Régis Debray dénonce l’Amérique intérieure. Pas l’Amérique, non, l’Amérique intérieure, l’Amérique dans les têtes. Sait-il que c’est un classique du lexique de l’idéologie française des années 30 ? Drieu, dans Genève ou Moscou, Bernanos, Georges Valois. Comparaison n’est pas raison. Mais enfin… Misère du médiologue pris au piège du signifiant.

Jean-François Kahn dans Marianne. Même Ibrahim Rugova, plaide-t-il, est favorable à l’arrêt des frappes. Comment un journaliste digne de ce nom peut-il prendre une seule seconde pour argent comptant les déclarations – quelles qu’elles soient ! – d’un homme qui n’est pas libre de ses mouvements et parle sous le contrôle de ses geôliers ?

Ce drôle de mélange d’antifascisme au passé (« je me suis battu contre les Allemands ; les Serbes ont combattu les Oustachi ») et de nationalisme au présent (« les peuples sont des drogués, ils ont besoin d’un dealer qui leur fournisse leur dose d’identification communautaire – les grandes idéologies sont mortes, le nationalisme en est le substitut »). La gauche Pasqua ?

François Mitterrand avait tout compris, dit Franz-Olivier Giesbert sur Europe 1. Il avait compris – je résume – qu’on allait à la catastrophe en donnant l’indépendance à des États qu’on ne contraignait pas, dans le même temps, à respecter leurs minorités. Je crois exactement le contraire. François Mitterrand n’avait rien compris. Et c’est en laissant grandir, en Serbie, un nationalisme hystérique et criminel, c’est en justifiant le socialisme national dans les Balkans, ses rêves de grandeur imbéciles, son impérialisme, qu’on en est arrivé là. Au commencement fut le consentement de l’Europe – c’est-à-dire, à l’époque, de la France – à l’asserbissement de la région.

Cet éditorialiste de Libération – Philippe Lançon – qui parle des « éclats de nazisme qui volent en tout sens dans la poussière d’un conflit à deux étages », qui disserte aimablement sur cette Serbie paradoxale « éternisée en victime, en étoile jaune des Balkans » et qui conclut : « Spielberg doit se retourner dans sa tombe – sic – d’images postsynchronisées ». Bizarre…

À propos des Serbes et du concert de rock en plein air auquel viennent assister, chaque soir, depuis le début des frappes, les habitants de Belgrade, ce commentaire, encore plus étrange, de Daniel Schneidermann dans sa dernière chronique du Monde-Télévision, samedi dernier : « image de courage et d’humour… danser sous les bombes, il faut oser… ce courage nous les rend admirables, en même temps que cet humour nous les rend proches ». C’est étrange, oui.

J’ai plutôt tendance, moi, à me sentir proche des Kosovars déportés, jetés sur les routes de l’exil ou ramenés, comme ce matin, sur les lieux de leur martyre pour y servir de boucliers humains contre l’Otan. Et quant aux Serbes, j’attends, pour admirer leur « courage », de les voir condamner les autres frappes, les premières, celles qui ont tout déclenché et qu’ils ont, jusqu’à plus ample informé, acceptées : les frappes des militaires de Milosevic contre les civils du Kosovo.

Nous ne cessons de dire (je dis bien « nous » et me compte évidemment, cette fois, dans le nombre) : les Serbes sont les « premières victimes » de Milosevic et, si l’Otan fait cette guerre, c’est donc, aussi, « pour le bien des Serbes » – pour les libérer d’un « dictateur » qui les tient « sous la botte » et les « martyrise ». C’est vrai, bien sûr. Mais c’est court. Et cette façon de présenter les choses fait bon marché, hélas, du fait que ces mêmes Serbes ont, dans leur immense majorité, voté Milosevic, voulu Milosevic – elle fait bon marché du fait que les peuples sont aussi, parfois, responsables de leurs dirigeants et que ce peuple-ci a approuvé, depuis dix ans, et à de notables exceptions près, les projets de grande Serbie, les bombardements sur Sarajevo, la guerre contre les villes de Croatie, l’épuration ethnique au Kosovo. Un peuple aliéné, autrement dit. Un peuple victime sans doute, envoûté, suicidaire, désespéré – mais aussi, à la lettre, aliéné, dépossédé de lui-même, aveugle et sourd aux crimes commis en son nom et donc, d’une certaine façon, complice. Il faudrait pouvoir réveiller le peuple serbe. Le libérer, non seulement de Milosevic, mais de lui-même et de son cauchemar. Voici un peuple, oui, qui, comme le peuple allemand entre 1933 et 1945, et toutes proportions gardées, se perçoit en victime de l’Histoire dans le moment même où il consent à l’oppression de ses voisins – voici un peuple qui est malade de son propre imaginaire et qu’il faudrait pouvoir délivrer de lui-même autant que de ses dirigeants. La guerre y suffira-t-elle ? C’est peu probable. Et c’est, probablement, la vraie limite de l’action en cours.


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