Vif, animé du souffle de la conviction, parcouru occasionnellement d’effets de manches, mais soutenu par une vraie passion philosophique, le livre de Bernard-Henri Lévy vient à son heure.
On a oublié, dit-il, l’ambition sartrienne, le raz-de-marée que fut sa pensée, l’électrification que fut son style, « la portée de ce discours qui, pour la première fois dans l’histoire de la littérature et de la pensée, se veut, et se fait, à la fois populaire et mondial ». Qui on ? En dehors de l’intelligentsia parisienne, laquelle, en effet, l’a renié, quand elle a plus de soixante ans, et négligé quand elle en a moins de quarante, Sartre ne manque pas de lecteurs, enthousiastes, admiratifs, engagés avec lui dans un débat où Sartre se joue contre Sartre. Ce qui s’est passé depuis sa mort est un procès politique, doublé d’un procès de mœurs, qui dut inciter notre bel aventurier de l’intelligence à y aller voir de plus près.
Cinq ou six ans d’« enquête philosophique », une rédaction emballée, donnent à l’arrivée un livre foisonnant, très sartrien, en un sens, par le fait qu’il privilégie la thèse sur la précision de l’information, qu’il prend des libertés avec la chronologie, en un mot que c’est un livre pressé, donc un peu long. Écrit pour son époque. Pour une lecture unique. Après on passera à autre chose. Un autre livre, une autre aventure dans la mêlée du siècle. On en veut pour preuve l’absence d’index – qui signifie clairement que le livre n’est pas un outil de travail, mais un produit de l’esprit à consommer sur place, comme les fameuses bananes sartriennes qui ne livrent leur vrai goût qu’en direct. Et si le livre survit à sa propre hâte, à son urgence, il sera toujours temps de corriger quelques erreurs et de lui coller un index dans une réédition en poche. Ce philosophe ne nous soumet pas une thèse de doctorat, mais un livre de combat.
La doxa intellectuelle du jour a travesti Sartre : sous-Heidegger, opportuniste sous l’Occupation allemande, laquais des Soviets ensuite, marionnette des maos enfin, et pour finir, poupée de ventriloque d’un rabbin fraîchement converti. Plus généralement : les erreurs de Sartre. Grâce à elles Bernard Frank a pu enfin apporter la preuve irréfutable de l’existence de Dieu : « Sartre affirme que Dieu n’existe pas. Or Sartre s’est toujours trompé. Donc… » Il s’est trompé tout le temps, partout, donc il nous a trompés, nous la gauche, et nous lui faisons payer nos erreurs : c’est lui qui nous les a inoculées. Un jour, Bernard-Henri Lévy en a eu assez de cette chasse au bouc émissaire. Sartre, pour le meilleur et pour le pire, c’est nous. Le Siècle de Sartre. Beau titre, à la hauteur duquel notre batailleur se tient.
Il offre un panorama intellectuel du siècle, vu à travers « la question Sartre », sur laquelle il apporte toute une série de « notes conjointes », à la Péguy : sur Nietzsche, sur Bergson, sur Gide, sur Céline, sur Heidegger, sur Foucault, sur Levinas, et bien d’autres. Sur ceux que Sartre a lus, démembrés, surpassés, sur ceux qui lui ont résisté. Sur Hegel, en particulier, à qui il a succombé, avant de se sauver in extremis, en redevenant le Juif-de-Hegel qu’il avait commencé par être, lorsqu’il se voulait un « homme seul », kierkegaardien, contre le totalitarisme de la pensée hégélienne. Telle est la thèse de Bernard-Henri Lévy, car il en a bel et bien une, même si elle n’est pas doctorale et ne passera probablement pas à travers le crible des philosophes de profession.
