Enfin un lieu où on ne m’appelle pas « BHL » mais « Bernard-Henri Lévy ». Ou bien où on m’appelle quand même « BHL », mais pour dire autre chose, un clin d’œil, un signe de reconnaissance, de connivence et d’amitié, et quel signe ! « BHL » comme Bosnie-Herzégovine libre ! Mes initiales comme celles de la Bosnie ! Je me souviens, cher Jovan, du jour où vous vous étiez avisé de cette coïncidence et de l’état d’hilarité où cela vous avait mis. Je me souviens de la légère stupeur de vos hommes quand vous le leur aviez dit. Moi, ça me faisait un plaisir infini. Et ça me fait toujours un plaisir infini. Et j’ai une telle émotion à être là, cet après-midi, dans cette circonstance bizarre, un peu plus de dix ans après. Je suis toujours ému, notez bien, quand je reviens à Sarajevo. Je suis venu dans les temps difficiles. J’ai essayé de venir aussi souvent que possible dans ces autres temps difficiles que connaît la Bosnie depuis qu’elle est supposée être en paix. Et c’est, chaque fois, un grand bonheur, chaque fois une grande émotion et, chaque fois, oui, le sentiment d’être un peu chez moi dans cette BHL, cette Bosnie-Herzégovine libre, ce petit pays magnifique que j’ai connu sous les bombes, alors qu’il se voyait menacé dans son existence même et dans celle de ses enfants – et je ne me lasse pas de le revoir ainsi, libre donc, presque normal, rendu à la vie normale de tous les pays en paix, quoique avec ce souvenir, partout présent, d’avoir frôlé l’abîme et de s’en être sorti. Mais, encore une fois, j’éprouve aujourd’hui une émotion particulière…

Dans la vie d’un écrivain, d’un intellectuel, il y a beaucoup d’épisodes, beaucoup de choses, qui n’ont pas tant d’importance que cela et dont on se dit, avec le recul, qu’on aurait pu en faire l’économie. Il y a tant d’incidents, d’événements, voire d’engagements, dont on sent bien – et dont on sentait d’ailleurs déjà, sur le moment, sur le vif, dans l’instant où on les vivait – qu’ils ont beau occuper de la place, faire du bruit, être visibles et populaires, ils ne sont pas le cœur battant de votre existence. Alors, quand, dans la vie d’un écrivain, il y a au moins un épisode, au moins une saison de la vie, au moins un moment, dont on se dit que l’essentiel y était, que la substance de soi s’y jouait, qu’on en est inconditionnellement fier, qu’on n’en regrette rien et que, si c’était à refaire, on le referait exactement de la même façon, eh bien, quand cela arrive, la vie de cet écrivain est justifiée. C’est très exactement ce qui m’arrive lorsque je pense à ces années bosniaques. C’est, très précisément, ce qui se passe lorsque je repense – car j’y repense souvent, ce ne sont pas des choses que l’on oublie, ce ne sont pas des années qui s’effacent comme cela de l’ardoise magique de la vie – à ces trois années, dont Le Lys et la Cendre donne la chronique et dont vous allez, grâce à cette traduction, lire enfin la version bosniaque.

Oh ! ce n’est pas grand-chose non plus. Et quand je dis que je suis fier, que ce fut un moment important, inoubliable, de ma vie d’homme et d’écrivain, je me rends bien compte que, rapporté aux souffrances inouïes que vous avez dû endurer, à votre patience, votre endurance, parfois votre héroïsme, ce ne fut pas non plus le bout du monde. Mais bon, je suis fier d’être venu. Je suis fier d’avoir essayé de témoigner, de dire la vérité et de me faire le porte-voix de ce qui se disait ici, dans les caves de Sarajevo, dans ses tranchées, ses cercles de citoyens, ses casernes ou ses état-majors, au seuil des mouroirs de Srebrenica, dans ses rues ou dans celles de Tuzla ou Zenica.

