la langue du mathème et de l’universelle traduction. La France comme métaphore de l’Amérique. La violence antifrançaise comme forme déplacée d’une panique qui ne s’avoue pas. Classique.


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