J’ai connu Bernard Frank au Matin de Paris, où nous tenions bloc-notes, l’un et l’autre, au début des années 80. Il avait déjà ce visage désaccordé, malice et amertume mêlées, qui changeait d’âge en cours de conversation. Il avait ce côté star du muet, bourru, on n’est pas là pour faire du charme, qui était ce qui lui restait de sa saison existentialiste. Et il écrivait les mêmes chroniques qu’aujourd’hui – paresseuses et subtiles, grands textes et papiers collés, un coup littérature, un coup gastronomie, une histoire de déménagement devenue scène de roman et le goût de Diderot pour les harengs mis sur le même pied que celui de Gide pour Oscar Wilde. La gauche – c’est-à-dire, à l’époque, l’essentiel du journal et de ses lecteurs – observait avec méfiance ce curieux personnage qui préférait les poneys sauvages à Boulogne-Billancourt et Chardonne à André Stil : était-il le Mitterrand des lettres ? la réincarnation d’Emmanuel Berl ? était-ce un nouveau cas de ce fameux grand écart entre « esthétique de droite » et « idéologie de gauche » qui troublait les militants et qu’il fallait, en la circonstance, rien de moins que la double bénédiction de Claude Perdriel et Jean Daniel pour réussir à leur faire avaler ? La droite littéraire qui, au même moment, relevait la tête et se voyait bien reprendre les rôles, tombés en déshérence, du répertoire Hussards, ne savait pas trop non plus, de son côté, sur quel pied danser : était-il son agent à La Havane ? son émissaire dans le camp adverse ? était-ce un personnage de Feu follet égaré dans l’un de ces films de Jean Renoir auxquels ressemblait encore, en ce temps-là, la sociologie d’un organe de presse voué à la défense du Programme commun ? et qu’est-ce que c’était d’ailleurs, au juste, que cette histoire d’article de 1952 censé avoir baptisé, donc, les « Hussards » mais dont on se souvenait, quand même, qu’il était paru dans Les Temps modernes, soit dans le quartier général du parti ennemi ou, pour mieux dire encore, dans l’antre du diable ? C’est tout cela qui a disparu ce samedi dans un restaurant parisien de la rive droite qui ne lui ressemblait pas tellement. Cette ambiguïté unique et magnifique. Cette façon de faire œuvre avec presque rien et de construire une légende en parlant chaque semaine tout en s’ingéniant, cependant, à ne laisser quasi pas de traces. Et puis, pour qui se souvient de la sorte de couple qu’il formait avec l’auteur de Bonjour tristesse, pour qui les revoit, à Equemauville ou ailleurs, rire, vivre ou faire, comme disait Flaubert, double pupitre, c’est aussi – comment ne pas y songer ? – le dernier morceau de Sagan qui s’en va.

On peut – et c’est mon cas – être un opposant de la première heure de la guerre américaine en Irak. On peut – c’est évidemment aussi mon cas – être un adversaire inconditionnel du principe même de la peine de mort. On peut juger – et c’est encore mon sentiment – qu’exécuter Saddam aujourd’hui, pour le seul massacre des 148 chiites de Doujaïl, aurait pour principal effet de stopper les autres procès, de bloquer net le travail de la mémoire et de la vérité et de passer aux oubliettes, notamment, les 180 000 Kurdes massacrés de l’opération Anfal de 1988. Reste qu’on ne peut pas, pour autant, accepter sans réagir la frivolité de certains des commentaires qui accueillent, depuis dimanche, le verdict de Bagdad. Il n’est pas vrai qu’un procès qui a duré un an, qui a permis d’auditionner des centaines de victimes et de témoins, d’examiner des milliers de documents, de découvrir des fosses communes par dizaines, soit un procès bâclé. Il est non seulement faux, mais insultant pour les juges, procureurs, avocats, qui ont mis leur propre vie ainsi que celle de leurs proches en danger pour que ce procès ait lieu, de répéter, comme des automates déréglés, que cette justice irakienne, imparfaite mais naissante, maladroite mais déterminée, était une parodie de justice, un simulacre, une farce. Ou plutôt on peut le dire, oui, mais comme le disaient, toutes proportions gardées quoique exactement dans les mêmes termes, ceux qui, après la défaite du nazisme, virent dans les tribunaux de Nuremberg, puis de Jérusalem – je cite là l’épilogue d’Eichmann à Jérusalem, de Hannah Arendt –, des « tribunaux de vainqueurs » appliquant des « lois rétroactives » et cherchant les « félicitations » du « président des Etats-Unis » pour le « bon travail » accompli. Je ne compare certes pas l’incomparable. Mais, sur un point au moins, comparaison vaut raison. Hitler s’est suicidé. Staline et Mao sont morts dans leur lit. Mengistu, le Negus rouge, coule des jours tranquilles au Zimbabwe. Les victimes de Pinochet ou de Pol Pot ont attendu des décennies – une vie – pour que l’on songe à inquiéter leurs tortionnaires. Les victimes de Saddam, elles, ont eu, dès le lendemain de sa chute, l’humble consolation d’un commencement de justice. Et Saddam Hussein lui-même a eu ce droit qu’il a refusé, vingt-quatre ans durant, aux innombrables hommes et femmes qu’il a assassinés : des avocats, des témoins à charge et à décharge, des débats, bref, un procès contradictoire, diffusé en quasi-direct dans tout l’Irak et soumis, qu’on le veuille ou non, à des règles et procédures formelles – le premier du genre dans le monde arabe et, à certains égards, dans l’histoire des dictatures déchues.


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