J’ai fait des choses folles dans ces années. Des choses qui, en tout cas, n’étaient pas au programme de ma conception, sinon de la vie, du moins de ce que l’on appelle le rôle de l’intellectuel. Des exemples ? Oh ! Mettons quelques- uns des épisodes auxquels songeait Samir Landzo tout à l’heure. Je n’étais vraiment pas fait pour les vivre et pourtant je les ai vécus. Je me demande encore pourquoi et surtout comment, mais enfin, c’est ainsi, ils font désormais partie de ma vie. Tenez : mon service militaire. Je n’ai pas fait mon service militaire. Je n’ai jamais eu le moindre goût pour les armes et les armées. Je suis, par tradition, filiation intellectuelle et familiale, d’un tempérament plutôt antimilitariste et « crosse en l’air ». Et c’est vrai que de m’être trouvé avec Samir à Donji Vakuf, en Bosnie centrale, d’avoir eu à partager pendant deux jours, huit, quelques semaines, la vie des soldats, des hommes de troupe, des défenseurs de la Bosnie- Herzégovine, de nous être trouvés, moi avec ma caméra, eux avec leurs armes de mort, sur la même ligne de front, j’avoue que, pour moi, pour l’écrivain que je suis, c’était à la limite de l’absurde, à la limite de l’inconcevable. Si on me l’avait dit quelques années plus tôt, si on m’avait annoncé que je pourrais passer tant de temps dans des situations pareilles (je ne parle même pas des risques, je parle de la vie quotidienne, de la succession des instants), je ne l’aurais pas cru. Je l’ai fait pour la Bosnie et pour les valeurs qu’elle défendait.

Autre chose. Dans un tout autre ordre d’idées, et pour aller de l’essentiel à l’accessoire, il se trouve que, pour des raisons qui m’appartiennent, je ne porte pas de décoration. Je ne m’en vante pas. Je ne dis pas que c’est particulièrement bien ou méritoire. Je ne méprise d’ailleurs pas les décorations en tant que telles. J’ai des amis très chers qui en ont, qui en sont couverts, qui les portent et qui les méritent, et c’est tant mieux. Mais voilà. C’est comme ça. Il se trouve que, moi, je n’en ai pas. Il se trouve que je n’ai jamais reçu, dans mon propre pays, la moindre décoration. On me l’a proposé, bien sûr. Il y en a une, célèbre, que l’on m’a proposée pour des raisons de pure automaticité. C’est la Légion d’honneur. Il se trouve que je suis président du conseil de surveillance d’une chaîne de télévision de service public qui s’appelle Arte et que, quand, en France, on est président du conseil de surveillance d’une chaîne de télévision de service public, on a quasi automatiquement la Légion d’honneur. Alors, chaque année, à la même époque, un fonctionnaire très gentil s’aperçoit que je ne l’ai pas et s’empresse de réparer l’outrage. Et, chaque année, tout aussi régulièrement, pour des raisons qui m’appartiennent, peu importe lesquelles, je réponds poliment que non, je ne le souhaite pas. Eh bien, la seule décoration que j’aie jamais reçue, la seule que j’aie acceptée sans la moindre hésitation et avec un immense enthousiasme, c’est une décoration que j’ai reçue ici, à Sarajevo, au lendemain de la guerre, des mains de votre Président, mon ami Alija Izetbegovic, et qui s’appelle le Blason. Voilà. J’ai 56 ans. Et, à part un doctorat honoris causa de l’université de Tel-Aviv, la seule médaille que j’aie reçue de ma vie, la seule qui m’ait fait plaisir et que je revendique, c’est une médaille bosniaque…

