C’est le trou noir de la seconde moitié du XXe siècle. La plus oubliée de ses guerres oubliées.
Ce sont, en 1971, les trois coups d’une tragédie qui, de la Bosnie au Kosovo, puis du Darfour à la Syrie, ne cessera plus de se répéter selon le même immuable scénario.
Mais c’était un non-sujet pour les chercheurs, un no man’s land pour la connaissance – c’était un nom, juste un nom, celui d’une « guerre du Bangladesh » aussi lointaine qu’exotique et qui était en train de s’effacer de la mémoire collective de l’Occident.
Or voici qu’un livre, signé d’un professeur de Princeton, revient sur cette histoire et, en même temps qu’il rend justice aux victimes, en tire, pour la première fois, les leçons : c’est The Blood Telegram : Nixon, Kissinger and a Forgotten Genocide de Gary Bass, chez Knopf – et sa publication fera date.
On y découvre d’abord qu’un génocide (car il s’agissait bien d’une tentative de génocide) peut se produire, très tôt après Auschwitz, sans que ni le monde en général ni, à de rares exceptions près, comme celle d’André Malraux, aucune de ses grandes consciences ne s’en soucie ni n’en prenne acte : on s’en doutait ; on le vérifie ; la démonstration est accablante.
On y voit se mettre en place les termes d’un débat qui sera celui des quarante années suivantes et qui ne bougera presque plus : ingérence ou non-ingérence ? une humanité ou plusieurs ? existe-t-il un droit naturel, voire un droit international, fondé à sanctionner un dictateur massacrant son propre peuple, ou le droit n’existe-t-il qu’à l’intérieur des frontières des nations et le malheur d’être né à Jessore ou à Dacca suffit-il à vous condamner ? l’idée de conscience universelle et, après elle, de communauté internationale a-t-elle, autrement dit, un sens ou faut-il s’en tenir au tristement célèbre théorème de Goebbels : « Charbonnier est maître chez soi » ?
Il montre comment de petites causes (la sympathie personnelle de Kissinger pour le dictateur pakistanais Yahya Khan, sorte de brute avinée ou, plus exactement, gorgée de whisky) peuvent produire de grands et effroyables effets (une guerre de presque un an, atroce, dont les historiens ne savent toujours pas si elle fit trois cent mille, cinq cent mille, un million de morts, davantage, mais dont Bass montre bien que c’est le même schéma que, aujourd’hui, la guerre de Syrie, dont la montée aux extrêmes s’explique par la manière dont Poutine l’alimente en armes et en instructeurs : elle n’a pu durer si longtemps, cette guerre du Bangladesh aussi, que parce que le Poutine de l’époque, qui s’appelait Richard Nixon, s’entêta dans son soutien à celui qu’il voyait comme une réincarnation asiatique d’Abraham Lincoln).
Ce livre montre, à l’inverse, comment de simples individus peuvent se mettre en travers de la machine à tuer et, après de longs, trop longs prêches dans le désert, finir par être entendus : il ne s’agissait, en la circonstance, ni d’un reporter de guerre forçant le blocus des images ; ni d’un intellectuel obligeant, comme, plus tard, et pour ne parler que des États-Unis, le regretté Christopher Hitchens, le monde à voir ce sur quoi il aurait préféré fermer les yeux ; il s’agissait d’une poignée de « petits » diplomates comme ce consul général à Dacca, le bien nommé Archer Blood, qui, après des dizaines de câbles mettant en garde son administration contre la responsabilité qu’elle prenait en soutenant le bain de sang, finit, avec 19 de ses collègues, par rendre public un « blood telegram » qui brisa net sa carrière mais contribua à la prise de conscience et à l’intervention de l’Inde.
Et puis il montre enfin comment une volonté politique forte – celle, à l’époque, d’Indira Gandhi – peut, lorsqu’elle est indexée sur la morale et sur le droit, mettre un terme aux atermoiements : aux acteurs près, c’est, de nouveau, le film de ce que l’on verra se dérouler vingt ans plus tard en Bosnie, ou quarante ans plus tard en Libye et au Mali – sans tomber ni dans l’angélisme ni dans l’idéalisation d’une Premier ministre indienne qui eut, ô combien, sa part d’ombre, ce livre est aussi un éloge de la politique, la vraie, celle qui ne craint pas de jouer l’Histoire contre la soumission à la prétendue loi des faits ou, mieux, l’événement contre l’Histoire.
Les lecteurs de ce Bloc-notes ne connaissent peut-être pas mon attachement profond pour ce beau Bangladesh dont j’ai, il y a plus de quarante ans donc, couvert la guerre de libération (pour le journal Combat), côtoyé le libérateur (Mujibur Rahman, père de l’actuelle et courageuse Premier ministre) et retracé (dans un livre, mon tout premier, Les Indes rouges) la tragique et noble naissance.
Qu’ils sachent, en revanche, que ce livre-ci, celui de Gary Bass, vient de paraître et qu’il mérite doublement d’être lu et, déjà, traduit en français. Parce qu’il met le projecteur sur une des régions du monde les plus affreusement déshéritées : les villes du delta du Gange ne sont-elles pas si pauvres et si démunies, que, comme Ninive, Canope, Héraklion ou Méroé, elles vivent sous la menace constante d’être englouties par des catastrophes dites naturelles, mais que le monde aurait, s’il le voulait, tous les moyens techniques de conjurer ? Et parce qu’il raconte une histoire qui est, encore une fois, celle d’une modernité qui n’en finit pas de se répéter : pour penser la lâcheté récurrente de l’Occident, sa cécité, ainsi que le néant sonore que recouvre la formule même de communauté internationale, un retour au Bangladesh s’impose.
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