La nouvelle a fait trois lignes dans les journaux. Parfois même pas.

Nous étions si parfaitement sidérés par le grotesque

« Kadhafi show » que, tel l’imbécile qui regarde le doigt quand le sage montre la lune, nous n’avons pas vu passer ce qui était peut-être l’information de la semaine ainsi que notre premier vrai cadeau à notre nouvel ami le Guide.

C’était lundi dernier, 10 décembre.

Ce fut juste une dépêche d’agence elle-même suivie, deux jours plus tard, par un point du « point de presse » électronique du porte-parole du ministère français des Affaires étrangères.

Question : « envisagez-vous d’expulser M. Abdul Wahid al-Nour s’il persiste à refuser de participer aux négociations de paix sur le Soudan » qui se tiennent actuellement en Libye ?

Réponse du « porte-parole » confirmant des propos déjà tenus, les précédentes semaines, mais à mi-voix, dans l’entourage du ministre : « nous ne manquerons pas, si M. Abdul Wahid al-Nour persiste dans son refus de participer aux négociations de paix, d’en tirer toutes les conséquences. »

En clair : Abdul Wahid al-Nour, fondateur du Mouvement de libération du Soudan (SLM) qui est le plus important, le plus populaire et, surtout, le plus respectable des mouvements rebelles du Darfour, serait sur le point d’être chassé de France où il vit en exil depuis quelques années – et ce au motif qu’il n’aurait pas la même idée que nous de la meilleure façon d’arrêter le massacre dans son propre pays…

Je connais Abdul Wahid al-Nour.

Je le connais, d’abord, parce que c’est grâce à lui, et en compagnie de ses combattants, que j’ai, en mars dernier, pu entrer dans les zones dévastées de la province occidentale du Soudan et y réaliser le reportage que j’ai alors donné au Monde.

Mais je le connais surtout parce que je l’ai revu, à mon retour, à Paris, plusieurs fois – à commencer par ce fameux soir du 20 mars où, avec un Bernard Kouchner qui n’était encore, comme Vaclav Havel, comme George Clooney, comme d’autres, que l’une des grandes voix plaidant la cause de cette province martyre, nous l’avions invité à s’exprimer, à la Mutualité, face aux principaux candidats à l’élection présidentielle ou à leurs représentants dûment mandatés.

Alors, peu importe cette histoire de négociations de paix où il refuse, pour le moment, d’entrer.

Je veux dire : ce n’est pas ici que l’on décidera s’il a raison ou tort de refuser d’aller à Syrte, en Libye, pour y négocier la survie de son peuple.

Peut-être a-t-il tort et faut-il toujours, en toutes circonstances, tenter de parler avec le diable.

Peut-être a-t-il raison et devrions-nous entendre, au contraire, ses deux arguments principaux : primo, je ne négocie pas sur ce prétendu terrain neutre, en fait étroitement lié à Khartoum, qu’est la Libye de Kadhafi ; secundo, je veux bien négocier ce qu’il y a à négocier, c’est-à-dire le partage du pouvoir et des richesses dans un Soudan revenu à la paix, réunifié, mais je ne négocierai pas ce qui n’est pas négociable et qui est un dû pour tous les peuples du monde – à savoir l’arrêt des massacres et de la colonisation des terres par l’armée soudanaise et ses supplétifs janjawids.

Mais l’important, je le répète, n’est pas là.

L’important, c’est qu’il y a là, et Bernard Kouchner le sait comme moi, l’esprit de la résistance darfourie.

L’important, c’est qu’il y a là un homme qui, face aux tenants de la charia et du djihad qui règnent à Khartoum, plaide pour un islam modéré, éclairé, laïque.

Et le paradoxe, le scandale, seraient que ce soit cet homme-là, ce libéral, ce membre – et ils ne sont pas nombreux ! – de la belle Internationale de l’islam anti-islamiste qui soit tenu pour responsable de la crise, traité comme un pestiféré et chassé, avec pertes et fracas, de la patrie des droits de l’homme.

Nous parlons avec des Soudanais qui ont sur la conscience, non seulement au Darfour, mais dans le Sud chrétien et dans les monts Nouba, des millions et des millions de morts.

Nous réservons un accueil royal à Kadhafi qui reste, contrairement à ce que l’on a tenté de nous faire avaler, un authentique terroriste (prendre cinq infirmières en otage, les séquestrer, les torturer et finir, au bout de huit années, par les relâcher contre rançon, qu’est-ce d’autre que le principe même du terrorisme ?).

Nous avons, par le passé, accueilli quantité d’exilés dont nous ne nous demandions jamais si nous étions d’accord, ou pas, avec leurs positions parfois plus que douteuses (Khomeiny, Baby Doc, le Général Aoun, j’en passe et des meilleures…).

Et c’est aujourd’hui, à propos d’al-Nour, ce combattant de la liberté, que nous renoncerions à nos traditions d’asile ? Et c’est là, avec cette incarnation vivante de l’esprit de résistance, que nous bafouerions nos principes les plus sacrés ?

Je n’ose y croire.

Je ne peux imaginer que mon ami Kouchner puisse tremper dans pareille infamie.

La France y laisserait ce qui lui reste d’âme – et ce serait odieux.


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