Izetbegovic, justement. J’ai passé ma vie (je ne suis plus tellement jeune, cela fait trente ans que j’écris, dont cinq sur et avec la Bosnie) à dire que les intellectuels devaient être libres et que la liberté passait aussi par le fait de ne jamais se mettre au service d’un prince, de ne jamais se mettre à la disposition d’un pouvoir, quel qu’il soit ; j’ai passé ma vie à dire que l’insubordination, en tout cas la liberté, par rapport à tous les pouvoirs, tous sans exception, était le principe numéro 1 de l’éthique d’un écrivain ; et, vraiment, je crois que je n’y ai jamais dérogé ; et, vraiment, je pense que j’ai tenu bon dans ce choix, formulé dès La Barbarie à visage humain, de n’être jamais, au grand jamais, le « conseiller des princes ». Eh bien, à cette règle je n’ai, de nouveau, fait qu’une exception. Et je l’ai faite pour un président étranger avec lequel je n’étais pas toujours d’accord, dont la vision du monde n’était souvent pas la même que la mienne, qui appartenait à une famille spirituelle qui n’était pas non plus la mienne et avec qui, si j’avais été citoyen de son pays en temps de paix, j’aurais sûrement été en débat ou en querelle. Ce Président c’est lui, Alija Izetbegovic, président de Bosnie-Herzégovine. Parce que je l’aimais. Parce qu’il incarnait la Bosnie debout et combattante. Parce qu’il était le de Gaulle bosniaque. Parce que, dès le premier jour où je l’ai vu, j’ai été bouleversé par le courage, par l’allure de cet homme qui n’était pas fait pour la guerre et qui, néanmoins, la menait. Parce que j’étais sidéré, chaque fois que je le revoyais, par ce personnage hors du commun qui avouait en privé qu’il n’était pas taillé pour le rôle mais qu’il l’assumait quand même et faisait face. Pour toutes ces raisons, oui, Izetbegovic m’a semblé immédiatement admirable. Et comme, par-dessus le marché, la cause à laquelle il s’identifiait me semblait être la cause même pour laquelle un Européen conséquent se devait de se mobiliser, je me suis mis à son service, pendant trois ans. Littéralement à son service. J’ai fait le secrétaire. J’ai fait le petit télégraphiste. J’ai écrit des dizaines et des dizaines d’articles. J’ai donné des conférences dans le monde entier. J’ai tourné un film. J’ai fait office de conseiller. Je suis devenu un mercenaire de l’esprit. J’ai rédigé des communiqués et des discours. J’ai fait le tour operator pour ses voyages à Paris. Je me suis transformé en agence de location d’avions, pour, avec Kemal Muftic, l’accompagner chez Jean-Paul II.

C’était extravagant, ce rendez-vous avec Jean-Paul II ! C’est Gilles Hertzog, mon compagnon tout au long de cette aventure, qui l’avait organisé. Il se trouve être le petit-fils de Marcel Cachin, le fondateur du Parti communiste français. Or ce parti avait été fondé également par un autre homme, Ludovic Frossard, dont le fils, André Frossard, qui est mort maintenant, était un écrivain catholique, proche de Jean-Paul II. Alors Gilles Hertzog a appelé André Frossard et lui a dit : « voilà, écoutez, au nom des vieilles connexions communistes… » et c’est comme ça qu’on s’est retrouvés, un président musulman, le descendant d’un fondateur du Parti communiste et un intellectuel juif que rien, encore une fois, ne prédisposait à tout ça, en audience privée devant Sa Sainteté le pape Jean-Paul II…

Dix ans ont passé. Ce livre, qui raconte tout ça et bien d’autres choses encore, est paru en France et il paraît, maintenant, dans votre pays. Ce journal d’un écrivain français au temps de la guerre de Bosnie est en train de revenir, enfin, avec tant de retard – mais mieux vaut tard que jamais – à ceux qui l’ont inspiré. Et vous êtes là, tous les cinq, pour cette manière de second baptême. Et je suis si heureux que vous soyez là, que vous soyez tous venus accompagner la sortie de ce livre. Et je ne peux pas vous voir, là, à cette table, à mes côtés, sans que se pressent, avec vous tous, avec chacun de vous, tant et tant de souvenirs…

Vous, Asaf Dzanic, mon traducteur. Enfin : aujourd’hui, mon traducteur. Car l’autre image de vous qui me reste, la dernière, celle de notre tout dernier jour, alors que, comme chaque fois, j’ignorais si je vous reverrais jamais, c’est celle de vous en uniforme. Vous avez déjà votre tête d’intello mais vous êtes en uniforme. Le soir, on a des discussions littéraires ou philosophiques du type de celles que nous pourrions avoir aujourd’hui mais vous êtes, pour l’heure, un vaillant officier affecté, je crois, aux questions idéologiques pour le 1er corps. Je ne sais pas très bien à quoi ça rimait de m’affecter un officier chargé des questions idéologiques… Il faudra que vous me le disiez, maintenant. Bon, pas tout de suite, d’accord, mais un de ces jours… Vous êtes là, en tout cas. Vous ne me quittez pas. Nous allons, ensemble, en Bosnie centrale. Nous allons, ensemble, à Travnik. Nous nous lions, dans l’action, au milieu de cette aventure qu’est le tournage d’un film en temps de guerre, d’une vraie amitié. Et c’est une telle chance, pour moi, que ce soit à vous que l’on ait confié la traduction du livre que j’ai finalement tiré de ces mois et de ces années.

