Bravo Chevènement !

Jean-Pierre Chevènement est, comme chacun sait, méprisé par l’intelligentsia. Déconsidéré dans les chapelles, les laboratoires de la pensée. Mais chaleureusement apprécié, en revanche, si j’en crois le Journal du Dimanche d’avant-hier, du côté de la France profonde et de sa majorité silencieuse. Pour moi, pour nous, je veux dire aux yeux des clercs parisiens et de leur légendaire arrogance, il y a là, quoi qu’on en dise, une bien rude leçon de prudence et de modestie intellectuelles.

L’affaire du gazoduc

Quand j’ai ici même, naguère, et dans le cadre de cette chronique, lancé l’affaire des esclaves vietnamiens employés à la construction du gazoduc soviétique, la presse n’a pas relevé. Quand, six mois plus tard, dans les Nouvelles littéraires, Richard Liscia reprend le dossier, l’étoffe, l’enrichit de précisions nouvelles, la presse, dans son ensemble, ne bouge toujours pas. Faut-il en conclure que les histoires de ce genre ne concernent pas la presse ? Qu’elle se fiche du sort de dizaines de milliers d’hommes déportés, de l’aveu même des journaux de Hanoi, au titre du remboursement des dettes de guerre vietnamiennes ? Et le mouvement antitotalitaire dans notre pays est-il revenu à un niveau si bas qu’il ne sache plus protester contre l’idée qu’un jour, demain, dans deux ou trois hivers peut-être, nous consommerons un gaz issu de chairs consumées dans le grand froid de l’hiver sibérien ?

Le sommet de Fès

Lu les éditoriaux suscités par le sommet arabe de Fès. Qu’est-ce donc que cette reconnaissance « implicite » qui semble tant les réjouir ? Ne voit-on pas ce qu’elle a de fabuleusement méprisant, cette façon de ne pas nommer la nation à qui on tend la main ? Ladite nation doit-elle se féliciter, vraiment, d’une démarche qui la maudit littéralement en même temps qu’elle feint de la consacrer ? Et quand bien même la malédiction tomberait et la considération s’expliciterait, au nom de quoi, de qui, de quelle curieuse logique Israël devrait-il payer une reconnaissance qui, en réalité, lui est due comme à tous les autres peuples de la planète ? Car le fond du problème est bien là. Et j’avoue être assez estomaqué par ce singulier marché que proposent, en substance, la plupart des médias français : « Vous coupez votre capitale en deux ; vous renoncez à vos frontières ; vous acceptez sans condition la naissance, à vos portes, d’un Etat dont vous pensez, à tort ou à raison, qu’il ne songera qu’à vous détruire et, en échange, l’on vous donne, ou plutôt l’on vous donnera, et, pour l’instant, l’on vous promet, la proclamation d’un droit qui, ailleurs, partout, sous toutes les latitudes et dans quelque région du monde que ce soit, est tenu pour évident, spontané, allant absolument de soi et antérieur, par principe, à toute espèce de marchandage… »

L’Huma et Antenne 2

Les journalistes de l’Humanité sont, sans contestation possible je crois, les plus mauvais de France. Ils n’ont pas leurs pareils pour tronquer, truquer, déformer une information. Dans les mois et les semaines qui viennent de s’écouler, ils ont accumulé, à propos du Liban ou de la Pologne, quelques-uns des plus énormes mensonges de l’histoire de la presse contemporaine. Et lorsqu’ils se risquent, eux aussi, à l’éditorial, ce sont des gens qui ne craignent pas, par exemple, de banaliser un racisme, une xénophobie, une haine de l’« immigré », à faire pâlir d’envie les spécialistes de Minute. Or c’est à ces gens-là, à cette singulière conception de l’information, que la direction d’Antenne 2 a songé pour mener à bien sa grande enquête sur le chômage. Qu’en dit la Haute Autorité audiovisuelle, qui vient juste d’entrer en fonctions ?

Aragon et le P.C.

Bizarre, le tintouin qui se fait, depuis trois ou quatre jours, autour de la présence d’Aragon à la Fête de l’Humanité. Bon, c’est vrai, il y a quelque chose d’un peu pathétique dans cette photo, qu’on a vue partout, du poète hagard, presque absent, serrant distraitement la main d’un Lang épanoui et bien décidé, lui, à immortaliser le moment. Et j’imagine assez bien, surtout, ce que ressentent les aragoniens quand ils apprennent que leur idole peut, dans de fugaces et effroyables instants de lucidité, gémir qu’on l’a mené là « comme un chien » et que c’est comme un chien que ses « amis communistes » le traitent. Mais enfin, cela étant dit, où voudrait-on qu’il fût, au soir d’une existence consacrée, pour l’essentiel, à défendre et illustrer le stalinisme ? Faut-il s’indigner qu’un homme, dont les livres furent, de son propre aveu, « des livres de parti, écrits pour lui, avec lui, dans son combat », échoue ainsi, sur le tard, sur le podium des kermesses les plus vulgaires ? Et pourquoi Marchais et Fiterman, ces benjamins, feraient-ils ombre à un intellectuel qui aura, successivement, trahi Breton, exécuté Crevel, calomnié Nizan, avalé la répression des surréalistes tchèques, applaudi au martyre des ouvriers hongrois et polonais, et, aujourd’hui encore, couvert la répression qui sévit d’un bout de l’empire à l’autre ? On sous-estime toujours un peu trop, à mon sens, l’infamie politique et morale du camarade Louis Aragon.