Il y a deux Sartre, l’un nietzschéen, anarchiste, artiste autant que philosophe, assumant la solitude de la conscience, et fustigeant tout esprit de sérieux, se moquant de l’autodidacte humaniste – c’est le Sartre de La Nausée, de L’Être et le Néant ; l’autre, marxisant, collectiviste par humanisme, jugeant que La Nausée ne fait pas le poids en face d’un enfant qui meurt – c’est le Sartre des Communistes et la Paix, de la Critique de la raison dialectique, des Mots, ce livre cruel, maoïste en somme, qui congédie la littérature, cette descente au tombeau. La thèse des deux Sartre, le bon littérateur et le diable militant, n’est pas neuve. Mais elle est ici plaidée avec élan. Elle s’accompagne surtout d’une thèse secondaire plus subtile, selon laquelle les deux Sartre sont moins successifs qu’alternatifs, ou même simultanés, et se brouillent comme deux radios qui émettraient sur des longueurs d’ondes trop voisines. Sartre ne cesserait de se battre contre lui-même. Il l’a d’ailleurs toujours affirmé, disant qu’on ne pense pas pour les autres, avec les autres, contre les autres, mais contre soi-même.
Toute la pensée moderne est ainsi un combat sans issue entre le philosophe et son double, car il n’y a pas de pensée sans débat intérieur. Et s’il y a une grandeur dans les derniers entretiens, ceux de Sartre avec Benny Lévy, c’est que Sartre une fois de plus y met sa pensée en question, la remet en branle, se montre fidèle au beau mandat d’être infidèle à tout, à commencer par lui-même, en se désolidarisant, comme il l’a toujours fait, de son propre passé, bref qu’il annonce une renaissance, un programme. Bernard-Henri Lévy voit très bien que ces entretiens ne sont testamentaires que par contingence, que d’autres livres auraient pu voir le jour, d’autres projets naître, et que le « moment Levinas » de la pensée de Sartre aurait pu ne pas être final. Mais que Sartre finisse ainsi l’arrange, lui, l’auteur du Testament de Dieu, sur lequel il voit bien son héros s’asseoir, se fonder, s’assurer à la fin des fins : la Thora, sans la foi, mais pour la loi, et donc le droit. Les droits de l’homme.
La conversion des années 50
Bien évidemment, Bernard-Henri Lévy a une thèse idéologique. Les fameuses « erreurs » de Sartre, il les lui reproche autant que ses adversaires, mais il les lui reproche au nom du Sartre qu’il aime, et qui lui ressemble, l’homme seul, le Roquentin. Elles tiennent toutes à sa conversion des années 50, dans laquelle il voit une apostasie. Sartre aurait changé non seulement d’alliés politiques en devenant compagnon de route des communistes, mais de métaphysique. Le sol de cette apostasie serait celui du stalag, où comme son pitoyable Autodidacte dans la guerre de 1914 il fait l’expérience de la joie du collectif. Et il la fait à travers la création théâtrale, la pièce Bariona qu’il écrit pour ses camarades de captivité et dans laquelle il renie son propre désespoir. Lévy analyse très subtilement cette pièce presque inconnue. Mais il ne se pose pas la question : pourquoi Sartre l’écrit-il, et lui donne-t-il ce sens d’une communion unitaire entre croyants et incroyants ? C’est pourtant simple : parce que c’est une commande sociale, qui lui est faite par les curés du camp. Au nom de la responsabilité de l’écrivain. Il sait écrire ? Il veut réconforter ses camarades et leur insuffler un esprit de résistance ? Qu’il écrive. Et Sartre écrit.
Il avait été, dans le Paris de Saint-Germain-des-Prés et de Montparnasse, avant la guerre, un jeune écrivain prometteur. Au camp, ça se sait un peu, on le voit écrire. Il écrit pour le camp. Libéré, dans Paris occupé – et, sur ce sujet, la mise au point de Bernard-Henri Lévy est impeccable –, il tente de résister intellectuellement et activement, dans un groupe ; il échoue à l’agrandir ; il écrit donc, faute de mieux, des pièces de résistance. L’une, Les Mouches, que ses spectateurs alors et Bernard-Henri Lévy aujourd’hui comprennent très bien : « La vie humaine commence de l’autre côté du désespoir » ; l’autre, Huis clos, sur laquelle Bernard-Henri Lévy fait le contresens habituel en croyant que « l’enfer c’est les autres » est le fin mot de la conception sartrienne des rapports humains, alors que la formule vaut pour les rapports gangrenés par la mauvaise foi, ce qui est le plus souvent le cas, en fait, mais ne l’est pas nécessairement en droit.