Vous, madame, mon éditrice donc, celle qui a fait que ce livre est traduit, et ici. Quelle surprise, là encore ! Car nous aussi, nous nous connaissons ! C’était la deuxième année de la guerre, en novembre, peut-être décembre. J’avais, à Sarajevo, été invité à faire une conférence. Le sujet devait être quelque chose comme « L’histoire de la philosophie et la fin de l’Europe ». Je suis en train de parler. Je fais mon boulot d’intellectuel et, donc, je parle de choses normales qui ne sont pas nécessairement liées à cette guerre et qui nous donnent, à tous, l’illusion que Sarajevo est encore cette grande capitale universitaire et intellectuelle qu’elle était avant le drame et qu’elle est, je le sais, en train de redevenir ces jours-ci. Et vous êtes là, dans la salle, avec une centaine d’autres intellectuels de la ville. Vous êtes tous venus à pied, à travers les petites rues derrière Sniper Alley pour éviter les tirs. Vous êtes venus dans le froid. Vous êtes venus la peur au ventre car vous savez que, à Sarajevo, dans ces jours, sortir à l’air libre pour aller écouter une conférence est une entreprise qui s’apparente à la roulette russe. Et voilà que, soudain, au beau milieu de la conférence, une énorme explosion retentit, très proche, assourdissante, qui casse les derniers carreaux de la pièce. On se regarde. On se demande ce qu’on va faire. Je pense moi-même, à cet instant, qu’il va falloir sans doute tout arrêter. Et, à ce moment- là, je ne sais plus très bien quel est votre rôle, je ne sais plus – vous allez me le rappeler – si vous êtes ou non l’organisatrice de la réunion, mais je vous vois, à ce moment-là, avec une étrange autorité, jeter un œil vers le recteur de l’université, un autre vers moi, un autre vers je ne sais plus qui et décider qu’on ne va pas se laisser intimider pour si peu, ni céder au chantage des barbares, et qu’on va continuer comme si de rien n’était. Alors on continue. Grâce à vous, à votre exemple, et à celui de vos amis, je continue ma conférence. Je recevrai, naturellement, d’autres leçons de courage dans ces années. Beaucoup d’autres. Mais vous m’en donnez une, ce jour-là, assez extraordinaire.

Vous, Samir. Samir Landzo. Vous êtes l’homme, ou l’un des hommes qu’Alija Izetbegovic avait désignés pour m’aider dans la fabrication, le tournage et surtout, la part d’archives de Bosna ! Car Bosna !, vous le savez, est un film original. C’est un film que j’ai tourné (et tourné dans des conditions dont le livre porte également témoignage). Mais je voulais aussi que ce soit un mémorial de cette guerre, un mémorial de ce qui s’y est passé et de l’esprit de résistance qui a finalement triomphé. Et donc, à cause de cela, on y trouvait également une part d’archives dont Samir s’est chargé avec moi. Je revois, comme si c’était hier, la salle aux archives de l’armée bosniaque et celle de la télévision nationale. Je revois ces trésors, cette source de mémoire extraordinaire qu’étaient les archives militaires et dans laquelle j’aurai eu la très grande chance, grâce au Président, grâce à l’état-major et à Jovan Divjak, de pouvoir puiser comme je l’entendais. Et c’est là que je rencontre Samir. Il est devenu, après cela, pour Gilles Hertzog, Alain Ferrari et moi, non seulement un ami mais notre principal collaborateur. Et on a fait tout le film, on a mené toute l’aventure, tournage compris, ensemble, tous les trois. Je nous revois à Sarajevo et hors de Sarajevo. A l’école bombardée d’Alipacino Polje et dans les tranchées de Stup et de Grondj. Je me souviens de vous, cher Samir, le petit matin de la prise de Donji Vakuf. Je me rappelle comment vous pleuriez devant les ruines, ou les quasi-ruines, de la ville. Moi, je n’étais pas loin non plus de craquer. Mais vous pleuriez, vous, vraiment, devant ce spectacle navrant, devant ce que les milices serbes, les barbares serbes, avaient fait de Donji Vakuf, devant l’état de désolation dans lequel les Serbes avaient laissé la ville. Et puis, notre grande surprise, notre grande émotion, lorsque nous avons vu – là encore, je revois les images, elles sont restées si vivantes en moi – la façon dont les Bosniaques, qui venaient, la veille, de reprendre la ville, avaient, eux, laissé les églises intactes. Vous vous souvenez, Samir ? La façon dont les uns avaient vandalisé Donji Vakuf et dont les autres avaient pris soin de son urbanité. Les deux modèles, successifs mais opposés, de rapport à la ville, donc à la civilisation. Nous avons vécu cela, et tellement d’autres choses ! Vous êtes si profondément associé, pour moi, pour nous, à toute cette aventure ! Jusqu’à l’intime de la vie, n’est-ce pas ? Jusqu’à Suzanne, la directrice de production de Bosna !, qui tombe amoureuse (et réciproquement) du personnage du film que vous êtes aussi – et que vous épousez… Jusqu’à Benjamin, votre fils, enfant naturel de Bosna ! Comme tout cela est étrange. Et beau.