Un malentendu

Je pourrais dire aussi, et cela reviendrait, au fond, au même : on surestime toujours trop, à mon goût, l’importance esthétique et littéraire de l’auteur des Cloches de Bâle… Grande prose, c’est entendu. Assez belle facture classique. Itinéraire modèle d’homme de lettres avisé qui sut rompre, au bon moment, avec la chapelle surréaliste. Et avatar parfait, c’est également clair, de cette « tradition », de cette « prétention », de ce « parti pris » qui s’appellent — c’est Aragon lui-même qui parle, en 1966 — « le réalisme »… Mais est-ce suffisant pour en faire un géant de la modernité ? Y a-t-il un seul de ses textes où, passé l’époque du Paysan de Paris, apparaisse la moindre fêlure dans l’ordre discursif traditionnel ? Quel est, de ce point de vue, je veux dire du point de vue de l’histoire de la littérature comme telle, celui de ses ouvrages qui mériterait de figurer aux côtés de ceux de Proust, de Céline, de Bataille ? Et où, dans lequel de ses romans trouve-t-on l’ébauche de cet épuisement, de cette presque saturation du genre qui caractérise l’entreprise de ces derniers et dont Blanchot, un jour, disait qu’elle est la marque, immanquable, de la novation littéraire ? Aragon, pour moi, ce sera toujours un peu le chantre de Fougeron. L’apôtre du réalisme socialiste. Les campagnes contre la musique nègre et l’art cosmopolite. L’apologie du vers français et d’une forme « romanesque » dont le principal mérite est (sic) de porter « un nom de l’ancien français », d’être « une invention bien de chez nous », d’être harmonique au « génie », au « climat » de notre chère vieille France éternelle… Bref, au mieux une régression. Au pis une mystification. Dans tous les cas un malentendu esthétique dont il y a tout lieu de penser qu’il est l’exact revers de la malencontre politique.

L’affaire Jünger

Y a-t-il une affaire Jünger ? Et est-ce tout à fait un hasard si c’est au même moment que la presse se demande, à grand fracas, si l’auteur de Sur les falaises de marbre était ou non fasciste ? Contrairement à Cohn-Bendit, j’ai lu Sur les falaises. J’ai lu Jardins et Routes. J’ai lu le Traité du rebelle. J’ai lu Orages d’acier. Et même si leur auteur renonce, effectivement, à partir de 1933, à toute espèce d’engagement politique concret, je crois que les thèmes demeurent ; que le style a finalement peu changé ; que le militant officiellement « national-socialiste » des années 20 n’y a jamais tout à fait disparu ; et qu’entre le jeune enragé qui signe aux côtés de Goebbels dans les revues pré-nazies des années 20 et l’homme mûr qui, dans le Paris de 1943, fraternise avec « les sympathiques Abel Bonnard et Drieu La Rochelle », la continuité politique et littéraire l’emporte sur la rupture… Le cas, bien sûr, est différent de celui d’Aragon. Et sans grand rapport, ici et là, l’articulation entre les deux termes. Reste que la passion de l’ignorance, elle, me semble, dans les deux cas, comparable. Et que je ne peux m’empêcher, là aussi, de trouver de très fâcheux augure cet acharnement que nous mettons ici, aujourd’hui, dans la France de 1982, à refuser simplement de lire…

Un mot de post-scriptum. Il s’agit, cette fois, d’édition. De cuisine éditoriale. Et d’une cuisine où la pudeur, la discrétion, le respect de mes lecteurs aussi, sans doute, m’auraient dissuadé d’entrer si d’insistantes rumeurs journalistiques n’avaient fini par m’y contraindre. En clair, il est vrai que Françoise Verny est une amie. Il est exact que j’ai un instant examiné les généreuses propositions de Claude et Antoine Gallimard. Il est exact, encore, qu’en vertu d’un contrat ancien, et sans rapport avec cette affaire, un recueil de mes « commentaires » du Matin s’apprête à paraître dans une collection de poche des Éditions Denoël, maison filiale de Gallimard. Mais c’est, j’y insiste, pure coïncidence. Et c’est à Grasset — aux côtés de Jean-Claude Fasquelle — que j’ai, pour des raisons diverses, où l’éthique a eu sa part, résolu de consacrer la suite de mon œuvre comme mes activités éditoriales. Contrairement à ce qui s’est murmuré — et parfois même écrit —, cette décision est irréversible. Sans appel. Sans arrière-pensées. Et elle m’engage, si je puis dire, sans réserve.


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