Sartre serait de retour. C’est façon de dire : ses ventes ne bougent pas, les polémiques s’usent. Un coup des médias, plutôt. Sous prétexte d’anniversaire, comme souvent : il y aura vingt ans en avril qu’une génération a pleuré, au cimetière Montparnasse, une certaine manière de lui parler de liberté et de justice. Plus que de retour, c’est de révision qu’il s’agit. La mort n’est pas le jugement sans appel, sur fond de salon tocard, que montrait Huis clos. Il y a place pour des retouches. Non par les grognards, trop impliqués. Par les enfants à l’œil neuf.

Trois livres de fils dominent le début de l’an 2000. Trois preuves qu’on pouvait sortir du dilemme Sartre-génie ou Sartre-égaré. Sans révérence ni concession, le voilà mis à sa place : celle d’un écrivain qui s’est beaucoup trompé, y compris sur lui-même en jurant, à la fin des Mots, que n’importe qui le vaudrait, mais dont les errements mêmes compteront.

On a trop épinglé le militant en délire. Les Trois aventures extraordinaires que retient Olivier Wickers (Gallimard) sont littéraires. Ce sont les paris pris sur l’absolu des livres à écrire, tout en en dénonçant l’inanité. De même, Philippe Petit fait mieux que plaider La Cause de Sartre (PUF) : il revisite le penseur qui aura assuré l’improbable lien entre Brunschvicg et Althusser, campé sur les confins inconfortables de la philosophie et du roman. Si la presse paraît donner la vedette au Siècle de Sartre, de Bernard-Henri Lévy, non, cela ne tient pas au fracas du lancement. (Ce non fait clin d’œil à la pluie de oui et de donc dont l’auteur parsème son texte, ne demandez pas pourquoi, pour rythmer la cavalcade, pour l’oreille, sa corydrane, il faut des manies à soi pour enchaîner les sauts d’obstacles d’un livre, vous savez !)… Donc, exclure les soupçons d’emphase. Le résultat est là. Il pèse 665 pages. De ces monuments voués à devenir pièce maîtresse dans une œuvre, axe qui se cherchait. Quelque chose comme son Idiot de la famille à lui, Lévy, son Prodige de la tribu, faudrait-il dire ; son Saint Genet, peut-être, par la sensation qu’il laisse d’avoir appliqué à Sartre l’utopie que ce dernier caressait, à propos du poète comme de Flaubert, d’épuiser son sujet.

Le mérite personnel n’est pas mince, de la part d’un camusien notoire, et traité naguère d’agent de la CIA par le « clan », de sauver l’écrivain de ses ennemis et de ses veuves, de lui rendre ses droits à la complexité. Lévy n’écarte aucun point gênant : le dandysme d’avant-guerre, aveugle au nazisme, aux fronts populaires ; le peu d’héroïsme guerrier ; les idioties pendables du compagnon de route sur les « masses » qui n’auraient pas été « prêtes » à recevoir le rapport Khrouchtchev, sur la « liberté critique en URSS », sur les crimes nécessaires aux accouchements révolutionnaires, sur Castro, Mao et la suite. Mais il n’a rien déniché d’« infamant », après enquêtes : rien qu’un post-gidien, post-nietzschéen, jouant au Valmont avec son Castor-Merteuil, saoulé d’anti-bourgeoisisme, victime, comme tant d’autres en tous sens, du besoin de s’enrôler qui saisit tôt ou tard l’intellectuel rivé à sa table, au banc de galère de l’œuvre impérieuse.

Il y a de la tendresse filiale, et une compréhension intime d’écrivain, dans l’explication – non l’excuse – trouvée à ces égarements. Le temps est passé où les engagés inavoués de droite peignaient l’engagé proclamé de gauche en Diogène grotesque de Billancourt, en terroriste des Lettres, en bourreau louchon, et où il fallait bien rendre les coups. Il y a plus urgent et riche désormais : inscrire Sartre dans le parcours des descendants, au milieu des « cas » qui suivirent, tirer au clair les déclarations de haine à la pensée contre laquelle toute pensée se bâtit, les adieux à la littérature dont se nourrit toute littérature, la fureur contre les mots d’où procède toute phrase.

Sartre n’aura pas été Stendhal ni Spinoza. Là-dessus, contrat manqué. Et il n’a guéri ni de sa névrose ni de soi. Reste de lui ce qu’on pouvait écrire de plus complet, donc de plus romanesque, sur soi (Les Mots), et, comme en cachette du révolutionnaire revenu de l’écriture, sur Flaubert, avec Marx et Freud pour guides. Bernard-Henri Lévy relève le même défi de complétude à propos de Sartre, et au-delà de lui. Sans songer à l’exonérer de ses déconnades, il nous aide à comprendre comment le petit homme et sa génération ont pu s’égarer à ce point. Il rend compte d’une aventure et d’une déchéance qui furent celles d’une époque, tout en sauvant la hantise somptueuse des Livres.

Grâce au cadet, à sa compétence de philosophe et de frère en folie d’écrire, Lévy fait sonner juste le testament du Frantz des Séquestrés, sorti d’un magnétophone sur une scène vidée d’Histoire : « J’ai pris le siècle sur mes épaules, et j’ai dit : j’en répondrai. »


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