Jovan Divjak. Il est présent, lui aussi, à chaque page de ce livre. Il est l’un des tout premiers personnages que j’ai rencontrés et il est, du coup, l’un des personnages récurrents du film et donc du récit. Il m’énervait, au début, parce qu’il avait trop de succès avec les femmes. Et puis ce qui était terriblement impressionnant, quand on marchait ensemble dans les rues de Sarajevo, c’était, d’abord, son incroyable popularité, puis le fait que, dès que ça commençait à bombarder un peu dur, il en rajoutait, il s’attardait, il disait qu’il fallait donner du courage à la population, montrer qu’on ne cédait pas, là non plus, au chantage, et il en rajoutait dans le côté cool, cow-boy tranquille et courageux. Je me rappelle Jovan Divjak parmi les siens. Je me rappelle Jovan Divjak sur la colline de Grondj, au lieu dit des Sept-Forêts, où se trouvait l’une des premières lignes de défense de la ville et où nous étions allés filmer. Il nous explique les choses. Il est là, tête nue, dans la casemate la plus avancée, et il nous montre ses positions, celles des Serbes, les batailles qui ont eu lieu là, le terrain qu’il a fallu reconquérir pied à pied, mètre par mètre, au prix de pertes importantes. Mais voilà, il y a là, tout près, un artilleur serbe qui a dû finir par nous repérer et qui commence à nous tirer dessus. Qu’à cela ne tienne. Jovan continue, ne se laisse pas intimider pour si peu. Il poursuit son récit, ses explications, alors que le tireur, en face, commence à s’énerver, tire de plus belle, est rejoint par d’autres qui tirent aussi. Et nous, bien obligés, on filme.

Je me rappelle une autre chose à votre propos, Jovan. Cela aussi, je le raconte dans ce livre. C’est une scène qui se déroule à Paris. Mais le livre se passe, n’est- ce pas, sur les deux scènes, Sarajevo et Paris, Sarajevo et l’Europe. Je venais à Sarajevo pour des séjours courts, huit jours, quinze jours, trois semaines, trois jours, puis je revenais à Paris et j’essayais de faire mon boulot, c’est-à-dire alerter l’opinion, faire campagne, convaincre les dirigeants, crier, en appeler à la conscience universelle, m’indigner. Et je me souviens d’un jour où je suis allé m’indigner auprès de François Mitterrand. Ce n’est pas la première fois. J’étais déjà allé le voir dès le lendemain de mon tout premier séjour ici, afin de lui apporter le premier message du président Izetbegovic. Vous connaissez ce message, bien sûr : « Nous sommes les héritiers des combattants du ghetto de Varsovie. Allez-vous laisser les héritiers des combattants du ghetto de Varsovie mourir une seconde fois ? » J’ai vu François Mitterrand de nombreuses fois ensuite. Il avait les préjugés que vous savez. Il avait condamné la Bosnie-Herzégovine dès le premier jour, très certainement. Je l’ai compris beaucoup plus tard, mais cela, d’une certaine façon, sautait déjà aux yeux et c’est même incroyable que je ne l’aie pas compris plus tôt. Il avait cette vieille culture début de siècle, cette idée que la Serbie était l’alliée naturelle de la France. Il y avait une chose curieuse et assez agaçante. Il disait toujours : « les Serbes » et « les Musulmans ». Il n’arrivait pas à dire « les Bosniaques » ; pour lui c’étaient « les Musulmans ». Bref, je le vois un jour. Nous discutons. Il me sert son habituel couplet sur « les » Serbes et « mes » Musulmans. Et, avec tout le respect que je dois à la fonction, avec toute l’amitié ancienne que j’ai pour l’homme, je lui dis : « Enfin, Monsieur le Président, arrêtez de dire “les” Serbes ; arrêtez de dire “les” Musulmans ; d’abord, côté serbe, il y a des démocrates, il y a des gens qui luttent contre Milosevic et on ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier en disant juste “les” Serbes ; et puis, surtout, dans le côté que vous appelez “musulman”, il y a justement des Serbes, oui, des Serbes vrais de vrais qui ont choisi le camp de la justice et de la culture et je vais, si vous me le permettez, vous en citer un ; il y en a beaucoup d’autres, mais je vais vous en citer un, c’est un héros ; c’est le héros de la ville de Sarajevo ; c’est l’homme que cette population d’origine en effet majoritairement musulmane a choisi pour la défendre ; il s’appelle Jovan Divjak et, selon vos catégories, Monsieur le Président, il devrait être un Serbe. »

