Merci, Edward Sullivan, merci de ces mots de bienvenue. Et merci d’avoir exhumé, dans votre présentation de mon travail, ces deux petits livres qui ne sont pas les plus connus de mes livres et qui sont des textes sur Piero della Francesca et Mondrian. Je n’ai pas pu assister au début de vos travaux et je le regrette – mais j’arrive, apparemment, à temps pour traiter de ce sujet sensible entre tous qu’est la question du rapport de Sartre aux juifs, à la question juive, au nom juif, au nom de juif.

Toutes les questions sartriennes sont, je le sais bien, et par définition, des questions délicates et sensibles. Je lisais encore hier, dans le New York Times, un article sur les relations de Simone de Beauvoir et Sartre. C’était un article qui faisait la une du supplément culture du journal. Et le ton du papier, ainsi que le ton des témoignages et déclarations qu’il citait, montraient bien que, vingt, trente, cinquante ans après, on est encore, là, à proximité d’une matière hautement inflammable et fissile. De même pour la question de l’attitude de Sartre pendant les années pétainistes. Vous connaissez, n’est-ce pas, ma thèse sur le sujet ? Ce n’est, d’ailleurs, pas une thèse mais la stricte vérité : le Sartre de Sous la botte et de Socialisme et Liberté, l’ami de Cavaillès et de Desanti, s’est plutôt très bien conduit pendant cette sombre période et s’est incontestablement engagé dans la résistance antinazie. Or idem, donc, pour cette affaire de Résistance de Sartre qui, chaque fois qu’elle est abordée, fait débat et déchaîne les passions. Eh bien il en va de même pour cette question-ci qui est la question de Sartre et les juifs. C’est l’une des questions de plus haute tension, c’est l’une des questions, je le répète, les plus explosives du champ des études sartriennes. Et je vous sais gré, cher Tom Bishop, cher Dean Sullivan, chers amis de NYU, de m’avoir donné l’occasion d’y revenir et, peut-être, de l’approfondir.

Elle est explosive, déjà, parce que, dès qu’elle est évoquée, dès que l’on prononce ces mots, juste ces mots, « Sartre et les juifs », on a, comme toujours, mais peut-être plus que toujours, deux positions radicalement adverses qui se dégagent. D’un côté il y a ceux qui, comme Claude Lanzmann, comme Robert Misrahi, comme Jean Daniel, nous assurent que la parution des Réflexions sur la question juive fut un événement libérateur, une cérémonie de naissance ou de renaissance ; il y a ceux, oui, qui, comme le futur auteur de Shoah, racontent comment, après la lecture des Réflexions sur la question juive, ils se sentirent respirer autrement, marcher autrement, être autrement – ils reprirent l’habitude, confient-ils, d’aller la tête haute et, grâce à ce livre, de n’avoir jamais plus la tentation de la baisser ; il y a tous ces jeunes juifs de 1946 qui, pour certains d’entre eux, sortaient des maquis et de la résistance antifasciste, il y a ces jeunes juifs souvent héroïques et dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’avaient pas particulièrement courbé l’échine ou baissé la tête – et pour qui la parution de ce petit livre fut néanmoins vécue comme un événement énorme, un baptême, une grâce dont la fonction fut de leur rendre, encore et encore, l’honneur et la fierté d’eux-mêmes. Les Réflexions ? Une prodigieuse machine, se souviennent ces juifs-ci, à tenir l’échine et la nuque définitivement raides et droites.

Et puis vous avez, en face, d’autres intellectuels – il faut les citer, eux aussi – comme Henri Meschonnic, comme Pierre Birnbaum, ou, ici même, il y a sept ans, dans un colloque sur les Réflexions sur la question juive, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’édition américaine du livre, comme Susan Suleiman, qui nous disent, au contraire, qu’ils ne peuvent pas, aujourd’hui, avec le recul, relire ce texte de Sartre sans ressentir un réel malaise. Je n’étais pas à ce colloque de 1998 mais j’en ai lu les actes. Et je dois dire que le texte, par exemple, de Susan Suleiman est un bon texte, de bonne tenue, mais qui crée, lui- même, un certain malaise. Est-il possible de dire, comme elle le dit, qu’il y a une symétrie parfaite, dans les Réflexions sur la question juive, entre la position de Sartre et la position du SS ? Est-il raisonnable d’affirmer, comme elle le fait et comme elle le refera, plus tard, avec plus de violence encore, dans le colloque organisé, à propos de Sartre et la question juive, par cette maniaque de l’antisartrisme primaire qu’est devenue Ingrid Galster, est-il raisonnable d’affirmer que l’usage même du signifiant « question » dans la formule « la question juive » suffit à instiller dans le discours sartrien quelque chose du dispositif qu’il prétend démonter ? Est-il acceptable de soutenir, comme ils le font tous, Pierre Birnbaum comme Susan Suleiman, qu’il y a une contamination du texte sartrien par la problématique de la race et du racisme que lui léguait en quelque sorte, fût-ce à son insu et de façon contingente, l’air du temps des années 40 ? Acceptable ou non, c’est un fait. Et, de même qu’il y a des gens pour qui le texte sartrien est un texte libérateur, de même vous en avez d’autres, vous avez des spécialistes de l’œuvre de Sartre, voire, parfois, des sartriens, pour voir ce même texte comme un texte compromis, corrompu, un texte partageant les pires présupposés du dispositif qu’il avait, en principe, la tâche de détruire – des mots, une rhétorique, un portrait du juif, une caractériologie qui, comme dans Les Chemins de la liberté, flirte dangereusement avec le racisme, des réflexes enfin.

Voilà. C’est cela qui attire, déjà, l’attention. Et c’est de mon malaise face à ce malaise, de mon malaise et de mon embarras face à cette opposition des deux points de vue, que je voudrais aujourd’hui partir.

Qu’est-ce qui est vrai, d’abord, dans le « second » point de vue ? A-t-il, comme on disait dans ma jeunesse, un « noyau rationnel » et lequel ?

Ce qui est vrai c’est que, lorsque l’on relit les Réflexions avec le regard d’aujourd’hui et à partir de ce que nous savons aujourd’hui, on ne les lit pas comme elles furent lues au moment de leur parution. Susan Suleiman, dans son intervention de 1998, a d’ailleurs l’honnêteté de dire que, ce malaise dont elle parle, c’est aujourd’hui qu’elle le ressent, vraiment aujourd’hui, et qu’elle n’en eut pas conscience à l’époque de sa première lecture. Lecture en 1946, lecture en 1998… Une lecture libératrice il y a cinquante ou même soixante ans – une lecture difficile, embarrassante, troublante, à l’âge contemporain… Pourquoi pas ? Ne savons-nous pas cela depuis toujours ? Il y a des textes de Borges sur cette question. Il y a de belles pages de Borges sur cette idée qu’il y a une histoire de la lecture et que cette histoire a au moins autant d’importance que l’histoire de la production des textes et de la littérature. Alors, oui. Peut-être est- on, là, en effet, au cœur d’un événement typique de cette thèse borgésienne. Peut-être est-ce une séquence particulièrement tendue, particulièrement riche, de cette relation entre l’histoire de l’écriture et l’histoire de la lecture. Ce qui est exact en tout cas c’est que, quand on relit ce texte aujourd’hui, on ne peut pas ne pas être sensible, dans le lexique sartrien, dans la tonalité du texte, dans certains tours de sa syntaxe, à un je ne sais quoi qui trahit, je ne dirai pas une contamination du texte par l’antisémitisme régnant de l’époque, je ne dirai pas cela, non, mais des échos tout de même très étranges et qui, même s’ils n’apparaissaient pas aux contemporains, ne peuvent pas ne pas nous sauter, nous, aux yeux.

Ceci, soyons francs, est inévitable pour n’importe quel auteur. Je ne vois pas quel auteur peut prétendre échapper complètement à l’esprit et aux préjugés de son temps. Et j’ai envie de dire que, ce qui est inévitable pour n’importe quel auteur, l’est presque plus encore pour quelqu’un qui, comme Sartre, a toujours assumé, que dis-je ? théorisé, le fait de faire une œuvre de circonstance, baignée dans la circonstance et tributaire des aveuglements et des clichés de la circonstance. Mes livres, n’a-t-il cessé de dire, on devrait les consommer, c’est- à-dire les lire, comme on mange des bananes, au pied de l’arbre, sans attendre, dans l’instant même de leur maturation et de leur écriture. Mes textes, insiste-t-il, sont des textes de combat, écrits sur le terrain, à lire donc sur le terrain et qui ne peuvent pas ne pas subir, par conséquent, l’effet du terrain où ils prennent racine et se déploient. Il y a toute une théorie sartrienne de la situation, autrement dit, qui s’applique à son travail de philosophe et d’écrivain autant que de polémiste, et qui fait qu’il aurait été le premier surpris si on lui avait dit de n’importe lequel de ses opus qu’il trônait en majesté, inattaquable, inatteignable, dans je ne sais quel ciel, ou olympe, ou empyrée, dégagé des contingences et des contraintes du moment…

Eh bien, dans cette affaire du texte de 1946, je crois que l’on est très précisément en présence de cette logique. Voici tout ce corpus logique ou prélogique qu’il dénonce et déconstruit. Voici tout ce bruissement de langues qui est le bruissement de ce temps qui est le sien, le temps des années 30, et de leur antisémitisme frénétique. Voici cette infection de haine antijuive que l’on retrouve, au moment de la parution des Réflexions sur la question juive, chez tant de grands auteurs, dans tant de grands textes, à commencer, c’est un exemple, par le Journal de Gide et les propos extravagants que, dans le secret plus ou moins destiné à le demeurer de ce Journal, il continue de tenir sur les juifs. Telle est la « situation » des Réflexions. Tel est le bain de mots dont il entend s’extraire, nous extraire mais où, pour une part, il barbote encore. En sorte que tout se passe comme si Sartre, travaillant dans ce corpus-là, au corps-à- corps avec ces thèmes-là, tout se passe comme si, baignant dans ce portrait du juif tel que le lui lègue et le lui impose, dans l’imaginaire du moment, le discours antisémite dominant, tout se passe comme si Sartre, donc, n’en finissait pas de se défaire de tout cela et, en même temps, forcément, d’y succomber.

