On dit : « ce n’est pas à la loi d’écrire l’Histoire… » Absurde. Car l’Histoire est déjà écrite. L’Histoire de cette histoire a été faite, cent fois faite, par tous les témoins dignes de foi. Que les Arméniens aient été victimes, au sens strict, précis, du terme, d’une tentative de génocide, c’est-à-dire d’une entreprise planifiée d’annihilation systématique, Churchill l’a dit. Jaurès l’a crié dès les débuts du processus, en 1894. Péguy, au moment même où il s’engage pour Dreyfus, parle de ce commencement de génocide comme du « plus grand massacre du siècle ». Les Turcs eux-mêmes l’admettent. Oui, c’est une chose que l’on ne sait pas assez et qu’il faut inlassablement rappeler : dès les lendemains de la guerre mondiale, dès 1918, Mustapha Kemal reconnaît les tueries perpétrées par le gouvernement Jeunes-Turcs ; des cours martiales sont instituées, qui prononcent des centaines de sentences de mort ; les pires artisans du crime, des gens comme Hodja Ilyas Sami qui est un peu le Eichmann des Arméniens, passent clairement, distinctement, aux aveux. Et je ne parle pas des historiens ni des théoriciens du génocide, je ne parle pas des chercheurs de Yad Vashem, ni de Yehuda Bauer, ni de Raoul Hilberg, je ne parle pas de tous ces savants pour qui, à l’exception de Bernard Lewis, la question de savoir s’il y a eu, ou pas, génocide ne s’est jamais posée et ne se pose pas. Il ne s’agit pas de « dire l’Histoire », donc. L’Histoire a été dite, redite et archi-dite. Ce dont il est question, aujourd’hui, c’est d’empêcher sa négation. Ce dont le Sénat va discuter c’est de compliquer, un peu, la vie aux insulteurs. Il y a des lois, en France, contre l’insulte. Il y a des lois contre la diffamation. N’est-ce pas la moindre des choses d’avoir une loi qui pénalise cette insulte absolue, cet outrage qui passe tous les outrages, et qui consiste à outrager la mémoire des morts ?
On dit : « oui, d’accord ; mais vous allez, tout de même, gêner les historiens ; la loi n’a pas à se mêler, si peu que ce soit, de l’établissement de la vérité car elle l’enferme, lorsqu’elle le fait, dans un corset qui empêche les historiens de travailler. » Faux. C’est le contraire. Ce sont les négationnistes qui empêchent les historiens de travailler. Ce sont les négationnistes qui, avec leurs truquages et leurs folies, brouillent les pistes et compliquent les choses. Et c’est la loi qui, au contraire, protège les chercheurs et les met à l’abri. Prenez la loi Gayssot. Citez- moi un cas d’historien, un seul, que la loi Gayssot, sanctionnant la négation de la destruction des juifs, ait empêché de travailler. C’est une loi qui empêche Le Pen ou Gollnisch de trop déraper. C’est une loi qui met des limites à l’expression d’un Faurisson. C’est une loi qui gêne les incendiaires des âmes type Dieudonné. C’est une loi qui, par parenthèse, nous évite des mascarades du type de ce procès du super-négationniste David Irving qui eut lieu à Londres, il y a sept ans, et où, précisément parce qu’il n’y avait pas de loi, l’on vit juges, procureurs, avocats, journalistes à scandale, batteurs d’estrades télévisuelles, occupés, pendant des mois, à se substituer aux historiens, à s’improviser chercheurs de vérité et à semer, pour de bon, le trouble dans les esprits. Et c’est une loi qui, par parenthèse encore, et pour prendre un tout autre exemple, dans un tout autre champ, a le mérite de nous épargner le type de prétendus débats qui font rage aux Etats-Unis entre partisans de ces deux « thèses » soi-disant « adverses » que sont le darwinisme et le créationnisme. Mais c’est une loi qui, je le répète, ne s’est jamais mise en travers de la route d’un seul historien digne de ce nom. C’est une loi qui, contrairement à ce que tiennent à nous dire, je n’arrive pas à comprendre pourquoi, un certain nombre d’historiens « pétitionnaires », les protège, oui, oui, les protège, de la pollution négationniste. Et il en ira de même, j’en suis profondément convaincu, avec l’extension de cette loi Gayssot à la négation du génocide arménien.