Bernard-Henri Lévy, qui a une excellente connaissance des années 30, celle de L’Idéologie française, son meilleur livre, ne comprend pas le climat des années 50. Il ne veut pas voir que Sartre, à partir des années 40, prend sur la réalité le point de vue des plus démunis, parce que ce sont eux qui vivent la condition humaine nue, donc dans sa vérité. De 1945 à 1949, il a cru pouvoir faire pièce aux communistes par son seul pouvoir intellectuel. Quand la guerre de Corée éclate, quand les Russes s’équipent de l’arme atomique, l’alternative devient : la paix ou la disparition de l’espèce. Il choisit la paix, comme écrivain, parce qu’il a beau dire qu’il écrit pour son époque, il souhaite quand même que les livres soient lus, et peut-être les siens, sinon l’aventure humaine perd son sens. Or, en 1952, quel est des deux camps opposés le plus faible ? C’est l’URSS. Il choisit son camp, celui de l’Est, sachant plus ou moins, mais sachant, que ce camp est un camp de travail.
Mais, quoi ! l’Ouest a ses colonies, et c’est ici que Sartre mène son combat, pas là-bas. Il luttera pour la décolonisation, il ne peut le faire sans tenter de trouver des alliés, ce seront les communistes, même après l’écrasement de l’insurrection hongroise qu’il a vivement condamné. Il répondra à la demande des communistes italiens, quand même un peu moins bêtes que leurs camarades français, comme il a répondu à la demande des curés du camp, dans le même esprit unitaire. C’est pour eux qu’il se rend souvent en URSS, parce qu’il croit à la démilitarisation de la culture et à la coexistence pacifique. Sans abandonner ses propres positions philosophiques, mais en les repensant à la lumière d’une problématique nouvelle pour lui, celle de l’action du groupe dans l’histoire. Pour cela il écrit la Critique de la raison dialectique, se rend compte que c’est trop difficile pour un seul homme, se rabat sur le Flaubert pour savoir ce qu’il peut comprendre d’un écrivain en combinant les méthodes de la psychanalyse existentielle, de la sociologie marxiste et de l’analyse littéraire. L’ambition est belle, le résultat époustouflant. Lévy le dit, que c’est son grand livre, mais ne le montre pas assez.
Sartre s’est trompé sur la possibilité qu’aurait l’URSS de rattraper et de dépasser le niveau de vie des Américains. Depuis quand le savons-nous ? Et qui juge des « erreurs », au nom de quoi, et avec quelles connaissances de l’avenir ? Qui nous assure que la victoire américaine dans la guerre froide, que Sartre n’a pas connue, est une victoire pour le genre humain ? Voilà ce que je regrette, personnellement : que le livre si stimulant de Bernard-Henri Lévy ne prenne pas en compte cette logique de Sartre, fût-ce pour la contester. Il faudrait prendre une à une ses positions politiques et se demander : qu’aurait-il gagné, littérairement, philosophiquement, en prenant la position inverse ? Qui seraient devenus ses alliés ? En 1952, par exemple, Aron, les gens de Preuves, derrière eux les Américains ? Et qu’aurait-il écrit alors ? Du Aron, mieux écrit ? Ou, résolument minoritaire, rejoignant les gens de Socialisme ou barbarie, du Castoriadis avec style ? Ou fallait-il qu’il restât seul, à jamais Roquentin ? Pourtant, Bernard-Henri Lévy le voit bien, c’est la trajectoire de Sartre qui passionne, son mouvement et aussi ses fameux « tourniquets », cette spirale ascendante qui fait de lui « ce grand vivant ».
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