Ainsi des pages des Réflexions où il essaie de montrer qu’il y a une contradiction dans le discours de l’antisémite et dans le portrait du juif qu’il produit, entre le goût juif de l’introspection et son âpreté au gain. Comment peut-on être les deux à la fois, demande-t-il ? Comment le juif peut-il être cet être de l’intime, douloureux, frémissant, vivant son malheur dans le secret et comment peut-il être ce rapace, partant à la conquête du monde, écrasant les humbles et les petits ? Est-ce que le préjugé antisémite ne se mord pas la queue ? Est-ce qu’il ne devrait pas se montrer un peu plus raisonnable et cohérent ? Tel est le dire de Sartre. Mais on voit bien comment, ce disant, et croyant bien dire et bien faire, il prend pour argent comptant toute une part de la bêtise antisémite.

Ainsi, avant les Réflexions, de ces romans où je suis bien obligé d’admettre que le premier personnage de juif (je pense à L’Age de raison) se trouve être un avorteur ; que le personnage de Sarah (L’Age de raison toujours) nous est présenté sous des traits quand même assez terribles ; que le diamantaire Birnenschatz, si fier de contempler, admirer et donner à admirer (dans Le Sursis) le vrai visage « français » de sa fille chérie est une caricature de juif pour antisémite. Tout cela n’est pas bien brillant. Et il est difficile, quand on tombe sur des pages de ce genre, de donner complètement tort aux tenants de la ligne Suleiman…

Et ainsi, encore, de cette affaire si étrange, si énigmatique et d’ailleurs jamais tout à fait éclaircie de l’exergue de La Nausée – vous savez, la fameuse phrase sur l’« individu sans importance collective » etc. Elle est tirée de Céline, cette phrase, chacun le sait. Mais ce que l’on sait moins c’est qu’elle n’est pas tirée de n’importe quel texte de Céline. Ce que l’on sait moins c’est que cet exergue de La Nausée est tiré, non pas de Voyage au bout de la nuit, mais de ce brouillon de Voyage au bout de la nuit, antérieur de quelques années au chef-d’œuvre, qui n’est pas un roman mais une pièce de théâtre et qui s’appelle L’Eglise. Or c’est quoi L’Eglise ? C’est un texte qui a pour particularité, contrairement au Voyage, d’être imprégné, infecté, par une passion, une haine, dont Céline va se débarrasser ensuite, jusqu’à Bagatelles pour un massacre, mais dont il y a là la première occurrence sérieuse et qui est la passion, la haine antisémite. Et la phrase choisie par Sartre, la phrase donnant son exergue à La Nausée, est tirée de l’acte III de la pièce qui est l’acte antisémite par excellence de cette pièce antisémite – c’est-à-dire l’acte où l’on voit le héros, Bardamu, ébauche du personnage du Voyage, qui, après son étape new-yorkaise, après son étape africaine, se retrouve à Genève, au cœur de la Société des Nations, occupé à déjouer les manœuvres, les noirs complots de ces trois juifs abominables que sont Moïse, Mosaïk et Yudenzweck. Le plus énigmatique dans cette affaire, c’est que Sartre a toujours dit qu’il avait cité cette phrase de seconde main. Or Jacques Lecarme a établi qu’il n’était pas possible, justement, que Sartre en ait eu ce genre de connaissance de seconde main car, dans aucun des textes de seconde main auxquels il a pu avoir accès, dans aucune des rares recensions de la pièce publiées dans la presse sur le moment, cette phrase n’est apparue. Sartre, autrement dit, a lu L’Eglise. Il a lu son acte III. Il en a lu les passages antisémites les plus abjects. Et c’est donc en connaissance de cause qu’il y a prélevé ces quelques mots pour en faire l’exergue de La Nausée.

Bref, il y a tout cela.

Il y a ce bord-à-bord, sur ce thème du judaïsme et des juifs, entre la pensée Sartre et cet aspect de la « pensée » de son temps qu’est le préjugé antisémite.

Il y a, sinon dans les Réflexions elles-mêmes, du moins dans les textes antérieurs, toute une imprégnation par le cliché antisémite dont je suis bien obligé d’admettre qu’il peut sembler, parfois, donner raison à Suleiman et aux autres.

C’est le point de départ.

Mais, en même temps, il y a autre chose.

Il y a, non seulement autre chose, mais le contraire.

Il y a (et c’est ce qui donne raison, une fois pour toutes, aux gens comme Claude Lanzmann) toute une série d’effets qui font de la parution de ce petit livre une véritable « cérémonie de la naissance ».

Car enfin prenons vraiment, et jusqu’au bout, le point de vue de l’époque. Lisons-le vraiment, ce livre, avec les yeux du mangeur de bananes de 1946. C’est un temps, je vous le rappelle, où, quand on rend hommage, par exemple, à Gabriel Péri, quand on célèbre ce martyr fusillé par les Allemands, on omet systématiquement les noms, et jusqu’à l’existence, de ses trois compagnons, fusillés avec lui, et qui étaient juifs. C’est un temps où, lorsque Maurice Thorez est interviewé par une radio française ou une radio soviétique, quand il égrène la liste des fusillés qui sont l’honneur, la gloire et la raison d’être du Parti communiste, il prend bien soin de souligner que ce sont des noms français, des noms d’ancienne France, des noms de vieux et noble lignage français. C’est une époque, c’est un contexte, où, sur l’autre bord politique, un philosophe comme Gabriel Marcel peut, en 1946 toujours, quelques mois avant la publication des Réflexions sur la question juive, exhorter ses compatriotes juifs à plus de pudeur et de décence, oui, il dit bien pudeur et décence – il leur dit exactement : « exhiber vos blessures et même vos décorations serait perçu par vos compatriotes comme un défi et une insolence ; faites-vous oublier, s’il vous plaît ; effacez-vous ; nous prenons d’ailleurs, nous-mêmes, les devants ; nous vous effaçons nous-mêmes de cette mémoire en train de se constituer, de cette mémoire du martyre, de cette mémoire de la résistance… » Dans cette époque- là, dans cette France-là, on célèbre la geste des combattants antinazis, mais l’idée même que des hommes aient pu être déportés parce qu’ils étaient juifs, et l’idée même, aussi, qu’ils aient pu se battre en tant que Français mais aussi en tant que Juifs, l’idée que la « question juive » comme disaient les Xavier Vallat, les Jean Giraudoux et les autres, ait pu avoir quelque chose à voir avec ce cauchemar et qu’elle ait pu surdéterminer l’affrontement de la France éternelle et de la bête nazie, cette idée-là est une idée que l’on écarte avec un acharnement dont nous avons peine, aujourd’hui, à deviner la force. Eh bien, dans ce climat- là, le simple fait d’écrire les Réflexions sur la question juive, le simple fait de rappeler qu’il y a des dizaines de milliers de Français qui, parce qu’ils étaient juifs, ne sont pas rentrés des camps de la mort, le simple fait de rappeler cela quand on est le plus grand écrivain français de son temps, le plus glorieux, le plus à la mode, est un acte révolutionnaire, d’une puissance inouïe, d’un effet de scandale insensé.

Se trouvera-t-il quelqu’un, demandaient Sartre et Aron, dans le numéro un des Temps modernes, pour souhaiter la bienvenue, pour adresser le salut de la France, à ces juifs rentrés des camps ? Eh bien oui, il s’en trouve un. Et cet un c’est Jean-Paul Sartre dans les Réflexions sur la question juive. Voilà le premier geste des Réflexions. Un geste d’amitié. Un geste de générosité. Un geste qui, d’ailleurs, fait écho, pour les contemporains, à un autre texte un peu antérieur : un texte de La République du silence où l’on trouvait une toute petite phrase, très simple, qui, aujourd’hui, avec le recul, ne nous fait pas tellement d’effet mais qu’il faut essayer d’entendre avec l’oreille de ce temps-là. Dans La République du silence, Sartre parlait de « cette époque » où l’on « nous déportait en masse comme travailleurs, comme prisonniers politiques, comme juifs ». Entendez bien ces mots. Cette époque où l’on nous déportait en masse – nous, il dit bien nous, y compris lui, Sartre, par conséquent – comme travailleurs, comme prisonniers politiques et comme juifs. Je crois que réfléchir à cette question de Sartre et les juifs, c’est d’abord essayer d’imaginer l’écho, la puissance, la violence, l’effet de scandale d’une profération de cette espèce. Un grand philosophe français, un immense écrivain, déjà au faîte de la célébrité, dit « nous » pour parler des héroïques martyrs de la Résistance et des petits juifs de la rue des Rosiers, rentrés des camps. Il dit « nous » pour parler, ensemble, des héros et des juifs qui sont aussi, parfois, des héros mais qui, parfois, ne le sont pas et n’en participent pas moins du même « nous ». C’est un événement énorme. C’est un événement de pensée véritable. Et c’est un événement dont je vous demande d’essayer d’imaginer le fracas et l’écho.