Je me rappellerai toujours, chers amis, la stupeur, l’incrédulité et, au fond, je crois, l’incompréhension de François Mitterrand quand je lui ai dit cela. Je crois qu’il ne m’a pas cru, tout simplement. « Quoi ? Un Serbe chez les Musulmans ! Un Serbe contre les Serbes ! », s’est-il exclamé. Et je lui ai alors répondu (tout le dialogue est dans le livre que vous avez entre les mains) : « C’est la magie même de ce pays, Monsieur le Président ; c’est sa vertu et son génie ; la vertu de Sarajevo c’est que l’on y transcende ses appartenances ; sa force, c’est que c’est une ville qui est, depuis des siècles, pluriculturelle et pluriethnique ; c’est comme si, face aux armées nazies, vous aviez eu, chargé de la défense de Paris, un officier français d’origine allemande ; c’est la même chose ; c’est la même situation ; c’est la gloire de Sarajevo. » Et je me rappelle, à ce moment-là, l’incrédulité absolue de François Mitterrand. Je crois même, si vous voulez le fond de ma pensée, qu’il ne m’a pas totalement cru ou qu’il a pensé que c’était une exception (ce que ça n’était pas, bien sûr ! Jovan comme tel était une exception mais les Serbes à Sarajevo, ça ne l’était pas !). Voilà. C’est une anecdote. Mais elle dit bien, à l’inverse, l’importance qu’a eue Jovan à nos yeux. Elle dit bien le symbole qu’il a représenté.

Et puis, enfin, Kemal. Kemal, c’est une des premières personnes que j’ai rencontrées en arrivant dans cette ville. C’est mon premier séjour. Nous sommes, avec Gilles et Philippe Douste-Blazy, en train de découvrir la ville ravagée. Nous sommes avenue du Maréchal-Tito, roulant à tombeau ouvert, zigzaguant, pour éviter les tirs de snipers. Et voilà que se déclenche, venu des collines, un bombardement particulièrement nourri. L’avenue, où il n’y avait déjà pas grand monde, se vide complètement. On laisse la voiture parce qu’on sent bien qu’il faut se mettre à couvert. On court. On prend une rue latérale. On cherche une porte ouverte où s’engouffrer. Miracle, en voilà une. La seule de la rue. Une grande bâtisse habsbourgeoise, très belle, témoignage de cette mémoire multiculturelle de la ville dont je n’ai pas trop, pour le moment, le loisir de prendre conscience. Il y a des sacs de sable à l’entrée. Des soldats, affolés. Un officier, donnant des ordres contradictoires. Des gardes, qui se sont mis à l’abri. A l’intérieur, il fait très sombre. L’électricité, comme dans toutes les maisons du quartier, a sauté. On est dans un grand hall, puis un couloir, éclairés par des lanternes. Des hommes courent en tous sens. Des hommes en armes. Des civils. Il règne une atmosphère bizarre, mélange de fièvre extrême et de sang-froid inattendu. Et apparaît alors un jeune homme, très élégant, très flegmatique, parlant un français impeccable, qui nous apprend que nous sommes entrés, sans le savoir, à la présidence de la République de Bosnie-Herzégovine. « Vous êtes français ? – Oui. – Qu’est-ce que vous faites là ? – On vient d’entrer dans la ville, par la route, depuis Belgrade, et on est là pour… » A ce moment-là, Gilles me coupe. Il a, dans ce genre de circonstances, un culot insensé et il me coupe pour, sur un ton sans réplique, préciser : « Nous sommes là pour rencontrer le président Izetbegovic. » A quoi le jeune homme flegmatique répond, sur le ton du plus grand sérieux : « Mais oui, pourquoi pas, il n’y a pas de problème, venez. » Et il nous entraîne à travers des couloirs dont je ne saurais dire aujourd’hui s’ils sont éclairés à la bougie ou avec des lampes tempête, jusqu’à ce bureau où j’aurai tant d’autres occasions, dans les trois années suivantes, de revenir ; et je me trouve, pour la première fois, face à ce personnage qui va occuper une si grande place dans ma vie et qui est Izetbegovic. Ce jeune homme c’est toi, Kemal. On apprendra ensuite à mieux se connaître. Je découvrirai que tu es le principal conseiller du « vieux bonhomme ». J’apprendrai, je comprendrai, que tu parles le chinois presque aussi bien que le français. Je m’aviserai, comme pour Divjak, comme pour tous les amis de Sarajevo, de ton courage tranquille. Et on deviendra amis. Tu es dans ce livre, de bout en bout. Tu accompagneras, jusqu’au bout, l’aventure vivante de ce livre.

