Il faut arrêter avec ce navrant psychodrame franco-français autour de la tragédie du Rwanda.
Et il faut surtout que reviennent à la raison, pour ne pas dire à la décence, tous ces anciens ministres, de droite comme de gauche, du second septennat de François Mitterrand que la mémoire des huit cent mille Tutsis découpés à la machette, entre avril et juillet 1994, semble infiniment moins tourmenter que l’honneur d’une armée française qu’ils sont les premiers à avoir, à l’époque, avec leurs ordres irresponsables, sciemment foulé aux pieds.
Car enfin les faits sont les faits.
C’est un fait, par exemple, que la France a soutenu, au-delà du raisonnable, et au nom de calculs géopoliticiens où la défense de la francophonie le disputait à l’antiaméricanisme le plus primaire et aux souvenirs mal digérés de la défaite de Fachoda face aux Anglais, un Hutu Power dont elle ne pouvait ignorer l’idéologie totalitaire, raciste, antitutsi.
C’est un fait que, dès le début des années 1990, sous couvert d’une opération de protection, dite opération Noroît, dont le but était, officiellement, de secourir les ressortissants français pris entre les deux feux de ce qui n’était alors qu’un affrontement classique entre le régime de parti unique hutu et les exilés tutsis tentant de revenir, elle a armé, formé et assisté l’armée gouvernementale – celle-ci fourbissant ainsi, en toute tranquillité, et sous parapluie français, l’outil militaire et paramilitaire qui allait, un peu plus tard, servir au génocide.
C’est un fait, attesté par des témoins dignes de foi comme la journaliste Colette Braeckman ou le général commandant de la Minuar, Roméo Dallaire, qu’après le 6 avril 1994 et l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana, qui donna le signal des carnages, c’est à l’ambassade de France, à Kigali, que fut bricolé le gouvernement intérimaire hutu qui allait être le maître d’œuvre des massacres et dont certains des principaux dignitaires (Jérôme Bicamumpaka et Jean-Bosco Barayagwiza, respectivement ministre des Affaires étrangères et membre fondateur de la tristement célèbre Radio Mille Collines…) furent reçus, deux semaines plus tard, à Paris, par Édouard Balladur et Alain Juppé – lequel, il faut aussi le préciser, finit, le 15 mai suivant, à l’issue d’un Conseil des ministres de l’Union européenne à Bruxelles, par prononcer le mot interdit de génocide.
Pendant le génocide même, c’est encore un fait que la France – avec, d’ailleurs, la Belgique et l’Italie – organise une deuxième opération, dite opération Amaryllis, à but humanitaire aussi, qui s’achève le 17 avril et dont la seule mission est l’évacuation des 3 500 ressortissants occidentaux, dont 525 français, en poste à Kigali : on tue comme on déboise ; des miliciens hutus sillonnent, ivres de sang, grenades à la main, les rues de la capitale ; mais les soldats français, hébétés, écœurés, ont ordre de rester l’arme au pied tandis qu’à quelques mètres d’eux, sous leurs yeux, on fend d’un coup de machette le crâne des enfants tutsis.
Et quant à la troisième de ces brillantes opérations « humanitaires », l’opération Turquoise, on nous la présente toujours, vingt ans après, comme une belle initiative destinée (mieux vaut tard que jamais…) à stopper la loi des tueries : or elle eut de terrifiants ratés, comme ce 27 juin, dans les montagnes de Bisesero, dans l’ouest du pays, où une patrouille française tomba sur une poche d’otages tutsis encerclés par les miliciens Interahamwe mais, n’ayant, une fois de plus, pas reçu d’ordres, dut rebrousser chemin avant que, trois jours et mille morts plus tard, une deuxième patrouille soit autorisée à revenir et à sauver les survivants ; et c’est un autre fait encore que la principale fonction de cette troisième mission censée, aux termes du mandat onusien, « assurer, de manière impartiale, la sécurité des populations menacées », fut moins de secourir ce qui restait du peuple des victimes que d’exfiltrer vers le Zaïre, avec armes et bagages, les artisans et les cerveaux du troisième génocide du XXe siècle.
Alors, tout ce faisceau d’erreurs et de fautes ne fait pas une « participation » au génocide.
Et on ne peut évidemment pas dire que l’armée française ait eu une implication « militaire » dans les tueries.
Mais que la France ait eu une responsabilité politique et morale dans cet enchaînement de monstruosités hélas prévisibles, c’est l’évidence.
Et plus vite cela sera dit, plus vite on cessera de biaiser avec la vérité, plus vite on entendra la voix des témoins rwandais mais aussi français – et mieux cela sera.
Il y va de cette obligation de réparation qu’impose, toujours, le crime contre l’humanité.
Il y va de ce travail de deuil et de mémoire d’un peuple que nous avons laissé mourir mais qu’il est de notre devoir d’aider, un peu, à revivre.
Et il y va aussi, en effet, de l’honneur de l’armée française : mais le vrai ; celui qui se paie, non de mots, mais de faits ; celui qui suppose, non les mensonges d’une légende nationale trafiquée, mais l’âpre, le douloureux, travail de la sincérité ; il y va, oui, de l’honneur véritablement honorable de ces soldats français qui se sont couverts de gloire au Mali et en Libye, qui se sont bien conduits en Centrafrique et, d’une certaine façon, dans un contexte difficile, à Sarajevo et en Bosnie – mais qui vivent, là, dans la hantise d’un passé qui, pour eux non plus, ne parvient pas à passer.
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