On dit – c’est un autre argument de ceux qui ressentent un certain malaise à la relecture des Réflexions sur la question juive : et Auschwitz ? d’où vient que Sartre ne parle pas d’Auschwitz dans les Réflexions sur la question juive ? Là aussi, sans tomber dans le relativisme et tout expliquer par le contexte, je voudrais vous inviter à lire les textes en sens direct – à la lumière, non pas de la pensée de cinquante ans après, mais de la pensée du moment. Ils disent quoi, ces textes, lorsqu’on essaie de les resituer dans leur véritable contexte qui est celui de l’année 1946 ? C’est un temps où André Malraux ne prononce pas le mot Auschwitz. C’est un temps où Albert Camus, dans ses éditoriaux de Combat, ne prononce pas le nom d’Auschwitz. C’est un temps où le livre de Primo Levi, Si c’est un homme, a les plus grandes difficultés à trouver un éditeur et, une fois qu’il l’a trouvé, à percer ce mur de silence et de gêne qui s’interpose entre sa parole et le monde. C’est un temps où Robert Antelme lui-même, dans L’Espèce humaine, ne fait pas, ou fait à peine, la distinction si essentielle entre camps de concentration et camps d’extermination. C’est un temps où, en gros, quand on pense camps, quand on pense déportation, quand on pense nazisme, on pense, pour aller vite, Buchenwald (symbole de la déportation politique) et non Auschwitz (symbole du martyre de ceux qui connurent la mort simplement parce qu’ils étaient nés juifs). C’est comme cela. C’est cela, la vérité du moment. Alors, Réflexions sur la question juive ne parle pas davantage d’Auschwitz. Le signifiant Auschwitz, dans Réflexions sur la question juive, n’est pas plus présent qu’ailleurs. En revanche, elles parlent des chambres à gaz de Maïdanek. Oui, oui, les chambres à gaz. En ce moment qui est aussi celui où Maurice Bardèche commence de publier ses premières petites cochonneries, en ce moment où la jonction se prépare entre ce bord-là du spectre politique et idéologique (en gros, l’extrême droite) et les socialistes dévoyés qui, comme Paul Rassinier, s’apprêtent à lancer les premières flammèches de ce qu’on appellera plus tard le révisionnisme, les Réflexions sur la question juive parlent des chambres à gaz de Maïdanek. A deux reprises, oui, à deux reprises, cela fait partie des petites maladresses stylistiques de Sartre qui, comme vous savez, écrivait vite, trop vite, à la diable, et ne se relisait pas toujours, elles parlent à deux reprises, ces Réflexions sur la question juive, de tout « ce sang juif » versé à Maïdanek et qui – je cite – « retombe sur nos têtes ». Sartre a été prisonnier de guerre. Il a fondé, je l’ai dit, Sous la botte puis Socialisme et Liberté. Et voilà que, alors qu’il a fondé ou cofondé ces groupes de résistance à l’occupant, et les feuilles qui vont avec, il ne trouve rien de mieux à faire, maintenant, qu’effrayer les bons Français avec cette histoire de sang juif qui est en train de leur retomber sur la tête. Il ne dit pas Auschwitz, d’accord. Mais il dit chambres à gaz. Il dit (car c’est bien cela que veut dire cette affaire de sang juif qui nous retombe sur la tête) : culpabilité collective face à un désastre, un massacre, une extermination, sans précédent dans l’histoire des hommes. Il est le seul, en d’autres termes, à briser le tabou, à dire les choses – il est le seul grand philosophe français qui, à ce moment-là, apparaisse comme véritablement contemporain d’Auschwitz et de l’après-Auschwitz.

Il y a quelqu’un qui, d’ailleurs, sur le moment même, ne s’y trompe pas. Il y a quelqu’un qui entend ce que dit Sartre, qui entend ce qu’entend Sartre mais qu’il ne dit pas tout à fait. Il y a quelqu’un qui, si vous préférez, va reconstituer la ligne manquante du livre et va finir par écrire, à propos des Réflexions sur la question juive, ce nom manquant d’Auschwitz. Ce quelqu’un n’est pas un ami de Sartre. C’est un grand écrivain, lui aussi ; c’est un penseur avec lequel Sartre a déjà eu et aura encore des relations conflictuelles ; mais c’est quelqu’un qui publie, dans Critique, quelques mois après leur parution, un très important article sur les Réflexions sur la question juive. Il s’appelle, ce quelqu’un, Georges Bataille. Et qu’est-ce qu’il dit, Georges Bataille ? Qu’est-ce qu’il entend pour entendre ce que dit sans le dire le texte de Jean-Paul Sartre ? Il dit – le texte est très connu ; il sonne familièrement, j’en suis sûr, à vos oreilles ; mais je vous demande, vraiment, d’en réentendre chaque mot, chaque syllabe – qu’il y a « dans le fait même d’être homme » un « élément lourd, écœurant, qu’il est nécessaire de surmonter ». Il ajoute que jamais ce poids, cet écœurement, cette répugnance, n’ont été si lourds que depuis Auschwitz. Et il ajoute encore, quelques lignes plus loin, toujours à propos du texte de Sartre, toujours dans le cadre de ce compte rendu critique du livre de ce rival pas tellement ami malgré quelques parties de rigolade chez Michel Leiris en 1944, il ajoute, dis-je, quelques lignes plus bas, que l’image de l’homme est inséparable désormais d’une chambre à gaz. Les Réflexions sur la question juive, je le répète, est un geste d’amitié et de salut adressé aux juifs de France. C’est un geste qui, néanmoins, ne va pas au bout du travail de deuil et de vérité puisque l’on n’y trouve pas le nom d’Auschwitz. Mais voilà. Il suscite chez quelqu’un qui sait lire, c’est-à-dire chez Georges Bataille, ce commentaire-là. Il suscite cette thèse que l’on retrouvera sous d’autres formes chez les philosophes de l’Ecole de Francfort et qui nous dit, en gros, que vient de se produire une césure dans

l’histoire de l’humanité et que, à partir de cette césure, « homme » veut dire aussi « chambre à gaz », que la chambre gaz fait partie de la définition moderne de l’humanité. Voilà ce que dit Georges Bataille. Voilà ce que, selon Georges Bataille, dit Jean-Paul Sartre dans les Réflexions sur la question juive. Et voilà ce que, de fait, dit le livre de Sartre – les critiques, les « grandes » critiques, les comptes rendus critiques qui ne sont pas seulement des comptes rendus mais forment comme un appendice, un supplément, un paratexte s’ajoutant au texte, ne finissent-elles pas par faire corps avec le texte, participer de son sens, l’éclairer ? Alors à plus forte raison, n’est-ce pas, quand le compte rendu est signé d’un nom comme celui de Georges Bataille ?

C’est la première chose.

Mais les Réflexions sur la question juive, ce n’est pas seulement un salut. Ce n’est pas seulement un geste de bienvenue et d’amitié avec le nom d’Auschwitz écrit à l’encre sympathique. Ce n’est pas seulement un acte de générosité. C’est aussi un geste, un livre, de combat. C’est aussi une façon de mener, poursuivre, la bataille. C’est aussi un corps-à-corps, un affrontement terrible et sans merci, dans le marais de la langue des autres, dans les marécages de la pensée des crétins. C’est aussi une joute difficile, risquée, où l’on court le risque, à tout moment, de se faire éclabousser, avec cette saloperie dont je parlais tout à l’heure et qui s’appelle l’antisémitisme.

Alors, Sartre, mauvais combattant anti-antisémite ? Sartre, trop tiède face à l’antisémitisme de son époque ? Sartre compromis, parce qu’il y a trop barboté, dans le préjugé environnant ? Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. Je ne crois pas, non, que l’on puisse dire les choses ainsi. Car Sartre, ici, va dire trois choses. Sartre va accomplir trois gestes. Et ces trois gestes font de ce petit livre une machine de guerre formidable – l’une des machines de guerre les plus formidables qui soient, car les plus performantes, pour contrer l’antisémitisme. Eh oui…

Il dit d’abord, comme vous savez, que l’antisémitisme n’est pas une opinion mais un délit. Il le dit, notez-le bien, à une époque où la plupart des écrivains français, quand ils opinent sur la question, laissent passer un petit peu de cet antisémitisme. Ce ne sont pas tous des Céline, d’accord. Mais enfin, cela fait partie de l’opinion générale. C’est une part du bagage de l’honnête homme de lettres de la première partie du XXe siècle. Et c’est très exactement d’ailleurs ce que Gide reproche à Sartre dans son Journal : il lui reproche de rompre avec cela ; il lui en veut d’exercer une sorte de censure, en la matière, sur la pensée française ; « alors, quoi ? objecte le vieux Gide au jeune Sartre, on ne pourrait plus penser comme on veut ? on ne pourrait plus opiner qu’il y a, dans l’être-juif, quelque chose qui est antipathique au lien social français ? on n’aurait plus le droit, tout à coup, d’antisémitiser en rond ? » Eh bien non, répond Sartre. Car l’antisémitisme n’est pas une opinion. C’est un délit. C’est un crime. Et c’est un crime impardonnable. Je veux bien, là encore, que Sartre soit trop « mou », trop « timide », etc. Mais enfin… On est en 1946. On est à un moment où, contrairement à tout ce que l’on veut nous faire croire aujourd’hui, la société française est beaucoup moins vaccinée contre l’antisémitisme qu’elle ne l’est devenue depuis. C’est ma conviction, oui, par parenthèse. Je pense que l’on a, depuis ce temps, fait beaucoup, beaucoup de progrès. Je lis ici et là, et notamment ici, dans la presse américaine, des tombereaux d’articles qui nous disent que la France n’a jamais été aussi antisémite. Eh bien non. Je ne le crois pas. Je crois qu’il y a de nouvelles formes d’antisémitisme, bien sûr, qui, en France comme ailleurs, sont en train d’éclore et de prospérer. Mais je crois que, au total, la France l’était beaucoup plus – antisémite – en 1946, au sortir des camps de la mort, qu’aujourd’hui. Et, en 1946 donc, Sartre vient dire cela, il vient le dire tranquillement, posément – il vient dire que l’antisémitisme n’est pas une opinion mais un délit.