On dit : « où s’arrêtera-t-on ? pourquoi pas, tant qu’on y est, des lois sur le colonialisme, la Vendée, la Saint-Barthélemy, les caricatures de Mahomet, le délit de blasphème ? est-ce qu’on ne va pas vers le triomphe d’un politiquement correct interdisant l’expression des opinions non conformes ? est-ce qu’on ne s’oriente pas vers des dizaines, voire des centaines, de lois mémorielles dont le seul résultat sera de judiciariser l’espace du discours et de la pensée ? » Autre erreur. Autre piège. Et ce, pour deux raisons très simples. D’abord, il n’est pas question de « lois mémorielles » mais de génocide ; il n’est pas question de légiférer sur tout et n’importe quoi, mais sur les génocides et les génocides seulement ; et des génocides, c’est-à-dire des entreprises où l’on prétend décider, comme disait Hannah Arendt, qui a le droit, et qui n’a pas le droit, d’habiter cette terre, il n’y en a pas cent, ni dix – il y en a trois, peut-être quatre, au maximum cinq, avec le Rwanda, le Cambodge et le Darfour et c’est une escroquerie intellectuelle de brandir l’épouvantail de cette multiplication de nouvelles lois attentatoires à la liberté de pensée. Et puis, ensuite, soyons sérieux : il n’est pas question, dans cette affaire, d’opinions non conformes, incorrectes, etc. ; il est question de négationnisme, seulement de négationnisme, c’est-à-dire de ce tour d’esprit très particulier dont j’observe, au demeurant, qu’on ne le voit jamais s’exprimer qu’à propos des génocides et qui consiste, non pas à avoir une certaine opinion quant aux raisons de la victoire d’Hitler, ou quant à celles du triomphe des Jeunes-Turcs en 1908, ou quant aux mécanismes déclencheurs de la solution finale à la question tutsi ou arménienne – il est question, là, non pas de tel ou tel jugement, mais de ce tour d’esprit très spécial, très étrange, qui n’a rien à voir avec le fait d’opiner ceci ou cela et qui consiste à dire que le réel n’a pas eu lieu. Pas de chantage, donc, à la tyrannie de la pénitence ! Arrêtons avec le faux argument de la boîte de Pandore ouvrant la voie à une inquisition généralisée ! Le fait que cette loi soit votée, le fait que l’on punisse le négationnisme anti-arménien, n’implique en aucune façon cette fameuse prolifération, en métastase, de lois politiquement correctes.
On dit encore : « trois génocides, d’accord ; peut-être quatre, soit ; mais attention à ne pas tout mélanger ; il ne faut pas prendre le risque de banaliser la Shoah. » Ma réponse, là-dessus, est très claire. Il est vrai que ce n’est pas pareil. Il est vrai que, et le nombre de ses morts, et le degré de démence, d’irrationalité absolue, atteint par ses auteurs, et le type très particulier de rapport à la technique qu’implique l’invention de la chambre à gaz, il est vrai, oui, que tout cela confère à la Shoah une irréductible singularité. Mais, à cette évidence, j’ajoute aussitôt deux remarques. Primo, ce n’est peut-être pas « pareil » mais le moins que l’on puisse dire est que cela se ressemble diablement. Et le premier à le savoir, le premier à en prendre acte, fut un certain Adolf Hitler dont on ne dira jamais assez combien le génocide anti-arménien l’a frappé, fait réfléchir et, si j’ose dire, inspiré. Vous connaissez tous la fameuse phrase, prononcée devant ses généraux, en août 1939, juste avant l’invasion de la Pologne : « qui parle encore aujourd’hui de l’extermination des Arméniens ? » La vérité c’est qu’il a fallu l’exemple arménien pour le convaincre, très tôt, de la possibilité, dans un contexte de guerre mondiale et totale, de venir à bout d’une question du type « question juive ». Et la vérité c’est que ce génocide arménien, ce premier génocide, le fut – « premier » – à tous les sens du terme : un génocide exemplaire et presque séminal ; un génocide banc d’essai ; un laboratoire du génocide considéré comme tel par les nazis ; un génocide qui, très logiquement, et pour cette raison même, fut ce à partir de quoi, dans le mémorandum allié de mai 1915, se formula pour la première fois la notion même de crime contre l’humanité ; et un génocide enfin – c’est évidemment le point décisif – qui fut l’un des deux champs de référence (le second étant, bien entendu, la Shoah) qui, après la Seconde Guerre mondiale, permirent au juriste juif polonais Rafaël Lemkin d’inventer le concept moderne de génocide et de faire qu’il soit inscrit dans la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du génocide…
Et puis j’ajoute, secundo, cette autre observation. Les besoins de cette soirée font que je me suis plongé, depuis quelques jours, sans plaisir je dois l’avouer, dans la littérature négationniste touchant les Arméniens. Or quelle n’a été ma surprise lorsque j’ai découvert que c’est la même littérature, littéralement la même, que celle que je connaissais et qui vise la destruction des juifs. Même rhétorique. Mêmes arguments. Même façon, tantôt de minimiser (des morts, d’accord, mais pas tant qu’on nous le dit), tantôt de rationaliser (des massacres qui ne furent ni déments ni gratuits mais s’inscrivaient dans une logique qui était celle d’une situation de guerre), tantôt de renverser les rôles (de même que Céline faisait des juifs les vrais responsables de la guerre et donc de leur propre