Bref, il paraît, ce livre, en Bosnie. Il paraît enfin. Je ne sais pas comment vous allez le recevoir. Je ne sais même pas si vous avez envie, si vous aurez envie, de le recevoir. Je ne sais pas si un peuple qui a enduré ce que le peuple bosniaque a enduré, peut avoir envie de lire ça. Peut-être pas. Moi qui suis, d’une certaine manière, l’héritier d’une autre douleur et d’une autre tragédie, moi qui ai appris à vivre avec le souvenir d’une barbarie sans équivalent (je pense à ce projet d’extermination absolue, celui des juifs par les nazis, je pense à la Shoah), je sais combien tout cela est difficile – je sais, par exemple, que les juifs, au sortir des ténèbres, dix ans, vingt ans après, ne voulaient pas toujours entendre parler de tout ça, ne pouvaient parfois pas en entendre parler ni en parler eux-mêmes. Ils se taisaient. Ils faisaient leur deuil en silence. Ce génocide, cette Shoah, était comme un bœuf sur la langue de chaque juif survivant. Il y a le fait, sans doute, que les autres ne voulaient pas entendre. Il y a le fait que, se sentant coupables, ils avaient honte et préféraient qu’on ne vienne pas trop leur rappeler leur infamie. Mais les juifs eux-mêmes étaient embarrassés. Eux-mêmes ne parvenaient pas nécessairement à dire leur si grande douleur. Et ils n’étaient pas forcément contents quand un livre venait raviver les souvenirs et les plaies. Alors voilà. Je comprendrais que vous ayez – provisoirement – envie de tourner la page. Je comprendrais que vous vous disiez : « Qu’on nous fiche la paix avec cette guerre ; qu’on vienne en Bosnie pour nous parler, enfin, d’autre chose. » D’autant qu’il y a, également, nouée à l’autre, la question de l’avenir et de la paix. Il y a eu la guerre ; il y a maintenant la bataille de la paix. Il y a eu la chronique de la désolation ; il y a maintenant, depuis dix ans, cette chronique de l’après-Dayton dont je comprendrais qu’elle mange votre énergie, qu’elle vous mobilise tout entiers, et qu’elle vous dissuade, pour un temps, de vous pencher sur le passé…

L’Europe, je l’ai dit, redit et je suis prêt à le redire, a une dette immense, inextinguible, vis-à-vis de la Bosnie-Herzégovine. Elle est, la Bosnie, une plaie au flanc de l’Europe d’aujourd’hui. Cette plaie saigne. Elle saigne infiniment. Et je pense même que, dans le très grand malaise qui affecte l’Europe contemporaine, dans le ton bizarre de nos débats sur, par exemple, le traité constitutionnel européen, dans l’affaire du référendum français, dans cette affaire de « oui » ou de « non », dans cette affaire bizarre, un peu spectrale, de la montée des souverainismes et des nationalismes, dans ce malaise indéfinissable, dans cette impression que donnent les gens, souvent, d’être en train de se battre pour des valeurs auxquelles ils ne croient pas vraiment, dans cette scène-là, dans ce malaise, je crois que l’affaire bosniaque a sa part. Cela fait tout de même dix ans, c’est-à-dire hier matin, que nous prétendions défendre les valeurs de l’Europe alors même que nous les laissions fouler aux pieds ici, dans cette partie de l’Europe. Cela fait tout de même dix ans que nous disions « l’Europe est en train de mourir à Sarajevo » et que nous laissions se faire l’œuvre de mort. Alors, comment vit-on avec cela ? Comment vit-on avec le cadavre de la Bosnie dans le corps ? Puisque la Bosnie, depuis les accords de Dayton, n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été et puisque nous avons, avant Dayton, laissé se faire l’interminable siège de Sarajevo et le massacre de Srebrenica, comment est-ce qu’on s’arrange de la situation ? Comment est-ce qu’on s’accommode de tant de lâcheté et d’infamie ? Eh bien peut-être vit-on avec un débat où les dés sont pipés. Peut-être vit-on sur un théâtre d’ombres où nul ne sait plus très bien comment il se bat ni pour quoi.