Il dit une deuxième chose. Pareil, l’air de rien, l’air de ne pas y toucher, il dit une deuxième petite chose qui va avoir des effets considérables. Il dit : l’antisémitisme, ce n’est pas l’affaire des juifs, c’est l’affaire des antisémites. Oui, cela aussi est énorme. Parce que la pensée française des années 1930, la pensée française du XIXe et du début du XXe siècle, la pensée française de Toussenel, Vacher de Lapouge et peut-être aussi, pour le coup, de quelques-uns de leurs épigones d’aujourd’hui, a une vraie propension à croire que l’antisémitisme, le délire, le délit antisémites, c’est un truc compliqué ; qu’on ne peut pas l’aborder avec des idées trop simples ; qu’on ne peut pas le traiter d’une manière manichéenne ; que chacun y a un peu sa part ; que c’est une responsabilité partagée ; et qu’il y a dans l’attitude, le mode de pensée, l’être-au- monde des juifs quelque chose qui fait que l’antisémitisme est, aussi, un peu leur affaire. Je vous donne un exemple récent. Je fais une petite digression mais l’exemple est d’autant plus probant qu’il est tout à fait récent. Récemment donc – et je le dis ici parce que je l’ai dit publiquement, que j’y ai consacré un bout d’article et que l’intéressé m’a répondu dans son journal – récemment, un journaliste français du journal Libération qui s’appelle Monsieur Marcelle, Pierre Marcelle, a écrit, à propos de l’affaire des synagogues de Gaza vandalisées et incendiées par la foule palestinienne après le départ des troupes israéliennes, que ce n’est pas bien du tout d’incendier des synagogues, mais que la faute est partagée, que chacun y a eu sa part et que la plus grosse part revient aux Israéliens eux-mêmes qui n’avaient qu’à pas laisser leurs synagogues comme ça, vides, abandonnées – si les synagogues brûlent, a dit Monsieur Marcelle, ce n’est pas la faute des incendiaires mais de ceux qui ne les ont pas détruites, avant de partir, au bulldozer. Alors, bon. Peut-être qu’il aurait mieux valu les détruire, en effet, ces synagogues. Peut-être que les rabbins sont des gens bizarres, trop scrupuleux, trop attachés à leurs lieux de culte, et que, vous ou moi, à leur place, cela n’aurait fait ni une ni deux, on les aurait cassées avant de s’en aller. Peut-être même – là, pour le coup, c’est mon avis – qu’il ne fallait pas les construire du tout et qu’il n’aurait jamais fallu installer des « colonies », donc des synagogues, à Gaza. Mais c’est une autre histoire. Les rabbins, à tort ou à raison, ont pensé, d’abord, qu’il fallait bâtir ces synagogues et, ensuite, en un deuxième temps, qu’une synagogue ça ne se détruit pas au bulldozer. Et le fait est que, à partir de là, il y a eu un acte de vandalisme d’une très grande violence qui a fait casser ces synagogues – et le fait est qu’il se trouve des journalistes pour, face à cet acte de vandalisme inexcusable, venir nous dire : c’est la faute aux Israéliens ; c’est la faute, non aux vandales, mais aux vandalisés et, par extension, aux juifs. Alors, pourquoi je rappelle cet exemple qui est un exemple contemporain et trivial ? Parce que c’est encore plus comme cela en 1946. Cet an de grâce Mille neuf cent quarante-six, c’est vraiment un moment où la doxa veut que les juifs soient obscurément responsables de ce qui vient de se produire et qui les a si tragiquement affectés. Ce n’est pas bien, ce qui leur est arrivé. C’est trop. Beaucoup trop. Fallait pas en faire autant. Fallait leur taper sur les doigts, les mettre un peu à l’écart, les sanctionner, mais pas ça, pas les chambres à gaz, pas les camps de concentration et d’extermination. D’ailleurs est-ce que nous, les Français, on n’en a pas sauvé un sacré paquet ? Est-ce que la France n’est pas le pays d’Europe qui en a sauvé le plus ? Oui, bien sûr, la France en a sauvé. Et c’est ce qui lui permet de dire, là, tranquillement, avec toute la bonne conscience du monde, que ce qui leur est arrivé ne leur est pas arrivé par hasard. Les victimes, pour les gens qui raisonnent et parlent ainsi, sont souvent un peu responsables des crimes de leurs bourreaux. Et, dans le cas des juifs, c’est encore plus vrai qu’ailleurs, la règle se vérifie avec un éclat sans pareil : l’arrogance, l’insolence, le particularisme des juifs, leur manière de se tenir à l’écart, de camper à part des nations, leur cosmopolitisme, leur défaut de communion nationale, tout cela, à en croire les meilleurs esprits de l’an de grâce Mille neuf cent quarante-six, a donné, sinon des armes, du moins des arguments à l’hitlérisme… Bon. Alors, face à cela, face à cette idée qui est l’idée régnante et que vous trouvez chez un très grand nombre de publicistes, plumitifs, ou même grands écrivains français de l’époque, Sartre dit juste cette petite chose très simple mais, je le répète, énorme : il dit que l’antisémitisme, c’est l’affaire des antisémites. Plus d’inversion des rôles. Plus de jeux pervers entre la victime et le bourreau. Plus de désir d’être victime chez les victimes et plus d’excuse pour les bourreaux. L’antisémitisme est l’affaire des antisémites. L’antisémitisme n’a rien à faire ni à voir avec les juifs. Cette phrase, pour moi, mais pour le moi qui essaie, en pensée, de se projeter dans le climat de 1946, est une phrase gigantesque. C’est une phrase qui dynamite le cœur même, le nœud, du préjugé.

De même qu’une troisième petite phrase, une troisième proposition sartrienne, qui se trouve être au cœur des Réflexions sur la question juive et qu’on lui a d’ailleurs reprochée au colloque de 1998 – alors qu’elle est, au contraire, ce qui donne tout son prix à ce livre : l’antisémitisme c’est plus qu’une opinion ; c’est, même, un peu plus qu’un délit ; ce n’est même pas, comme croient ceux qui ont lu Edouard Drumont ou Mein Kampf, une politique ou une technique ; bien sûr, c’est aussi cela ; bien sûr, ce qui fait la nouveauté de cet antisémitisme-là, ce qui fait sa force de disruption par rapport à toutes les étapes antérieures de son histoire, c’est que la technique s’en est mêlée, la modernité technique, l’industrialisation de la mort ; mais bon ; ce que dit Sartre c’est qu’avant d’être cela, tout cela, l’antisémitisme est une passion et que c’est même cette sorte de passion très particulière que l’on appelle une religion. L’antisémitisme ce n’est pas une politique, martèle-t-il. Ce n’est pas une gestion mortifère des corps. Ce n’est pas une technologie, une industrie du crime. C’est une religion. Vraiment une religion. C’est-à-dire, au sens étymologique, une manière de lier les gens entre eux, une manière de faire de la société, une manière de les faire, à peu de frais, communiquer et se comprendre. Sartre dit cela de façon très claire. Et il le dit en utilisant un mot ou, plutôt, une expression dont vous savez la fortune sartrienne ultérieure. Il le dit en utilisant, dans ce premier contexte, le concept de « groupe en fusion ». Le groupe antisémite c’est la forme même du groupe en fusion, dit-il. L’antisémitisme c’est une façon de faire monter très fort, très haut, la température de fusion du groupe. Vous voulez une bonne température de fusion pour le groupe ? Vous avez – vous aurez – la révolution. Vous avez – vous aurez – ce que le Sartre des années 60 appellera le groupe en fusion et qu’il définira dans l’horizon politique et théorique de la fraternité-terreur. Mais vous avez aussi l’antisémitisme. Vous avez déjà l’antisémitisme Sus aux juifs ! Tous contre les juifs ! C’est la première formule, la première solution miracle. C’est la méthode par excellence pour fabriquer, dans l’urgence et sur la durée, du lien fort entre les humains. Voilà. C’est en ce sens que l’antisémitisme est une passion, une religion, et pas une politique. Le moins que l’on puisse dire est que Sartre n’y va pas de main morte…

Alors, je crois que ces trois propositions-là (un délit et pas une idée ; une religion et pas une politique ; le fait que les juifs n’aient rien à voir avec la logique, la mécanique, de cette affaire) je crois qu’il y a, dans ces trois propositions, trois gestes d’une force extrême et dont nous n’avons pas le droit de ne pas essayer d’imaginer la puissance déflagratrice au moment de la publication du livre. Et imaginer cette puissance déflagratrice c’est remettre à leur juste place les arguties, inepties, idioties, sur un Sartre qui, jusque dans les Réflexions sur la question juive, aurait fait montre d’une vilaine, très vilaine et très coupable, complaisance vis-à-vis de la rage antisémite.

Bon. Maintenant, autre chose. C’est bien gentil tout ça, objectent alors les mêmes – ou d’autres. Mais Sartre est un homme de son temps, enfermé dans son temps qui est le temps des années 30, et il n’a rien compris, hélas, à l’antisémitisme qui venait. En gros : il a fait le procès de l’antisémitisme français d’avant-guerre alors que l’on avait déjà affaire (et que l’on a de plus en plus affaire) à quelque chose de complètement nouveau. Il a traité les machines contemporaines, leurs tours de plus en plus diaboliques, leurs stratégies de camouflage, leur habileté à déjouer les radars et à passer en contrebande leur haine exterminatrice, nouvellement et totalement exterminatrice, avec l’œil et les dispositifs textuels de la période antérieure. Un Sartre fils des années 30, quand ce n’est pas des années 10 ou 20. Un Sartre obsédé, comme son quasi- contemporain Julien Benda, dans La Trahison des clercs, par ces figures très françaises mais très datées, très marquées, que sont les figures de Barrès ou de Maurras. Et un Sartre s’interdisant, de ce fait, de prendre la vraie mesure de ce qui était en train de subvertir et, donc, de périmer le dispositif idéologique traditionnel – un Sartre, si vous préférez, qui ne se serait pas donné les moyens de penser le neuf du nazisme et qui, de fait, ne voit rien venir et ne comprend rien, ensuite, à ce qui est venu.

