Voilà un homme, Elie Chouraqui, qui n’a, à l’époque, jamais mis les pieds à Sarajevo. Voilà un cinéaste doué, absolument sympathique, mais qui semblait voué aux comédies de mœurs à la française. Voilà quelqu’un que je prenais, je l’avoue à ma très grande honte, pour une sorte de nouveau Lelouch, amateur délicieux, jouisseur, pacifisme de principe, refus de l’Histoire, Dix Commandements, bons sentiments. Or voici qu’il nous donne, cet homme, un film sur la destruction de Vukovar, donc sur le premier acte de cette tragédie que furent les guerres de Yougoslavie. Et quiconque a vécu cette période, quiconque a vu, de ses yeux vu, le vrai Vukovar des années 1991-1992, quiconque a connu le Sarajevo assiégé des premiers mois, ne peut sortir de ce film, Harrison’s Flowers, qu’éberlué, sonné, choqué et, finalement, bouleversé.
Il y en a eu, des films, sur les guerres en ex-Yougoslavie. Il y a eu Ophüls et Goupil. Warriors, Suicide d’une nation, Bosna !. Il y a eu des tas de films-vérité tournés dans le vrai sang des martyrs bosniaques ou croates. J’affirme qu’aucun de ces documents n’a senti, raconté, pensé cette affaire comme le fait ici Chouraqui. J’affirme qu’on n’avait jamais dit de façon si juste l’acharnement sur les hôpitaux, les femmes et les enfants traqués et achevés à la grenade – la volonté, non seulement de prendre une ville, mais de la raser ; non seulement de la raser mais d’exterminer ses habitants. J’affirme que l’on n’avait jamais si précisément dit la vérité politique de ce massacre : non pas des bandes de sauvages, des extrémistes incontrôlés, des ultras, mais une armée régulière, celle d’un président élu, béni par les Bush, les Mitterrand, les Nations – Slobodan Milosevic.
Il y a, par-delà l’affaire yougoslave, des tas de grands films de guerre. C’est même un genre à part entière, essentiel à l’histoire du cinéma, formellement périlleux, et que j’avais tendance, pour ma part, à croire plutôt saturé. Eh bien, erreur. Car en voici un de plus, qui vient d’emblée s’inscrire à la hauteur des maîtres américains : Kubrick, Cimino, le Malick de La ligne rouge, Coppola. Voici une reconstitution doublée d’une histoire d’amour – en gros, Andie MacDowell en moderne Eurydice, inversant le sens de la fable pour aller chercher son Orphée dans l’enfer de Vukovar bombardé – voici une fiction qui raconte, comme ne l’avait fait, en tout cas, aucun Français, l’absurdité de la guerre, son chaos réglé et pourtant indéchiffrable, l’horreur et la vie mêlées, la tragédie comme une foudre, le surgissement de l’ultraviolence au détour d’un paysage bucolique, les gestes embrouillés, le silence et la fureur, l’hallucinante image du soudard serbe qui viole l’héroïne sur un capot de voiture, sous les balles, en même temps qu’il hurle des ordres fous ou qu’il s’essuie le sang qui lui coule sur le visage.
Et puis il y a les reporters de guerre. Il y a ces hommes et femmes admirables qui prennent des risques terribles pour rapporter l’image qui traduira un peu de leur effroi. Il y a ces êtres pour la mort qui sont aussi des êtres pour la vie et qui sont surtout les plus formidables empêcheurs de guerroyer dans le silence et l’indifférence. Ils sont les vrais personnages du film. Ses héros. Et nul n’avait si bien dit, là non plus, leur culot insensé, leur inconscience magnifique, leur courage et parfois, hélas, leur sacrifice. Il paraît que, lors de sa première projection, au Festival du film de guerre de Bayeux, un parterre de journalistes étaient là, qui se sont aussitôt reconnus dans Harrison’s Flowers et qui lui ont fait une sorte d’ovation silencieuse. C’est logique. Car jamais on ne leur avait rendu pareil hommage. Jamais, nulle part, on n’avait si bien dit la beauté, la noblesse, la grandeur pathétique de leur métier.
Où Chouraqui a-t-il trouvé la force de ce film ? Où, dans quel miracle de sympathie ou de foi, dans quel souvenir enfoui ou quelle mémoire sans souvenir, a-t-il puisé la force de se transporter, ainsi, dans les ruines de ce Vukovar plus vrai que nature ? C’est le mystère des hommes. Mais, en un sens, peu importe. Car reste l’évidence de cette œuvre. Reste ce film qui, à l’heure où les historiens commencent de prendre la mesure de cette longue saison d’ignominie, à l’heure où une commission parlementaire d’enquête commence enfin, en France, d’entrer dans l’entrelacs de complicités et de lâchetés qui auront, jusqu’au bout, rendu possible le pire – ce mercredi justement, jour de la sortie du film, l’ex-Premier ministre Alain Juppé, ainsi que le général en chef Janvier, à qui on posera peut-être la question de savoir s’il est vrai que, lors du tout dernier acte, à Srebrenica, ils ont refusé l’intervention militaire aéroportée qu’imploraient les Hollandais et qui aurait encore pu sauver l’enclave –, reste ce film donc qui nous en dit, à sa façon, plus long que tous les documents, toutes les preuves, tous les procès. Il faut aller le voir. Vite.
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