Craindre, non pas la mort, puisque l’on sait que l’on va mourir, mais la façon dont elle viendra, le temps que cela prendra, le nombre de coups, leur violence, s’ils couperont d’abord les jambes, ou les bras, ou la tête à moitié – et, en attendant, des nuits durant, sales comme des animaux, couverts de croûtes et de déchets, se cacher dans les marais et donner l’eau des boues à boire aux bébés.

Payer pour mourir du premier coup ; payer, oui, au sens propre ; trouver un « Hutu de connaissance » et lui donner de l’argent pour être tué d’un seul coup de machette ou avoir le droit, quand ils vous auront trouvé, d’être traîné au sec et de ne pas mourir là, dans la crasse boueuse du marécage. Sinon ? Sinon, cet horrible désir de durer qui fait que, les jambes et les bras coupés, on réclame un peu d’eau pour vivre une heure de plus.

Murmurer « sainte Cécile ! sainte Cécile ! », ou « Jésus ! », ou juste de « petits cris », tandis qu’on vous sectionne les omoplates et les jarrets – mais se taire à part cela, se taire tout à fait : ce sont les massacreurs que l’on entend ; ce sont eux qui, tels des chasseurs, chapeau sur la tête ou feuilles de manioc dans les cheveux, arrivent en chantant, riant, tapant dans des tambours, dansant, sifflant ; les massacrés, eux, ne disent rien ; ils sont déjà presque morts, ou ils meurent de ne pas mourir, et c’est sans geindre ni supplier qu’ils reçoivent le dernier coup.

Frénétiques, les tueurs ? Non. Sereins. Même pas ivres. Certainement pas ces « interahamwe » drogués, demi-fous, qu’ont dit les Blancs quand tout fut fini. Des tueries « très calmes » au contraire. Des meurtres méthodiques et « bien accommodés ». Tout juste se demande-t-on pourquoi ils découpaient les enfants plutôt que de les « tuer directement ». Ou comment ils ont pu enfiler six Tutsis sur un long bois pointu pour les faire mourir en brochette. Peut-être l’éternelle énigme de la « petite différence » et de la haine qu’elle suscite. Peut-être la faute à Satan « profitant des trop longues absences de Dieu » pour produire ses hécatombes.

Le visage des tueurs ? Pas de visage. On voit bien les visages des tués. Et celui des survivants. Mais les tueurs, non, on ne voit pas. À croire qu’ils n’en avaient pas. À croire qu’ils étaient comme une masse immense et anonyme, un « ça » sans visage qui massacrait. Les génocides, d’habitude, ont des exécutants. Il y a toujours eu des SS, des SA, une Angkar, pour faire le boulot et, ainsi, s’identifier. Peut-être ce génocide est-il le premier vrai génocide de masse, sans corps constitué de génocideurs. Un bourreau pour une victime, un bourreau derrière chaque victime, autant de bourreaux que de crimes dans les bananeraies et les villages : peut-être le premier génocide sans chef, sans tête, décapité, autogéré.

Se tromper sur les noms, les circonstances, les dates. Oublier certains détails, en mélanger d’autres, les modifier. La mère de cette rescapée de N’tarama est-elle morte dans le marécage ou à l’église ? Et est-ce mentir que de laisser, comme Claudine Kayitesi, les souvenirs en trop grand nombre s’échapper de la mémoire ? Non, non, ce n’est pas mentir. Ce n’est qu’« une façon différente de se souvenir, de raconter ».

Ce n’est qu’une autre manière d’apprivoiser le mystère de ces « avoisinants » avec qui vous avez « trempé les mains dans le même plat du manger » et qui, un beau matin, vous « tuent avec les dents ».

Savoir que les Blancs étaient là. Savoir qu’il y avait là des militaires qui instruisaient l’armée hutu et connaissaient ses intentions comme, autrefois, celles de Hitler. Mais savoir qu’ils s’envolèrent au premier jour du génocide. Savoir, parce qu’on l’a vu, comment l’Europe et la France ont sciemment fermé les yeux. D’où vient que nous ayons tout su et rien dit ? D’où vient que les morts du Kosovo nous aient émus et que les visages des Tutsis, « même taillés à la machette », n’aient éveillé en nous qu’une compassion tardive et trafiquée ?

Ne pas comprendre ni tenter de comprendre. Ne pas tenter, en le comprenant, de ranger le génocide « dans une case de l’existence ». Lanzmann parlait, au sujet de la Shoah, de « l’obscénité » du projet de comprendre. Cela vaut pareillement pour ce dernier génocide du XXe siècle. Cela vaut, tout autant, pour le mystère de ces huit cent mille morts en quelques semaines, record horaire mondial du génocide. Le rescapé parle. Il n’en finit pas, en vérité, de parler. Mais il sait, quoi qu’il en dise, qu’il « ne va jamais savoir pourquoi ».

Écouter sans vouloir comprendre ? Ces scènes, ces récits, ces mots, je les prends dans le livre magnifique de Jean Hatzfeld Dans le nu de la vie (Seuil), consacré au génocide du Rwanda et composé, presque entièrement, de récits de survivants. Livre de colère. Livre de piété. Livre d’écrivain et de témoin. C’est simple. Ce livre, une fois ouvert, vous ne le lâcherez pas. C’est un des livres les plus terribles, les plus poignants qui se donnent à lire ces temps-ci.


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