Cette objection-là est plus sérieuse. Car c’est vrai que lorsque Sartre parle de l’antisémitisme français, c’est à ce vieil antisémitisme qu’il pense en priorité. C’est vrai que, lorsqu’il parle de la tradition pogromiste française, ce sont ces pogroms-là, ces pogroms français, dans les faits ou en pensée, que l’on sent qu’il a dans la tête. Mais, en même temps, est-ce que la France de ces années-là, la France non pas de la Collaboration mais du pétainisme, la France qui, pendant quatre ans ou, en tout cas, jusqu’en novembre 1942, a prétendu inventer un fascisme aux couleurs de la France, est-ce que la France de la période qui va du 16 juin 1940 à la fin novembre 1942 c’est-à-dire de la déclaration d’armistice à l’écroulement de la fiction d’une France non occupée, est-ce que cette France-là, la France vichyste, la France pétainiste, la France qui disait : « les Allemands ont peut-être leurs méthodes mais nous avons les nôtres, nous ne sommes pas des collaborateurs, nous sommes des patriotes, nous sommes à la fois des fascistes et des patriotes, nous sommes à la fois des collaborateurs et, d’une certaine façon, des résistants », est-ce que la France d’Uriage par exemple et de son école de cadres, la France qui, lorsqu’elle comprend que Vichy est moins libre qu’elle ne le pensait de proposer sa variante française de la révolution fasciste, se sépare de Vichy et entre, à ce moment seulement, en résistance, est-ce que cette France-là n’a pas pour maître tutélaire, en effet, Maurice Barrès et son idée d’un juif haïssable parce qu’il n’entend rien à la loi de la terre et des morts ? est-ce que l’on n’y est pas disciple du Maurras jugeant que ce que les juifs de France ont de plus condamnable c’est qu’ils ne comprennent rien à un vers de Racine ou que, s’ils le comprennent, c’est avec l’œil de l’intelligence et non l’œil de ce qu’un des cousins idéologiques de Maurras, philosémite celui-là, Charles Péguy, appelait le corps « in-alphabet » ? Oui, bien sûr. C’est ce dispositif que décrit Sartre. C’est exactement cela qu’il raconte. Et j’ai envie de vous demander alors : est-ce que vraiment ce Sartre-là est en retard d’une guerre ou est-ce qu’au contraire, dans les Réflexions sur la question juive, il ne touche pas au juste point, c’est-à-dire au point où le fascisme français a apporté son écot à la révolution fasciste des années 20, 30 et 40 ? Je pense que oui. Je pense que, s’agissant de la France, c’est très précisément cela qu’il fallait dire et décrire. Sartre aurait pu, bien sûr, consacrer des pages inspirées, vengeresses, à tel ou tel nazi français particulièrement dégueulasse, exceptionnellement botté, parlant allemand, hurlant « Heil Hitler ! » sur les Champs-Elysées. Il a fait autre chose. Il a fait le portrait de Lucien Fleurier. Il a fait le portrait de ce fascisme plus tranquille, mieux-pensant, bienséant, qui tire ses leçons de la pensée de Maurras s’il est de droite, de Georges Sorel et d’Edouard Berth s’il est de gauche. Il a fait le portrait de ce que j’ai appelé, pour ma part, « l’idéologie française » et qui me paraît bien être le vrai visage de cette horreur quand on parle de la France. Prenez L’Enfance d’un chef. Ou, de nouveau, les Réflexions sur la question juive. Prenez tous les autres textes que Sartre, jusqu’à la fin de sa vie, consacrera, plus ou moins directement, à cette affaire de fascisme français. Aucun ne tombe dans le piège de la dénonciation grand-guignolesque d’un nazisme caricatural dont les historiens savent bien que, en France, il n’a touché que les marges. Aucun n’oublie cette loi qui veut que, dans mon pays, on ait eu une grande population de pétainistes et une petite minorité de nazis véritablement inféodés et très vite marginalisés. Et je pense donc qu’il touche juste, qu’il dit le vrai et que, dans ce livre de combat que sont les Réflexions sur la question juive, il atteint très précisément la cible qu’il convenait d’atteindre. C’est pour cela que ce livre est un bon livre. C’est pour cela que ce livre est un grand livre. Et c’est pour cela que c’est un livre qui, comme L’Enfance d’un chef, n’a rien perdu, aujourd’hui encore, de sa virulence et de sa force.

On entend souvent, n’est-ce pas, que l’antisémitisme est en progrès dans l’Europe et le monde d’aujourd’hui. Comme je le disais tout à l’heure, c’est à la fois vrai et faux. Mais ce qui est incontestable c’est que, en France en tout cas, dans le dispositif français, quelque chose s’est précipité – il y a quoi ? dix ans, peut-être quinze. Ce qui est incontestable c’est, comme on le dit parfois, qu’un certain nombre de verrous ont sauté, que des digues ont commencé de lâcher, et que des mots qui sont les mots de la haine, et qui étaient imprononçables, sont devenus à nouveau prononçables car à nouveau audibles. C’était quoi, ces verrous ? C’était quoi, ce qui faisait que les mots de la haine étaient imprononçables ? C’était une certaine configuration politique indexée sous le nom du général de Gaulle. Oui, jusqu’à 1967 et la phrase malheureuse sur le peuple juif qualifié de « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur », c’était le gaullisme, l’esprit du gaullisme et de la Résistance, et c’était l’effet de censure vertueuse qu’ils exerçaient sur le sujet. Mais je crois qu’il y avait un autre verrou qui jouait – et un autre verrou qui, comme souvent, faisait rigoureusement pièce au premier car il en était le double, l’ombre, le corrélat, comme vous voudrez : le nom de Sartre. La France, en ce temps-là, avait deux visages. La France c’était de Gaulle, mais c’était aussi l’anti-de Gaulle, le grand adversaire de De Gaulle, le seul qui, à l’étranger, ait joui d’une gloire et d’une faveur égales à la sienne – bref, vous aviez de Gaulle et Sartre ; la France-de Gaulle et la France-Sartre ; en sorte qu’il y a eu les deux verrous (il y en eut d’autres, bien sûr, à commencer par la vigilance des juifs eux-mêmes, leur travail sur leur propre mémoire, leur propre deuil et leur propre identité) ; il y eut le verrou gaulliste et l’autre verrou, complémentaire, que fut ce petit livre intitulé Réflexions sur la question juive ; si les hommes et femmes de ma génération, quand ils avaient 20 ans, ou 30, n’ont pas eu à souffrir trop frontalement de la haine antisémite, ils le doivent un peu au général de Gaulle mais un peu, aussi, à ce petit livre si étrangement discuté et si bizarrement mal famé. Voilà. Pour toutes ces raisons que j’ai dites, à cause de ce qu’il y a dans ce livre et à cause de la machine de guerre qu’il fut et demeure, les Réflexions sur la question juive ont fonctionné comme ça : comme une machine à empêcher un certain nombre de choses de se dire ; comme un producteur de censure – oh ! pas la censure par la loi, non, mais l’autre censure, la vraie, la censure par la honte, par le discrédit, par l’interdiction idéologique de l’infamie. Et, donc, je répète : un beau livre, un grand livre, un maître livre et un livre à l’endroit duquel j’ai, moi aussi, alors que je suis plus jeune que Lanzmann ou Daniel, une dette philosophique, morale, existentielle.

Alors, là où cela se corse, c’est lorsqu’il s’agit, dans les Réflexions, non plus de combattre l’antisémite, non plus de désigner le vrai visage de l’ennemi, mais lorsqu’il s’agit de désigner et reconnaître le visage du juif lui-même. C’est quoi ce juif qui est l’objet d’une haine si constante, si acharnée, et venue de tous les bords ? C’est là où les choses se compliquent. Car c’est là que les Réflexions sur la question juive à la fois déçoivent et redeviennent géniales. C’est là qu’elles semblent en retrait sur, non pas sur ce que Sartre aurait pu penser en ce temps-là, mais sur ce qu’il a lui-même pensé plus tard c’est-à-dire sur la définition même de l’être-juif telle qu’elle lui apparaîtra, je vais y venir, trente ou trente-cinq ans plus tard – et c’est là, en même temps, que quelque chose de très fort s’annonce et se dit.

Mais prenons les choses dans l’ordre.

Pourquoi dis-je, d’abord, que le livre est, de ce point de vue, décevant ?

C’est un livre décevant parce que Sartre est prisonnier, cette fois, non pas de la pensée de son temps, non pas des préjugés inhérents à cette pensée, non pas de sa propre manière de faire la guerre dans la pensée et de la faire au corps-à-corps et sur le terrain, mais parce qu’il est le prisonnier, au fond, de celui qui aura été son grand interlocuteur philosophique, celui auquel il n’a cessé de se mesurer, celui dans le miroir de qui il a écrit L’Etre et le Néant, puis la Critique de la raison dialectique et aussi, d’une certaine façon, ces Réflexions sur la question juive – je veux parler, une fois de plus, de Hegel.

Ce problème, je l’ai souvent dit aussi, n’est pas le problème du seul Sartre. La philosophie moderne, la philosophie contemporaine tout entière, pourrait se lire et se raconter comme une longue tentative de s’expliquer avec Hegel, de contrer Hegel, d’échapper à Hegel et à l’hégélianisme. Est-ce qu’on peut sortir de l’hégélianisme ? Est-ce qu’on peut déjouer cette clôture décrétée et formée par le système même de Hegel ? Est-ce que les positions de « déjouement » adoptées par les uns et les autres, les ruses, les échappées, ne sont pas toujours des leurres, des fausses sorties, de fausses alternatives toujours déjà intégrées par le système ? C’est la grande question de la philosophie moderne. C’est la grande affaire et, d’une certaine façon, le drame de Sartre. Et c’est l’affaire qui, cette fois, sur ce dossier précis qu’est la relation de Sartre avec les juifs, est devenue un piège.