Je vais dire la chose autrement. Je suis un ardent partisan du « oui » au référendum européen des prochains jours, en France. Mais je crois qu’il y aurait une raison de voter « non ». Or c’est la seule qui – bizarrerie supplémentaire – n’est jamais évoquée dans les débats actuels. C’est la seule que je crois n’avoir jamais entendue – par aucun des deux partis – dans aucun des débats qui amusent la galerie depuis des semaines. J’ai entendu qu’on avait trop de plombiers polonais. J’ai entendu que, si on ne faisait pas attention, les produits agricoles roumains allaient faire concurrence aux betteraves françaises. J’ai entendu que les travailleurs bulgares risquaient de nous pomper nos systèmes de prestations sociales. Le seul argument sérieux de voter « non », je ne l’ai jamais entendu. Cet argument, c’est que cette Europe-là, qu’il est question de « constituer », a d’une certaine manière laissé mourir le lieu même où s’incarnaient ses valeurs, la Bosnie-Herzégovine. Sans parler de cet autre scandale, le même, celui de l’impunité des criminels de guerre. On s’apprête à commémorer – j’y serai aussi, je reviendrai pour cela – le massacre de Srebrenica. Et il y a tout à parier que, le 11 juillet, lorsque sera célébré ce dixième anniversaire, ses responsables directs, c’est-à-dire le général Mladic et son maître ou valet Karadzic, seront toujours en liberté. Et qu’ils soient encore en liberté, c’est une honte pour la communauté internationale, c’est la honte de la honte pour l’Europe et son avenir.

Tel est notre futur. Et tel est, lié au nôtre, le futur de la Bosnie-Herzégovine. Est-ce que nous arriverons à nous délivrer des spectres ? Ces accords de Dayton iniques, ces accords de Dayton auxquels la Bosnie combattante a consenti la mort dans l’âme en sachant que c’étaient de mauvais accords, cette signature dont j’entends encore Izetbegovic – cela aussi est dans le livre – me dire qu’il l’avait donnée avec un pistolet sur la tempe, jusqu’à quand dureront-ils ? Est-ce qu’il y aura, en Bosnie-Herzégovine, est-ce qu’il y aura en Europe, un mouvement pour les réviser ? Est-ce qu’on rendra justice, rétrospectivement, posthumement, tard, très tard, mais justice quand même, à la Bosnie ? Ça, c’est la question de l’avenir. Avec l’autre question qui est, encore une fois, la question de la place de la Bosnie en Europe. Je voyais, l’autre jour, que la Serbie et le Monténégro sont mieux placés que la Bosnie sur le chemin de l’adhésion à l’Union européenne. Tant mieux pour la Serbie. Tant mieux pour le Monténégro. D’autant qu’il y a dans ces deux pays une vraie bataille démocratique en cours. D’autant que la Serbie et le Monténégro sont en train de faire leur travail de deuil, de mémoire et de repentance. Mais que la Bosnie-Herzégovine soit le seul de tous les pays de l’ancienne Yougoslavie – la Slovénie est déjà associée ; la Croatie est en bonne voie – à être laissé, non seulement à l’écart, mais très loin, que ce pays qui, parce que multiethnique, pluriconfessionnel et cosmopolite, incarne plus qu’aucun autre le meilleur de l’esprit européen, soit à nouveau rejeté hors de l’Europe, que cette Bosnie dont les principes sont ceux de la plus ancienne et de la plus future Europe (telle était, au fond, ma thèse dans Le Lys et la Cendre, telle est l’autre raison pour laquelle je me suis battu à vos côtés pendant ces trois ans), que ce pays où bat le cœur du génie européen reste banni de ce que nous appelons la construction européenne, est-ce raisonnable ? Est-ce qu’on n’est pas encore en train d’ajouter la honte à la honte ? Cela aussi, c’est le futur.


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