martyre, de même les négationnistes turcs expliquent que ce sont les Arméniens qui, par leur double jeu, leur traîtrise, leur propension à faire alliance avec les Russes et à frapper les troupes ottomanes dans le dos, ont scellé leur propre destin), tantôt, enfin, de relativiser (quelle différence entre Auschwitz et Hiroshima ou Dresde ? quelle différence entre les Arméniens morts de faim dans le désert de Syrie et les victimes turques du terrorisme mené par les « bandes armées » arméniennes ?). Bref. A ceux qui seraient tentés de jouer au sale petit jeu qu’est le jeu de la guerre des mémoires et de la rivalité victimaire, je veux répondre, ce soir, en plaidant pour la solidarité des génocidés. C’est la position du philosophe tchèque Jan Patocka quand il invente la formule magnifique de « solidarité des ébranlés ». C’était, concernant spécifiquement les Arméniens, la position des pionniers d’Israël, des premiers habitants du Yishouv, qui, tous, se sentaient un destin commun avec les Arméniens naufragés. Ne nous y trompons pas : la lutte contre le négationnisme ne se divise pas ; les deux mécanismes sont si voisins, la tentative de les nier est, dans les deux cas, si incroyablement semblable, que laisser une chance à l’une équivaudrait à ouvrir une brèche à l’autre…
On dit enfin – et cela se veut l’argument définitif, l’argument massue : « pourquoi ne pas laisser la vérité se défendre seule ? n’est-elle pas assez forte, la vérité, pour s’opposer, s’imposer, faire mentir les négationnistes ? » Eh bien non, justement. J’ai peur, précisément, que non. Et ce, de nouveau, pour deux raisons. D’abord parce que ce négationnisme anti-arménien a une particularité que l’on ne trouve pas, pour le coup, dans le négationnisme judéocide : c’est un négationnisme d’Etat ; c’est un négationnisme qui s’appuie sur les ressources, la force, la diplomatie, la capacité de chantage, d’un grand et puissant Etat ; imaginez un instant ce qu’eût été la situation des survivants de la Shoah si l’Etat allemand avait été, après la guerre, un Etat négationniste ! imaginez leur surcroît de détresse s’ils avaient eu, face à eux, non pas ces Faurisson et autres Rassinier qui, pour nocifs qu’ils aient été, n’en étaient pas moins des chefs de secte assez hurluberlus, mais une Allemagne non repentante faisant pression sur ses partenaires et les menaçant de rétorsions s’ils qualifiaient de génocide la tragédie des hommes, femmes et enfants triés sur la rampe d’Auschwitz ! c’est votre situation, amis arméniens ; et il y a là une adversité qui n’a, cette fois, pas d’équivalent et à laquelle je ne suis pas sûr que la vérité, dans sa belle nudité, ait assez de force pour s’opposer. Et puis, ensuite, il y a le fait qu’il ne s’agit plus, dans cette affaire, de « vérité » et de « démenti » : car enfin qu’y a-t-il dans la tête d’un négationniste ? quelle est cette passion bizarre dont je vous disais, tout à l’heure, qu’elle ne se manifeste jamais que pour offenser les génocidés et jamais pour, par exemple, nier que la Terre est ronde ou que Mozart est un musicien autrichien ? de quoi s’agit-il quand on s’acharne à dire à des hommes : « non, vous n’êtes pas morts ; vos parents, vos grands-parents et arrière-grands- parents, ne sont pas morts comme vous le prétendez ; et pour que vous le prétendiez ainsi, pour que vous teniez si fort à nous le faire accroire, il faut que vous soyez de beaux truqueurs, de fieffés trafiquants du malheur – il faut que vous y ayez un bien inavouable intérêt » ? Il y a là, chacun le sent bien, une qualité de haine sans pareille. Il y a là une volonté d’offenser si totale qu’elle ne se peut rapporter qu’à la haine antisémite ou raciste. Et, contre cette haine-là, chacun sait bien, hélas, que la vérité est sans ressource.
Un tout dernier mot. Vous vous souvenez de Himmler créant, en juin 1942, un commando spécial, le commando 1005, chargé de déterrer les corps, de les brûler et d’en faire disparaître les cendres. Vous connaissez l’histoire du SS lançant à Primo Levi – je cite de mémoire – qu’il ne resterait pas un juif pour témoigner et que, si d’aventure il en restait un, tout serait fait, de toute façon, pour que son témoignage ne soit pas cru. Vous connaissez les euphémismes utilisés – « évacuation, traitement spécial, réinstallation à l’Est », etc. – pour ne pas avoir à dire « meurtre de masse » et pour effacer, jusque dans le discours, la marque de ce qui était en train de s’opérer. Eh bien cette loi qui est celle de la Shoah, ce théorème que j’appelle le théorème de Claude Lanzmann et qui veut que le crime parfait soit un crime sans traces et que l’effacement de la trace soit partie intégrante du crime lui-même, cette évidence d’un négationnisme qui n’est pas la suite mais un moment du génocide et qui lui est consubstantiel, tout cela vaut pour tous les génocides et donc aussi, naturellement, pour le génocide du peuple arménien. On croit que ces gens expriment une opinion : ils perpétuent le crime. Ils se veulent libres penseurs, apôtres du doute et du soupçon : ils parachèvent l’œuvre de mort. Il faut une loi contre le négationnisme parce que le négationnisme est, au sens strict, le stade suprême du génocide.
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