Vous connaissez la position hégélienne sur le sujet. C’est qu’il n’y a de peuple authentique, de communauté humaine authentique et accomplie, que dans la forme de l’Etat. Le peuple juif, par exemple, le peuple juif, en 1946, n’a plus d’Etat depuis longtemps. Par conséquent, du point de vue strictement hégélien, il n’a pas d’histoire. Et il est, de surcroît, apparemment vivant mais, en réalité, parfaitement mort. Voilà le fond de l’hégélianisme quand il rencontre la « question juive ». Et voilà, du coup, le point aveugle des Réflexions sur la question juive en tant qu’elles sont tributaires de l’hégélianisme ; voilà le point de défaillance, le point d’inintelligence, de la thèse de Sartre sur la « question juive », telle qu’elle s’exprime dans ce beau livre. Sartre dit : le peuple juif est une communauté historique abstraite. Il dit, plus loin : ce peuple héritier de vingt siècles de diaspora et d’impuissance est le moins historique de tous les peuples. Et il parle enfin du peuple juif, de ce peuple dont il vient de porter les couleurs pendant 130 ou 140 pages, comme d’un peuple qui serait pure passivité. Il ne dit pas pure négativité. Mais ce n’en est pas loin. Et c’est surtout comme un trait tiré, comme un geste d’effacement, comme une gomme à effacer (oh ! Aragon…) cette part de la grandeur humaine qu’est la tradition d’être et de pensée qui s’appelle la Bible, et le Talmud, et la Kabbale. Voilà le point aveugle du texte sartrien. Voilà la zone d’obscurité de ce texte et de cette pensée. Moi, le malaise que je peux avoir aujourd’hui face à ce livre, il est là et simplement là.

D’ailleurs non. Il est encore ailleurs. Parce que, contrairement à ce qui se dit partout, contrairement à ce qu’on lit souvent, Sartre ne dit pas non plus, pour autant, dans ce livre, que le judaïsme n’est rien. Ce n’est pas vrai que, selon ce Sartre-là, le judaïsme ne soit rien d’autre qu’un effet de regard de l’antisémitisme ou un effet de regard de l’antisémite. Ce n’est pas vrai qu’il dise seulement, ou qu’il dise autrement qu’en passant, que le juif n’est juif que parce que l’antisémite le regarde comme tel. Sartre dit autre chose. Il dit quelque chose de beaucoup plus intelligent et, surtout, de beaucoup plus conforme à sa propre pensée et au système philosophique, non plus de Hegel, mais de lui, Sartre. Il dit qu’être juif c’est être jeté dans une situation, c’est être laissé, délaissé, jeté là dans une situation qui est celle qu’il a décrite et dénoncée en dénonçant l’antisémitisme. Or, qui dit situation dit deux choses. Une situation, en bon sartrisme, ça veut dire un conditionnement, d’accord. Mais ça veut aussi dire une issue, une échappée hors de ce conditionnement. C’est les deux choses, une situation. C’est un conditionnement, et c’est une issue. C’est un état, un destin – et c’est une manière de se choisir une sortie par rapport à cet état. Et Sartre dit, dans les Réflexions sur la question juive, et c’est là qu’il déçoit, Sartre dit qu’il y a deux façons, pour un juif, de se débrouiller avec sa situation, avec son être-là, avec l’image de lui-même que lui renvoie l’antisémite, il y a deux façons de faire et de s’en sortir. Il y a une façon qui consiste à fuir et il y a une façon qui consiste à assumer. Fuir ça s’appelle être un juif inauthentique. Assumer, choisir ce qui vous est échu, ça s’appelle être un juif authentique. Mais il dit ensuite (et, en fait, aussitôt) qu’il y a deux façons d’assumer, deux façons de choisir, et que l’authenticité se dit, elle aussi, en deux sens. Je vais vite, là. Je résume, car le temps presse. Mais enfin, grosso modo, authenticité se dit donc, de nouveau, en deux sens. Un juif authentique c’est, premièrement, quelqu’un qui, comme, au fond, les Noirs, comme les Algériens colonisés, comme tous les damnés du monde, comme ceux dont parle la préface aux Damnés de la terre, se fait gloire de ce qui lui est imputé à crime, se fait gloire de ce qui est présenté comme sa malédiction et son infamie – c’est quelqu’un qui, comme tous les damnés, comme Jean Genet, accède à l’authenticité en disant : « ce que vous m’imputez à crime, ce visage horrible que vous me faites, eh bien je l’illustre et je le glorifie ». Et puis il y a une deuxième façon d’accéder à l’authenticité et cette deuxième façon c’est de se défaire de ce visage, d’arracher ce masque qu’on vous fait et d’accéder à une forme ou une autre d’universalité – universalité révolutionnaire si possible mais aussi, n’est-ce pas, universalité républicaine…

Si sévère que soit Sartre pour celui qu’il appelle le démocrate, c’est-à-dire pour celui qui reconnaît tout au juif à condition qu’il ne soit plus juif du tout, il y a cette deuxième issue-là qui explique la bizarrerie extraordinaire qui m’a, moi, très longtemps tracassé dans ce passage des Réflexions où il prend comme modèle du juif authentique son petit camarade Raymond Aron. Car qui est Raymond Aron, à l’époque ? C’est, je vous le rappelais en commençant, un Français libre. C’est même le codirecteur du Journal de la France libre, qui ne signait pas ses articles de son nom, qui avait même une certaine tendance à écarter les articles portant sur la question juive et c’est quelqu’un qui prétendait que, lorsqu’il était enfant, il pleurait beaucoup plus sur les récits de la bataille de Waterloo que sur ceux de la destruction du second Temple. Donc, il y a cette phrase, il y a ce passage des Réflexions où il ne cite pas expressément Aron, mais où il parle de ce rédacteur de La France libre qui etc… Ce passage, Raymond Aron le reprendra lui-même, j’y insiste, dans ses Mémoires ou dans Le Spectateur engagé, je ne sais plus, ses entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton. Et il le reprendra en s’en flattant, en s’en glorifiant – il le reprendra, en réalité, souvent, toute sa vie, et il le reprendra en disant : « le juif authentique, ce juif authentique que caractérise Sartre, eh bien c’est moi ; Sartre ne connaissait pas de juif, c’est d’ailleurs pour ça que ses Réflexions sont un peu insuffisantes – mais il en connaissait un, et authentique s’il vous plaît, et c’était moi, Raymond Aron. » Bref, tout cela pour dire que vous avez, dans les Réflexions, un mécanisme de « positivation » de l’être-juif. Vous avez un mécanisme, un double mécanisme, de sortie de la situation faite aux juifs par l’infamie antisémite. Mais c’est un mécanisme qui arrive à faire de Raymond Aron, ce prodige d’assimilation, cet exemple de dénégation, ce juif qui n’a cessé de dire, tout au long de son existence, qu’il n’avait plus rien de juif, non pas exactement le prototype, mais une des variantes, et non la moindre, du juif authentique. Et c’est donc, évidemment, un mécanisme qui pose problème – c’est la preuve qu’il y a dans le texte sartrien, à ce moment-là de l’œuvre sartrienne, quelque chose qui ne va pas, un raté et, encore une fois, un point aveugle.

Mais ce qui complique encore les choses, c’est que Sartre ne s’en tient pas là et que la dialectique de sa relation aux juifs et au signifiant juif connaît un autre tour encore, une autre spire – c’est que, si l’on sort de ses textes philosophiques ou philosophiquement articulés et que l’on en vient à la politique, aux engagements politiques sartriens, à ses engagements dans l’époque et dans le siècle, il y a la question d’Israël qui n’est pas sans lien avec la question qui nous occupe – vous allez voir…

Reprenons. Et récapitulons. Sur cette question d’Israël, il y a certes un texte qui est une tache dans l’œuvre de Sartre : c’est le texte de La Cause du peuple qui suivit le massacre par la police allemande et par les terroristes palestiniens, à la suite d’une prise d’otages mémorable et sauvage des athlètes israéliens de Munich. Sartre écrit un texte, donc, à la suite de cet événement. Et c’est un texte insupportable. C’est même un texte qui semble rédigé tout exprès pour résumer tout ce que l’on peut écrire de pire sur la question du terrorisme considéré comme l’» arme des pauvres », la « dernière ressource des opprimés quand ils n’en ont plus d’autre », etc. Mais bon. A part ce texte dont il faudrait d’ailleurs essayer de faire l’histoire – je rêve d’un chercheur, d’un mémoire de maîtrise, d’une thèse, peu importe, essayant, à travers les témoins qui sont toujours là, de savoir comment ce texte est né, dans quelles conditions il fut écrit, par qui, est-ce qu’il était de Sartre lui-même ? entièrement ? pas du tout ? et, sinon, de qui ? – à part ce texte, hélas signé de lui, la question de Sartre et les juifs c’est aussi une très étrange et absolument constante fidélité à l’Etat d’Israël (étrange parce que Sartre appartient à une famille politique dont le moins que l’on puisse dire est que ce ne fut pas l’idéologie dominante…).

Je donne les dates, les repères.

1947. Qu’est-ce que la littérature ? Sartre cherche un exemple, un bon exemple, d’engagement, de responsabilité de clerc assumant sa fonction d’écrivain et d’homme. Et quel est l’exemple qu’il donne ? C’est celui du soutien à l’Etat israélien qui n’existait pas encore mais qui faisait l’objet de débats et de disputes politiques extrêmement intenses et vives.

