Les Français mesurent-ils bien l’horreur de l’obscurantisme taliban ? On pensait avoir tout vu. Tout connu. On se disait : « entre l’Algérie et l’Iran, entre les assassins qui éventrent les jeunes filles pour honorer le nom de Dieu et les maniaques qui, cette semaine encore, renchérissaient sur le montant de la récompense offerte à qui tuerait Salman Rushdie, on avait fait le tour de la question ». Eh bien, non. Car voici une variante du système – où l’on prétend, sous peine de mort ou de fouet, interdire, pêle-mêle, les cerfs-volants, les colombes en liberté, le port de la cravate chez les hommes, l’école ou les soins médicaux pour les filles, les combats de boxe, les langues étrangères, les canaux d’irrigation. Les intégristes étaient, nous le savions, les derniers « vrais » lecteurs (imbattables pour détecter, dans un livre de Rushdie, la demi-ligne problématique !). Les voilà qui deviennent, le crime en plus, les derniers surréalistes (à quand des mollahs pour, à Kaboul, interdire de regarder dans le fond des puits, ou vers le ciel, ou vers l’horizon ? – je plaisante à peine, nous y venons). Et les voilà qui, surtout, administrent une nouvelle fois la preuve de leur terrible vitalité – il faudrait presque dire leur imagination : toujours en avance d’une métastase ou d’une synthèse, ils sont comme ces virus qui ne cessent de muter et d’échapper, donc, à la prise. Les talibans, ou la plus récente des figures de l’intégrisme. Les talibans qui, alliés aux Pakistanais, sont la forme la plus virulente du délire : la haine des cerfs-volants, plus la bombe verte, plus l’immense chambre d’écho que pourrait devenir, ce qu’à Dieu ne plaise, le monde sunnite – qui dit mieux ?

Ce qui est beau, chez Massoud, le commandant légendaire qui lutte contre ces talibans, comme, naguère, contre les Soviétiques, c’est évidemment la constance. L’entêtement. C’est cette façon, comme disait Malraux, de « faire la guerre sans l’aimer » mais de la faire tout de même, depuis vingt ans, sans se lasser : admirable figure d’irréductible, ou d’intraitable, ou de résistant – le monde peut se résigner ; les institutions internationales se coucher ; toutes les chancelleries de la planète consentir à la victoire de l’Armée rouge ou, aujourd’hui, des fous de Dieu – reste un « homme contre », reste (cf. le beau film de Ponfilly) un homme qui est comme un vivant refus ou comme un grain de sable dans les grandes machines, et cet homme, c’est Massoud… Mais ce qui est peut-être plus beau encore, c’est sa façon de témoigner pour un autre islam que celui, dénaturé, des talibans. Il y a deux islams, n’a-t-il cessé de me dire, pendant ces jours passés auprès de lui, dans son bastion du Panshir, ou sur les lignes de front au-dessus de Charikar. Et il y a, entre ces deux islams, un combat terrible, sans merci, qui est au monde musulman ce que fut la guerre des Juifs selon Josèphe, ou celle de Jan Hus et de Calvin, ou celle encore des catholiques selon Savonarole et selon Botticelli. Le jour ou la nuit ? L’islam de Cordoue ou celui de la haine de la culture ? Un islam moderne, ami des femmes et de la vie – ou bien cet islam imbécile ? C’est la question des démocrates en Algérie. C’est celle que posaient, déjà, les habitants de Sarajevo sous les bombes. C’est celle de ce commandant lettré, qui sait que ses vraies victoires, il les remportera sur le front de l’esprit. Algérie, Bosnie, Afghanistan, même combat ? Oui, bien sûr. Tout se tient. L’un des enjeux majeurs du siècle qui commence.

Qui, dans ce combat, l’emportera ? Qui, d’un Massoud qui tient dix pour cent du territoire ou d’un pouvoir taliban qui occupe le reste, aura raison de l’autre ? La plupart des chancelleries ont tranché, et c’est l’une des explications du soutien plus ou moins discret qu’elles apportent, États-Unis en tête, au régime des mollahs fous : si fous soient-ils, si grands que soient leurs forfaits, ce sont eux les maîtres du pays, et c’est avec eux qu’il faudra traiter pour acheminer, par exemple, le pétrole du Turkménistan… Eh bien, au risque de surprendre, je rentre de ce voyage au cœur de l’Afghanistan libre avec deux bonnes raisons, au moins, de nourrir la certitude inverse. L’état, d’abord, des forces, et celui, notamment, de celles de Massoud : son armée intacte, son fief du Panshir inviolé, le moral de ses commandants au plus haut alors que celui des « étudiants en théologie », impopulaires dans les campagnes, donne des signes de fléchissement. Et puis surtout le temps, son rapport très particulier au temps : un homme qui se bat depuis vingt ans (dix rien que pour vaincre les Soviétiques !) est un homme pour qui le temps ne compte pas, et un homme pour qui le temps ne compte pas est un homme que rien, ou presque, n’atteindra plus – imagine-t-on les talibans tenir, comme lui, pendant vingt ans ? Donc, prendre date. Parier, contre les défaitistes, sur la victoire finale du droit. Et tant pis si, pour l’heure, on se trouve en peu nombreuse compagnie : nous n’étions pas plus nombreux à croire, dès le premier jour, à la victoire des femmes d’Alger sur leurs égorgeurs, ou à celle des Bosniaques contre les Serbes. On a toujours raison de compter sur le courage – et l’honneur.


Autres contenus sur ces thèmes