Par l’expression « nouveaux philosophes », on désigna, au milieu des années 1970, un groupe dont la mémoire reste associée à une rupture : celle des intellectuels français avec la culture marxiste qui dominait alors leur milieu. Rupture dont l’éclat ne se perçoit aujourd’hui que si on prend également la mesure du poids d’un Parti communiste qui séduisait, à certaines élections, près du quart des électeurs. Sur ces intellectuels, la publication de L’Archipel du Goulag, d’Alexandre Soljenitsyne (Seuil, 1974, près de 1,3 million d’exemplaires vendus dans l’Hexagone), fit l’effet d’un électrochoc, les incitant à rompre avec le « charme universel d’Octobre (1917) ». Parce qu’elle correspondait à une mutation biographique de l’après-Mai 68, cette dénonciation du totalitarisme, de la part d’anciens gauchistes, a pu être considérée, selon l’expression d’André Glucksmann, comme une sorte de précoce « chute du Mur dans les têtes ».

L’acte de naissance du label peut être situé en 1976, quand un tout jeune éditeur chez Grasset, Bernard-Henri Lévy, gratifie un numéro des Nouvelles littéraires du titre des « nouveaux philosophes ». Si tous ne se reconnaissent pas dans cette appellation, la généralisation de l’usage décomplexé du concept de totalitarisme pour penser l’histoire du communisme, naguère apanage de la droite aronienne, semble en revanche partagée par toute la constellation. L’autre aspect « nouveau », c’est l’usage que certains n’hésitent plus à faire des médias en général et de la télévision en particulier – tranchant avec le traditionnel quant-à-soi universitaire.

L’agacement que cette exposition spectaculaire a pu susciter fait oublier que la « nouvelle philosophie », c’était aussi des livres : La Cuisinière et le Mangeur d’homme (Seuil, 1975) ou Les Maîtres penseurs (Grasset, 1977), d’André Glucksmann ; La Barbarie à visage humain, de Bernard-Henri Lévy (Grasset, 1977), etc. Ces penseurs venus de l’extrême gauche furent parrainés dans leur retournement par des « anciens », comme le philosophe Maurice Clavel (1920-1979), dont la maison de Vézelay fut un des lieux où s’opéra la transition du gauchisme à l’« antitotalitarisme », pour André Glucksmann notamment.

Mais l’épiphanie de la nouvelle philosophie, avec ses tenues chics et décontractées, aura pour scène le plateau d’« Apostrophe », le 25 mai 1977. Si Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, qui y eurent la vedette, sont demeurés des acteurs du débat public, d’autres « nouveaux philosophes » sont plus ou moins rentrés dans l’ombre ou dans le rang : parmi eux le philosophe Jean-Marie Benoist (1942-1990), à qui l’on doit la formule « Marx est mort », les spécialistes de la mystique islamique comme Christian Jambet ou encore Guy Lardreau et Jean-Paul Dollé.

Par quoi s’explique le retentissement de cette conversion à la démocratie et aux droits de l’homme, alors que la réalité concentrationnaire de l’« Est » était connue depuis longtemps ? Par le contexte politique français, qui plaçait ce renversement en porte-à-faux face à la montée en puissance électorale de la gauche, socialiste et communiste. « La gauche était unie depuis 1971, écrit Thomas Ferenczi dans un article bilan (Le Monde daté 17-18 août 1986), sur un programme commun de gouvernement et croyait bien gagner, en 1978, les élections législatives. Ceux qui dénonçaient son idéologie étaient évidemment accusés de faire le jeu de la droite. »

Toute l’intelligentsia n’a pas été conquise par l’allant des « nouveaux philosophes ». En témoignent les réactions hostiles émanant de la « génération critique » comme Gilles Deleuze, Pierre Vidal-Naquet ou encore Cornelius Castoriadis, dont le groupe, Socialisme ou barbarie, avait pourtant contribué à une critique de gauche du communisme.

Le philosophe Jean-François Lyotard s’en prend aux mœurs et aux connexions médiatiques de l’édition, dont cette nouvelle déstalinisation était, selon lui, à la fois le produit et un symptôme (Instructions païennes, Galilée, 1977). En revanche, Roland Barthes apporte un soutien, qu’il veut discret, à La Barbarie à visage humain. A la grande fureur de Deleuze, qui le convoqua pour une sorte d’explication publique. Foucault, lui, saluera La Cuisinière et le Mangeur d’homme, de Glucksmann, en parlant à son propos de la « colère des faits ».

Que reste-t-il de cette polémique qui fit les beaux jours de la France giscardienne ? Les jugements sont plutôt sévères. Le philosophe Marcel Gauchet estime ainsi, dans Les Idées en France (Folio, 1989), qu’« il se pourrait bien que la violente querelle de légitimité soulevée par l’intellectuel médiatique ait été en réalité le tombeau de la figure classique de l’intellectuel en politique ». François Furet, futur pourfendeur de l’interprétation jacobino-marxiste de la Révolution française, perçoit immédiatement (Le Nouvel Observateur du 28 juillet 1975) les limites de la mutation qui s’annonçait. « De ces colères un peu vagues, de ces cris littéraires qui ont le mérite de réveiller la gauche occidentale d’une révérence trop longue, il faudrait, conseille-t-il, avoir le courage patient de ne pas faire la source de prophéties nouvelles. »

Après la chute du vrai mur, celui de Berlin en 1989, la croyance en l’utopie, constatons-le, a eu le cuir plus dur qu’on ne le pensait. Dès le début des années 1990, Jacques Derrida, dans son Spectres de Marx (Galilée, 1993), affirmera la persistance et la pertinence de l’auteur du Capital. Après les grèves de 1995, renaissent un moment, dans la foulée de Pierre Bourdieu, une figure d’intellectuel engagé et une pensée radicale qui, avec ou sans Marx, chercheront peu ou prou à renouer ces fils que les nouveaux philosophes avaient cru couper pour toujours.


Autres contenus sur ces thèmes