1967. La fameuse phrase du général de Gaulle sur le peuple d’élite, etc. Vous me direz que c’est un réflexe conditionné, une manie, le vieux corps-à-corps Sartre-de Gaulle qui continue. D’accord. Mais enfin le fait est là. Après cette petite phrase du général de Gaulle, il y a les réactions de Maurice Clavel et de François Mauriac. Il y a celle de Raymond Aron, courageuse pour le coup, quand, dans son De Gaulle, Israël et les Juifs, il ose reconnaître dans la « petite phrase » du Général les mots même de Maurras et de Drumont. Mais vous avez aussi la sienne, Sartre. Il réagit non pas exactement à la phrase, d’ailleurs. Mais à ce qui suit, et c’est peut-être plus important encore, car ce qui suit c’est l’embargo sur les armes à destination d’Israël décidé par le général de Gaulle, et Sartre dit qu’il n’est pas d’accord avec cet embargo : c’est loin, là encore, d’être la position dominante dans l’intelligentsia ; l’émotion créée par la petite phrase est largement retombée et le bon vieux débat politique sur cette décision politique qu’est l’embargo a repris ses droits et fait rage ; mais Sartre n’en démord pas – accepter cet embargo « cela consiste, en fait, à livrer l’Etat d’Israël aux Arabes » et on ne peut pas demander aux Israéliens de « se laisser systématiquement tuer sans répondre »…

Et puis un autre texte encore, l’année suivante, en 1968. Un texte cosigné avec Laurent Schwartz dans une revue dont je ne me rappelle pas le titre. Et où Sartre démonte – et, là encore, il faut essayer d’entendre ça avec l’oreille de l’époque, avec la doxa du moment – l’idée d’un Israël bastion de l’impérialisme, d’un Israël qui se réduirait à être un avant-poste de l’impérialisme. C’est un peu ça, concède Sartre. Bien sûr, il y a de ça. Mais ce n’est pas que ça. Et c’est ne rien comprendre à rien, c’est laisser triompher l’imbécillité sur l’intelligence, que de réduire ce mouvement de libération nationale qu’est le sionisme à quelque chose d’aussi pauvre et d’aussi ignoble, une simple tête de pont de l’impérialisme. Y en a-t-il tant que cela, demande-t-il, des mouvements de libération nationale qui n’aient pas échoué ? Eh bien en voici un. Le sionisme. Israël.

Il y a, encore, le texte extraordinaire que vous trouvez dans les dialogues de 1973 avec Pierre Victor, alias Benny Lévy, et Philippe Gavi. C’est un drôle de dialogue. Rude et pas toujours sympathique. Très rapport égalitaire entre vieux mamamouchi et jeunes camarades. Très tutoiement obligé et grand intellectuel qu’on brutalise. Ses jeunes camarades le font parler de la Chine. Ils évoquent, tous les trois, ces expériences révolutionnaires qui ont lieu, à l’époque, dans les campagnes chinoises et causent donc « savants rouges » et « communes populaires ». Et Sartre, tout à coup, les interrompt et leur dit : vous savez, il y a un autre exemple auquel vous n’avez pas l’air de penser ; il y a un autre cas de grande expérience révolutionnaire ; les communes populaires c’est sûrement très bien mais il y a un autre cas, pas mal non plus, de collectivisation agraire, de socialisme dans les campagnes, d’égalitarisme réel ; ça ne va pas vous plaire, insiste-t-il ; vous n’allez pas aimer que je vous balance cet exemple ; non, non, je sais que ça ne va pas trop vous plaire compte tenu de vos positions ; mais cet exemple, c’est Israël et c’est les kibboutzim en Israël. Il faut imaginer la scène. Il faut imaginer les « copains maos » entendant leur totem, leur gourou, leur grand intellectuel organique, leur annoncer comme ça, tranquillement : « il y a la révolution chinoise, d’accord ; mais il y a aussi, faisant jeu égal avec la commune populaire, le kibboutz ». Déjà le crime d’écrire son Flaubert – maintenant l’éloge du kibboutz : qui dit mieux ?

Vous avez 1976 et cette scène si bouleversante et si belle où le vieux Sartre, aveugle, conduit par Simone de Beauvoir d’une main et par sa fille, Arlette Elkaïm, de l’autre se rend à l’ambassade d’Israël et déclare à l’assistance, médusée : moi qui n’ai jamais reçu ni jamais accepté aucun honneur, moi qui n’ai jamais reçu la moindre décoration, le moindre ordre du mérite, moi qui dénie à quiconque le droit tant de me donner des ordres que de me reconnaître des mérites, moi qui ai refusé le prix Nobel parce que le prix Nobel était une façon de me faire rentrer dans le rang, de m’académiser, de me faire mourir de mon vivant, de m’enterrer dans la chaux vive non pas de l’enfance mais de la respectabilité, il y a un honneur que je suis content de recevoir, un seul, celui-ci, ce doctorat honoris causa d’une université maudite. On est en 1976. Cette université maudite c’est l’Université hébraïque de Jérusalem. Et c’est Jean-Paul Sartre qui s’exprime ainsi.

Vous avez 1974 et le texte qu’il signe, avec Aron encore et Ionesco, en protestation contre les prises de position de l’Unesco contre Israël.

Vous avez ce « séminaire sur la paix au Moyen-Orient » qui se tint à Paris, dans l’appartement de Michel Foucault, les 13 et 14 mars 1979, à l’invitation de lui, Sartre, et de Simone de Beauvoir. On en a un récit publié vingt ans plus tard, dans Le Monde diplomatique, par l’écrivain palestinien Edward Saïd venu de New York, tout exprès pour l’événement. Et c’est un récit accablé, effaré, décrivant un événement « entre farce et tragédie », avec un Sartre sous l’emprise de Benny Lévy, « constant dans son philosionisme fondamental » et, en proie à la « peur de passer pour antisémite » ainsi qu’à un « sentiment de culpabilité devant l’Holocauste », ne pensant qu’à la « consolidation d’Israël » – belle preuve a contrario !

Et puis vous avez enfin le tout dernier exemple ou, plus exactement, le premier. Vous avez – et c’est là que je voulais en venir – la toute première manifestation de cette fidélité sartrienne à Israël qui s’exprime quand ? eh bien dans les Réflexions sur la question juive, à nouveau ; dès ces Réflexions sur la question juive inaugurales ; en 1946, donc, dans le chapitre du livre où il explore les solutions, les formules possibles d’accès à l’authenticité. Il y a, je l’ai dit, la solution par assomption glorieuse de ce qui vous est présenté comme une infamie. Il y avait l’hypothèse universaliste, fût-elle républicaine et eût-elle le visage de Raymond Aron. Mais il y a aussi une troisième formule, moins connue, peu citée, mais, il me semble, essentielle. Cette formule c’est l’établissement, en Israël, d’un Etat. A quoi pense-t-il en disant cela ? Pense-t-il à son jeune disciple Robert Misrahi ? A-t-il en tête ce jeune homme pour lequel il ira témoigner dans un procès lié aux agissements du groupe Stern ? Ou bien est-il juste fidèle – mais en sens inverse – à son hégélianisme et à son idée, prise à Hegel, qu’il n’y a pas de peuple dont l’accomplissement puisse faire l’économie du passage par la forme Etat ? Le fait est là. Réflexions sur la question juive est un livre qui fonde cette fidélité rare, étrange, mais durable, de Sartre à Israël.

Sartre et les juifs c’est aussi ça. Sartre est un penseur révolutionnaire. C’est un militant d’extrême gauche. C’est un compagnon de route des marxistes – compagnonnage difficile, compliqué, conflictuel, d’accord, mais compagnonnage quand même. C’est le directeur de La Cause du peuple. C’est un homme qui a dû penser, un peu, que les Palestiniens n’avaient pas d’autre moyen, pour se faire entendre, que d’assassiner des athlètes israéliens. Et cet homme-là, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, maintient, sa vie durant, une fidélité bizarre, entêtée et, je le répète, unique dans le paysage de ses contemporains – je ne vois pas d’autre cas, n’est-ce pas ? pas d’autre grand intellectuel de cette génération manifestant semblable fidélité… – au signifiant et au lieu que recouvre le nom Israël. Et une fidélité ancrée, je le répète, dans les Réflexions.

Mais j’en viens au vrai dernier épisode de toute cette aventure.

C’est quoi, pour Sartre, Israël ?

Qu’est-ce qu’il a en tête, en le sachant sans peut-être le savoir encore, lorsqu’il manifeste cette fidélité incroyable à l’Etat juif ?

C’est là – et je terminerai là-dessus – qu’il faut en venir à la vraie dernière étape de cette histoire et à son coup de théâtre.

Je ne crois pas, naturellement, qu’une vie soit orientée vers sa fin. Je ne crois pas qu’elle conspire en silence à ce qui va l’achever. Mais enfin… Quand on manifeste cette fidélité au nom juif, quand on témoigne de cette fidélité au nom et au principe d’Israël, quand on écrit ce que Sartre écrit aussi dans cette si belle pièce que sont Les Séquestrés d’Altona sur la figure du rabbin égorgé, quand on invente cette scène, oui, du rabbin égorgé dans sa cellule par des SS tandis que quatre autres SS tiennent Franz, le maîtrisent et l’obligent à regarder l’égorgement, quand on est ce Sartre-là, il doit bien y avoir quelque chose, tout de même, qui n’a pas de raison particulière de se manifester à la fin mais qui n’a pas de raison non plus de ne jamais se manifester du tout. Et cette chose-là, je crois qu’elle se manifeste, en effet, dans les derniers temps : je pense, vous l’avez compris, à ce drôle de théâtre, cette drôle de scène, la dernière, qu’est le dernier dialogue de Sartre avec son jeune camarade, qui ne s’appelle plus Pierre Victor puisqu’il l’a contraint, lui, Sartre, à reprendre son nom – je pense à son dernier dialogue avec Benny Lévy.

