Les grands écrivains sont comme le duc de Guise, plus grands morts que vivants. On les lit, bien sûr, de leur vivant. On leur reconnaît une certaine existence. Mais distraitement. Du bout des lèvres. Sur un ton où, au souci de la littérature, se mêle tout un ramassis de rumeurs, ragots, légendes, malveillances, qui ne peut que les réduire. Et ce n’est qu’à la toute fin, pour ne pas dire au lendemain de la toute fin, que, à la façon des ongles et des cheveux, leur renommée finit de croître pour atteindre sa vraie taille. Ainsi Françoise Sagan. Ainsi l’admirable auteur de Bonjour tristesse et du Miroir égaré qui témoigne, plus que quiconque, de cette alchimie terrible, de cette loi d’airain de l’outre-tombe et du posthume. Je vois l’hommage unanime rendu par la nation reconnaissante. Je lis les communiqués des huiles, grands personnages, présidents, ministres, se bousculant, tout à coup, pour saluer la disparue. Et je ne peux m’empêcher de me repasser, en esprit, le film de ma dernière rencontre avec elle, à l’époque où les mêmes, ou presque les mêmes, s’accommodaient si bien de la voir s’enliser dans la désolation, la ruine. Nous sommes, avec Nicole Wisniak, dans un appartement de la rive gauche déjà vidé par les huissiers. Devant nous, sur une moquette, la copie de quelques-uns des innombrables arrêts, saisies, redressements fiscaux et autres, qui l’enserrent comme un lacet. Et elle, petit animal apeuré, plus bégayant encore qu’à l’accoutumée, assistant à ce qu’il fallait bien appeler une entreprise de démolition. Trêve d’hypocrisie. La légère, l’insouciante, la gracieuse Françoise Sagan, l’écrivain délicieux que chacun feint de regretter, la romancière au « charme subtil » (Chirac) et au « sourire mélancolique et pourtant joyeux » (Raffarin) est, aussi, une suicidée de la société.

De nouveau, à propos du troisième roman de Florian Zeller, « La fascination du pire » (Flammarion), l’éternelle question de savoir si l’on a le droit, ou non, de critiquer les religions en général et l’islam en particulier. La réponse est oui, bien sûr. La réponse est, une fois de plus : oui, cent fois oui, l’islam est, tout autant que le christianisme, le judaïsme, le bouddhisme, justiciable de la bonne et saine interpellation des Lumières. Houellebecq, alors ? Les déclarations de Houellebecq, il y a deux ans, dans sa tristement fameuse interview au magazine Lire ? Il s’agissait d’une interview, justement, non d’un roman. Il s’agissait de la mise en cause, non d’un texte, mais d’une communauté d’hommes et de femmes aux prises avec ce texte et affreusement insultés. Zeller, lui, s’en tient à son roman. Les questions posées sur la place de la sexualité dans le monde arabo-musulman et, en l’espèce, dans l’Égypte d’aujourd’hui le sont à travers le prisme d’une fable qui allège ce que la thèse pourrait avoir de réducteur, de vulgaire. Et c’est pourquoi la démarche, la mise en scène des dispositifs de frustration en vigueur dans cet espace géographique et mental que l’on nomme, faute de mieux, « l’islam », l’histoire de ce jeune lettré parti sur les traces de Flaubert et découvrant un pays où la lecture même de Madame Bovary devient un quasi-délit, c’est pourquoi, oui, tout cela est parfaitement salutaire, bienvenu. « Ce livre est une fiction, annonce l’auteur, à moins que ce ne soit le narrateur ; la plupart de ce qui y est dit est faux ; le reste, par définition, ne l’est pas non plus » : la formule est belle ; et voilà qui, en effet, donne à un écrivain tous les droits.

La naissance d’une revue est toujours une bonne nouvelle. Celle-ci s’appelle Médias. Elle est notamment animée par Emmanuelle Duverger et Robert Ménard, mieux connus dans leur autre rôle d’animateurs de Reporters sans frontières. Et elle est si riche, si diverse, elle va tellement plus loin que ce que l’on attend du traditionnel bulletin paroissial d’une ONG que la nouvelle, pour le coup, fait presque figure d’événement. Au sommaire du numéro 2, une interview de la lumineuse Isabelle Huppert, un texte de Stephen Smith sur la presse en Côte d’Ivoire, un portrait de Sarkozy par Patrice Lestrohan, une vitupération de l’ex-situationniste Raoul Vaneigem, une tentative plus discutable d’écorner le « mythe Albert Londres » et, surtout, une interview d’Alain Finkielkraut où je retrouve, comme en condensé, l’essentiel de ce qui me sépare et me rapproche de mon vieil ami-ennemi. Au chapitre du différend, l’affaire Renaud Camus, les attaques obsessionnelles contre Le Monde ou un inquiétant « Je n’ai pas d’hostilité de principe à la censure ». Sur l’autre bord, quelques paragraphes bien sentis sur la criminalisation d’Israël, la transformation en injure du beau nom de sionisme, les dérapages antisémites d’une extrême gauche chauffée à blanc et se permettant, par exemple, de qualifier un Alexandre Adler de « mythomane sioniste » ou le fait que ce climat nauséabond soit à mettre au compte, non des institutions, mais d’une opinion publique dont le problème, l’année dernière, fut moins de protéger les juifs des insanités d’un Dieudonné que de protéger Dieudonné de l’intolérance, sic, des juifs. Souvent, j’entends : « Finkielkraut est très bien ; mais, dès qu’il s’agit d’Israël, il perd la tête. » Et si c’était l’inverse ? Et si c’était là, sur ce terrain de la défense intransigeante, courageuse, quoique sans concession, d’Israël que l’auteur de L’avenir d’une négation était, au contraire, à son meilleur ?


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