Vous connaissez l’histoire. Et je l’ai, quant à moi, déjà racontée. Vous avez là le très vieux Sartre, le Sartre dont on a parfois le sentiment qu’une partie de ses anciens amis le tiennent pour incapable de penser, gâteux, etc. Vous avez ce Sartre qui avait placé toute sa pensée sous l’autorité de l’œil et du regard, et qui, peu à peu, devient aveugle et qui, lorsqu’il n’y voit plus du tout, est en situation de ne plus penser non plus. Vous avez tous ces témoignages nous racontant comment il passe ses journées dans un état de grand abattement, parfois de vague hébétude, attendant apparemment que la comédie, ou la tragédie, veuille bien le laisser en paix et finir. Et vous avez ce jeune garçon, le troisième juif important de la vie de Sartre, ou plutôt le quatrième ; vous avez (après Raymond Aron, Claude Lanzmann et Arlette Elkaïm) ce jeune homme, Pierre Victor, qu’il a contraint à devenir Benny Lévy et qui, lui aussi, est à un moment très particulier de sa vie ; vous avez ce chef révolutionnaire, cet enragé, ce maoïste, qui commence de rôder autour d’une série de textes qu’il ne connaît pas, dont il ne sait rien et qui sont les textes de Levinas ; vous avez Benny Lévy qui devient comme une espèce d’ambassadeur, d’émissaire, entre Levinas et Sartre ; et vous avez, sur cette scène, sous l’effet de ce dialogue, sous l’effet aussi de ce transport des textes lévinassiens vers Sartre (c’était sa fonction, après tout… il était là, il était payé, pour faire la lecture au vieux philosophe…), vous avez une situation qui va produire un effet, ou plutôt deux, tout à fait singuliers et, dans l’histoire que je tente de reconstituer, décisifs.

Premier effet : Sartre s’intéresse de près à ce qui faisait la vérité de ce juif qui était, il s’en avise, autre chose, beaucoup plus de choses, que ce personnage inauthentique cherchant une issue à la situation qui lui était faite par l’antisémite et la trouvant dans une authenticité pour le moins paradoxale puisqu’elle a tout d’un reniement. Dans ces entretiens, il interroge Benny Lévy ou s’interroge plutôt, à voix haute, avec Benny Lévy sur le thème : « qu’est-ce que ça raconte la pensée juive ? qu’est-ce que c’est que le Talmud ? à quoi ça sert ? qu’est-ce que ça dit ? » A la vive surprise de son interlocuteur, il se demande et lui demande par exemple – par-delà l’affaire du rabbin égorgé et le reste – ce qu’il en est de cette énigme, la plus bouleversante, à ses yeux, du temps et de tous les temps, qu’est l’énigme de la résurrection des corps. Vraiment, l’interrompt Benny Lévy ? J’ai bien entendu : tu as vraiment dit ça ? Tu ne veux pas plutôt dire : l’immortalité de l’âme ? Et lui, Sartre, de répondre : « mais non ! l’immortalité de l’âme, aucun intérêt ! ce vieux thème philosophique de l’immortalité de l’âme, n’importe quel cartésien, platonicien, malebranchiste, t’en fera des théories ! non, ce qui m’intéresse, moi, et dont je veux que nous parlions, c’est l’immortalité de l’âme, d’accord, mais aussi la résurrection des corps, vraiment les corps, dans leur gloire et leur chair. » Et voilà Sartre qui, en écho à sa jeunesse heideggérienne, comme une dernière irruption du vieux lexique heideggérien en lui et dans sa langue, voilà Sartre qui, de même qu’il empruntait jadis à Heidegger les concepts d’authenticité et inauthenticité, de même qu’il lui empruntait une part de ce concept de situation dont je vous parlais tout à l’heure, qu’il n’avait pas forcément très bien compris mais dont il avait réussi à faire un usage, après tout, génial, voilà Sartre donc qui reprend (dans un autre contexte, d’accord ! et dans un tout autre sens ! mais l’un n’est sûrement pas complètement étranger à l’autre) le thème du « peuple métaphysique par excellence » qui, chez Heidegger, était le peuple allemand et qui, là, chez lui, devient le peuple juif – voilà Sartre qui interroge Lévy et s’interroge devant lui sur cette façon bizarre qu’a le peuple juif depuis 2 000 ans de « vivre métaphysiquement »…

C’est la première chose, donc, qui se produit sur cette dernière scène. La toute première chose. Il faut imaginer la stupeur de son interlocuteur. Puis celle, quand ils liront, de ses anciens camarades gauchistes et de ses amis de toujours. Il faut se figurer la sidération de celle qui partage sa vie depuis si longtemps, Simone de Beauvoir. Il faut imaginer – de cela j’ai été personnellement témoin – la stupeur et, d’une certaine façon, la terreur de Levinas lui-même qui, en face, de l’autre côté de la scène ou de la Seine, de l’autre côté de la navette, s’aperçoit que lui, le petit juif de Lituanie qui confiait volontiers à ses interlocuteurs de l’époque qu’il n’avait jamais pu passer une frontière sans avoir le cœur qui s’affole à l’idée qu’on scrute d’un peu trop près son passeport et qu’on l’arrête, est indirectement responsable de ce qui va bientôt apparaître comme un détournement de vieillard, un scandale, une monstruosité métaphysique – l’inoculation du venin talmudique au plus grand philosophe français vivant… Levinas savait bien qu’il y avait, entre lui et le plus grand philosophe français vivant, une longue et vraie histoire. Le Levinas qui publie, dans Les Imprévus de l’Histoire par exemple, ce si beau texte, que j’ai souvent cité, et où il explique qu’il est devenu juif, après 1945, à cause de Jean-Paul Sartre, le Levinas qui nous dit que c’est la philosophie existentialiste qui a invité quelques-uns de ses contemporains, ainsi que lui, à revenir à ces vieux textes, ces vieux grimoires à demi effacés dont on avait perdu l’habitude et le goût de les traiter en philosophe, ce Levinas-là ne peut pas être complètement surpris. Mais quand même ! Il est surpris comme tout le monde. Le monde découvre un Sartre qui découvre, ou finit de découvrir, la positivité de l’être-juif. Hymne au judaïsme. Extrême déploiement du Nom. Intuition sans réplique de ce que ce Nom dit en vérité. C’est le premier effet.

Et puis, voici le second effet. Au contact de cette pensée Levinas qui lui a été transmise par son jeune secrétaire, au contact de ces interrogations sur l’être métaphysique du peuple juif et la résurrection des corps, s’opèrent, dans le texte même de Sartre, un certain nombre de déplacements tout à fait inattendus. Il repense la grande question sur laquelle s’était fracassée la Gauche prolétarienne et qui était la question de l’historicité et de la révolution, Il explique comment cette affaire de messianisme, cette drôle d’histoire d’une fin de l’histoire qui est déjà ici, aujourd’hui, et ne court par définition pas le risque de sombrer dans les vertiges noirs de l’illégalisme et de la terreur, est peut-être une voie à frayer. Il revient sur cette affaire de « morale » qui a été l’autre grande affaire de sa vie ; il revient sur ce livre rêvé, jamais écrit, qui devait être sa morale et il y revient, pour dire que voilà, il y a des pistes dans la pensée Levinas, des pistes dans la pensée juive – il y a là, dans cette philosophie de l’autre homme et du visage qu’est la pensée de Levinas, des éléments qui lui permettent de commencer de le mettre enfin, ce livre, sur le métier. La question de la communauté, encore. L’énorme affaire qu’était cette question de la communauté et qui l’a vu osciller, toute sa vie, entre, en gros, la méfiance romantique, nietzschéenne, à l’endroit de l’idée même de communauté et, en face, le mirage ou le rêve d’une bonne communauté, d’une communauté idéale remédiant aux imperfections des communautés concrètes et connues : sentiment, ici aussi, qu’il y a là, dans ce nom juif, dans cette affaire de judaïsme et de textes juifs, une autre façon de penser cela, une façon nouvelle d’articuler les choses, une façon de « relever » la contradiction, d’arrêter l’oscillation, la bascule, la dialectique. Et puis, enfin et surtout, cette question Hegel, cette question du corps-à-corps avec Hegel dont j’ai dit, tout à l’heure, que ce fut la grande question sartrienne en même temps que le moment de son échec – cette question qui fut son point de butée puisque c’est là, exactement là, que sa mécanique philosophique s’est enrayée, que son ambition s’est fracassée et que la certitude s’est imposée que les travaux de la philosophie étaient finis : cette question, cet os, qu’était l’hégélianisme, voilà que, à la lumière de ces textes juifs, il l’envisage tout autrement. « Et si c’était l’inverse, dit Sartre, de ce que nous avons, tous, toujours cru ? Et si, au lieu que l’hégélianisme soit la preuve que le judaïsme n’est rien, c’était le judaïsme qui prouvait que l’hégélianisme n’est pas infaillible, que sa mécanique se détraque, qu’elle est fautive, faillible, et qu’il est possible de la déconstruire ? » Première victoire sur Hegel. Ce système qu’il a passé sa vie, en vain, à tenter de dépasser, le voilà qui montre sa faille. Il suffit de poursuivre, se dit Sartre, cette réflexion sur le judaïsme. Il suffit d’aller de l’avant, d’élargir la brèche. Il suffit du signifiant juif pour entrevoir, pour la première fois, la possibilité d’avoir raison du vieil adversaire hégélien…

Voilà. C’est la fin. Sartre et les juifs, ça voulait dire cet extraordinaire geste d’amitié, de bonté, de solidarité, de générosité adressé par Sartre aux juifs de France. Mais cela veut dire maintenant, ces mêmes juifs ou, en tout cas, l’un d’entre eux, Emmanuel Levinas, et, dans l’ombre d’Emmanuel Levinas, Benny Lévy, et, dans leur ombre à tous deux, d’autres, beaucoup d’autres, Rabbi Aqiba, le Maharal de Prague, le Gaon de Vilna, qui lui rendent la pareille et qui, de même que Sartre leur avait rendu un visage en 1946, lui rendent à lui, Sartre, non pas un visage, mais des yeux, ou plutôt une pensée – ce qui, dans son cas, revient au même. Sartre a rendu leur visage aux juifs de son temps. Voilà ces mêmes juifs ou, plutôt, leurs lointains ancêtres qui sont en train, à la fin de sa vie, de lui rendre la pareille en lui rendant des yeux, sinon pour voir, du moins pour réfléchir et penser. C’est peut-être le plus beau dans cette longue histoire. C’est le plus émouvant dans ce drame qui aura occupé sa vie et qui est le drame de sa relation aux juifs.


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